Howard Blinken ✧ François Civil

Howard, les sens alertes et tous tendus vers la captation d'informations passives, touillait lentement et méthodiquement son café. Assis ou plutôt nonchalamment enfoncé dans la chaise en terrasse, Howard se laissait aller à découvrir la vie des inconnus autour de lui. Ses yeux analysaient rapidement, avec minutie, tous les corps et les visages qui entraient dans le champ de vision de Howard. Tel homme en costume n'avait pas eu le temps de mettre sa cravate ce matin, celui-ci affichait un bouton de fièvre et de grosses cernes. Souvent, l'opérateur scannait son environnement, mettait un visage sur chaque voix même basse que ses oreilles attentives repéraient si bien qu'à la fin, les yeux rivés dans son café, son esprit arrivait à matérialiser mentalement tous les alentours. Et c'est ainsi qu'ils découvraient la vie et les problèmes des gens. Howe n'était pas forcément hypermnésique, mais il avait une mémoire des visages, des paroles. Il était capable, après plusieurs mois, de parler à un quasi inconnu en déballant la vie de son interlocuteur comme s'ils étaient des amis d'enfance, simplement en l'ayant écouté une fois.

Le New York Times du jour gisait sur la table et Howard y lisait les évènements de ce monde. Son père trônait aux côtés du président sur une des premières pages. S'il éprouvait une réelle admiration pour son père, une pure fierté, le voir affiché dans les journaux nationaux le rassurait sur ses propres choix de vie. Il était amer pour sa mère, brillante femme politique également, qui passait souvent au second plan. Tout ce tapage n'était pas non plus pour lui et puis, curieusement, par un mécanisme psychologique inconnu, il avait ressenti ce besoin d'éprouver dans sa chair, ce que les conseils et les décisions de son père pouvaient avoir comme conséquences pour les gens du commun. Cette pensée lui était venue assez jeune en réalité. Howard avait 12 ans environ, son père était conseiller du président Obama, il était dans l'équipe qui prit la décision de tuer Oussama Ben Laden. L'opération fut une réussite et l'administration en tira les lauriers. Pourtant sur le moment, Howard pensa au bout de la chaîne alimentaire. Il pensa à ces soldats qui reçurent l'ordre de s'équiper, qui prirent le temps de penser une dernière fois à leurs familles avant d'opérer la bascule intellectuelle propre au guerrier : celle où la mort devient une hypothèse de travail. C'est peut-être à ce moment là qu'il sut de quel côté de la pièce il voulait être.

Howard avait choisi d'être du côté face de la pièce, enfin la face qui reste à l'ombre et qui ne prend pas la lumière. Faire partie de ce côté-là, c'était accepter de voir son âme dépérir pour que celle des autres reste pure. Un film avec Jake Gyllenhal titrait : « La fin de l'innocence. » La sienne fut probablement définitivement perdue sans qu'il ne s'en rende compte en 2018. Jeune militaire du rang au sein d'un groupe de reconnaissance des Rangers, en patrouille dans le nord de l'Irak, il se souvenait des mots limpides de son sergent : - Blinken, le monticule de terre à 50 mètres, face 3h. Mets toi en surveillance et appuie notre reconnaissance. Au trot il avait progressé, s'était allongé et avait déployé le bipied de son M4. L'attente était l'univers privé du soldat, il se passa alors une quinzaine de minutes, son groupe continua de progresser, de patrouiller dans une zone à la recherche d'indices sur une pose d'IED. Howard se souvint avoir eu soif et avoir retiré sa main faible pour presser le tube de son camelback. C'est alors que ses yeux restèrent figés, incapables de s'extraire, sur une main. C'était une petite main, dont on pouvait voir au poignet qui disparaissait sous terre, qu'elle était encore reliée à un corps qui ne devait pas être bien plus grand. Howard rendit compte à son chef. La reconnaissance n'était pas terminée et il reçut l'ordre de rester sur sa position. On lui expliqua qu'une milice était passée par là, qu'elle s'était vengée sur une famille accusée d'avoir soutenu l'État Islamique quelques années plus tôt, du simple fait qu'elle était sunnite. Howard pleura beaucoup sans verser de larmes ce jour-là, le pire était pour lui de ne pas comprendre. Il se promit alors qu'on ne le reprendrait plus à ne pas savoir.