Joyce et Ji-hun se retrouvèrent donc dans la chambre étudiante de la Dudley, là où ils passaient le plus clair de leur temps lorsqu'ils se donnaient rendez-vous dans ce bâtiment résidentiel. L'asiatique constata le rangement, avoua devoir prendre exemple sur sa copine qui lui offrait toujours un espace impeccable quand lui ne trouvait pas le besoin d'arranger le sien lorsqu'elle se déplaçait jusqu'à la Pfoho – c'était devenu rare depuis que le nord-coréen avait une colocataire, de toute façon. Il posa son sac près du bureau et s'y installa, prenant place sur la chaise. Il se permit de mettre le nez dans ses affaires, notamment une pile de documents dans laquelle il trouva fort intéressant un article sur des algues microscopiques.

Les lèvres de la doctorante laissèrent dévaler son prénom, et il répondit des vibrations de ses cordes vocales, relevant les yeux vers la demoiselle que lorsqu'elle avoua se sentir perdue. Il la regarda en silence, l'expression neutre masquant l'incompréhension. À la fin de sa phrase, il pencha la tête de côté et lui sourit : mais je suis là. Il avait certes pris le temps de souffler durant une semaine, mais il l'avait recontactée, était venu la chercher puis l'avait raccompagnée. Quant au fait qu'elle l'avait possiblement blessé et fâché, il la rassura : c'est du passé, ne t'en fais pas. Il ne voyait pas la nécessité de remuer ce qui était arrivé, ils avaient eu le temps de s'en soulager chacun de leur côté, il fallait à présent laisser tomber ; pas vrai ?

Qu'est-ce que tu vas manger ce soir, changea-t-il de sujet sans plus attendre, j'hésite entre une pizza ou un burrito... Une moue marquée prit possession de ses lèvres portées vers l'avant – il était indécis. Il avait cependant mangé un peu tard, commandera certainement sous les coups de vingt-deux heures. Peut-être même qu'il changera d'avis et qu'une fois sur l'application il se décidera à commander des sushis.

Ji-hun balaya le sujet fâcheux aussi vite qu'il fut mis sur le devant de la scène, et en profita pour savoir ce que Joyce avait prévu de cuisiner pour le dîner. Lui n'allait pas se mettre derrière les fourneaux, comme chaque soir il allait commander un plat ou se servir dans ceux qu'il avait sélectionnés à la supérette, s'il n'optait pas pour un bol de nouilles déshydratées. Aujourd'hui il hésitait entre une pizza et un burrito, mais ça n'était pas encore sûr. Il lui arrivait de changer d'avis en voyant défiler les propositions sur l'application. Le nom du plat de sa copine faisait envie, même si manger végétarien ne lui disait pas grand-chose – la viande et lui, c'était une histoire d'amour qui durerait pour l'éternité.

La biologiste se posta devant le plus vieux, et il l'accueillit sur ses genoux, face à lui. Instinctivement sa main droite se posa sur sa hanche pour la retenir et il l'écouta parler de réflexion, du passé, de l'Histoire. Il comprit alors qu'il n'y échappera pas et qu'ils devront avoir cette discussion même s'il avait espéré pouvoir faire l'impasse dessus. Le brun décolla son dos du siège pour poser son coude sur le bureau, et malaxa ses sourcils épais et bien rangés du bout de ses doigts ; comment lui confier que sa manière de vouloir tout contrôler commençait à le faire chier, mais sans s'emporter ? Elle prenait toute seule des décisions, remettait en question sa proposition sur la contraception, s'octroyait le droit de reporter des discussions.

C'est juste, commença-t-il en fermant les paupières, que c'est plus compliqué que je ne le pensais. De faire face à cette indépendance qui la caractérisait quand il avait besoin d'une femme qui saurait dépendre de lui, de son avis, et être présente pour le soutenir quand le besoin se ferait ressentir. Il était encore déçu de ce qui s'était passé lundi dernier, mais avait peur de l'exprimer et d'en venir à une conclusion qu'il voulait éviter. Il caressa son visage, du front au menton, de sa paume, comme pour effacer ses pensées, mais ce ne fut que de courte durée. C'était moins prise de tête avant, constata-t-il. Avant ils vivaient plus qu'ils ne subissaient, aujourd'hui il avait l'impression d'en attendre trop, et de ne pas en faire assez.

Sourcils frottés du bout de ses doigts, comme dans un élan de tendresse pour lui-même. Souffle intérieur qui lui répétait que cette conversation allait bien se passer, quand bien même la déception et la douleur ressenties ce lundi-là reprenaient lentement leurs droits. Il ne voulait pas se rappeler, simplement oublier ou laisser tomber, mais ça semblait inévitable d'en discuter. Alors quelques mots sortirent d'entre ses lippes pour tenter d'exposer le problème, mais des dizaines d'autres restèrent bloquer dans sa gorge, créant une sensation désagréable de rétractation des muscles profonds de son cou. Est-ce qu'ils allaient l'étrangler, est-ce qu'il allait crever d'avoir ne serait-ce qu'osé essayer de les prononcer ? On lui avait toujours appris qu'exprimer ses pensées et ses émotions pourrait avoir des conséquences désastreuses, et aujourd'hui ça n'avait jamais été aussi vrai.

