La vie ne tient qu’à un fil. Un fil qu’un paire de ciseaux pourraient couper ou que la flamme d’un briquet pourrait griller. T’as bien fait l’expérience que tout pouvait s’arrêter d’une minute à l’autre. Ce déséquilibré aurait pu te sectionner la jugulaire ou te poignarder à maintes reprises jusqu’à ce que tu craches ton propre sang. Les rêves sur cet incident persistent, mais tout est sous contrôle, ou presque. T’as déjà pu remettre les pieds dans le cabinet de ta psy, c’est déjà un grand pas en avant. Ce soir, t’avais prévu d’sortir boire un verre avec une copine, mais elle s’est désistée au dernier moment, trop à plat avec son rhume. Les cheveux au naturel, tu te balades non loin du campus et badaboum, tu tombes sur un lieu que tu n’as encore jamais exploré. Un bar avec jeux de société, le concept est sympa. T’enfonces alors la porte et tu te positionnes devant une des étagères. Certaines boîtes sont usées, d’autres sont neuves. Le choix est considérable. Alors qu’il y a un tabouret pour aller chercher les plus hautes, tu sautilles et renverses une boite au sol où s’éparpillent les jetons, les pions, les dés, des cartes. La blonde dans toute sa splendeur, tu ramasses le tout et la reposes, pas prête à jouer aux petits chevaux ou au jeu de l’oie. Non, ce que tu veux, c’est soit le monopoly, soit un truc où on peut jouer seule parce que t’as pas d’amis ce soir, rappelle-toi. La boite de scrabble dénichée, tu pars t’installer à une table pour démarrer la partie avec toi et toi. Non mais, y aurait pas un autre être aussi paumé que toi et qui a envie d’faire chauffer ses méninges ? « Help ! » que tu lances en faisant des coucous autour de toi, comme si quelqu’un allait se dévouer pour passer la soirée avec la maladroite de service. Je pense plutôt que tu vas boire plus qu’autre chose. « Un Scrabble ?? J'mords pas » Le ridicule ne tue pas n'est-ce pas ? #rplibre