Ji-hun entendit le soupir qui s'extirpa de la bouche de sa copine, le comprit comme une incompréhension supplémentaire, un agacement en avant-première de ce qui pourrait suivre – n'avait-il pas supposé qu'ils feraient mieux de ne pas remuer le couteau dans la plaie ? Pourquoi ne l'écoutait-elle donc jamais ? La main du nord-coréen se posa sur le bureau, agrippa le premier stylo à sa portée. Ses yeux se baissèrent sur ses phalanges qui le faisaient à présent tourner. Il se tut aux paroles de Joyce, même si ça se bousculait tout là-haut dans son cerveau. Ce n'était pas tant surmonter les épreuves qui lui paraissait compliqué, c'était ce qu'ils étaient – ou n'étaient pas – pour les affronter qui ne lui plaisait pas. Il s'était basé sur la simplicité et la complicité de leur relation pour envisager davantage, peut-être avait-ce été son erreur ?

Les sentiment ça ne suffit pas, fit-il. Il était la preuve que ce n'était pas une nécessité dans une relation. Tu veux tout gérer toute seule, c'est lassant, laissa-t-il en suspens. De l'arrêt de sa contraception, jusqu'aux bons moments pour entamer les discussions, en passant par son envie de tenter le préservatif et le meilleur instant pour lui d'avoir besoin d'elle. Ce n'était pas faute d'avoir soulevé le problème le jour de la Saint Valentin. Et tu n'es pas là , ajouta-t-il sans la regarder. Et c'était probablement ce qui faisait le plus mal ; il aurait préféré qu'elle réponde présente sur le champ, que ce ne soit pas sa collègue qui paye le prix de ses révélations. Ton attitude d'américaine libre et complètement indépendante m'emmerde, lâcha-t-il. Les traits de son visage renfrognés, il mordit l'intérieur de ses joues ; il s'était promis de ne pas s'emporter, c'était raté.

Des spasmes envahirent ses mains et ses pieds claquèrent à tour de rôle sur le sol. L'asiatique ne pouvait toujours pas poser ses yeux sur elle, mais n'attendit pas qu'elle réagisse, lui coupa la parole s'il le fallut, et lança : je fais ce qu'il faut pour convenir à tes putains de codes, j'accepte de mettre de côté des besoins qui me sont et me seront vitaux pour te laisser t'épanouir comme tu l'entends. Chaque jour j'essaie de me mettre dans la peau d'une personne qui n'est pas moi pour comprendre et assimiler et m'intégrer, mais qui se met dans la mienne, dis-moi ? Certainement pas toi ; est-ce qu'elle avait déjà essayé de s'imaginer à sa place au moins une fois ? Si oui, alors ça ne se voyait pas. Il lâcha la hanche de la biologiste pour pincer rageusement ses propres lèvres. C'était sorti, et à présent c'était tout son corps qui tremblait.

Ji-hun laissa tonner les syllabes pour expliquer ce qui l'avait fâché, plus qu'il ne se l'était jamais autorisé, et il s'en sentit dégouté. Oui, il aurait apprécié qu'elle se soucie de lui autant qu'il se souciait d'elle, à la place, Joyce avait décidé de lui couper l'herbe sous le pied et de balayer son stress et sa déprime au lendemain quand c'était déjà terriblement difficile pour lui de se confier. Même si c'était la vérité, il aurait préféré ne pas la lui balancer.  Toute sa vie il avait encaissé, soufflé puis oublié, dans cette réaction il ne se reconnaissait pas.

Le nord-coréen ne supporta pas l'entendre s'effondrer, se sentit misérable parce qu'il s'était promis de ne jamais la faire pleurer ; pourquoi elle ne l'écoutait donc jamais ? Le corps tremblant, il se rendit muet puisqu'il en avait assez fait. Elle lui renvoya la balle mais l'Asiatique ne la relança pas. Il ne voulait pas prendre part à ce jeu de remettre la faute sur l'autre à tour de rôle ; échec et mat, il laissa la reine prendre le roi. Qu'importait la façon dont il tentait de parler, elle ne voyait pas qu'elle ne l'y autorisait jamais.

Okay, acquiesça-t-il tout en serrant sa mâchoire, okay. Il répéta plus faiblement. C'est moi, porta-t-il le jugement sur lui dans l'espoir que la conscience de la jeune femme soit plus tranquille, je n'ai pas réussi à communiquer, et je crois...que je ne le saurais jamais. Pas tant qu'il se trouvera confronter à une demoiselle incapable d'écouter quand il se sentait prêt, et de prendre en considération son opinion avant d'acter un choix. Il arrêta enfin de triturer ce pauvre stylo et s'autorisa à la dévisager ; et il ne supporta pas de la voir comme ça.

Mais du coup, je préfère qu'on en arrête là, dit-il. Pas moins touché par ce qu'il demandait là, il ne se sentait pas de la mériter après les larmes auxquelles il faisait face, et qu'il avait faites lui-même couler. Excuse-moi, articula-t-il en se redressant. Dans son élan, il obligea Joyce à se relever, il retint quand même son bras pour lui éviter de tomber, avant de prendre son sac pour s'en aller. Rien ne servait d'user plus d'énergie qu'il ne fallait, ni de souffrir plus qu'ils ne souffraient déjà ; malgré tout, ça n'aurait jamais dû se passer comme ça.

Pourquoi tu ne m'as tout simplement pas dit que tu étais toute ouïe aujourd'hui...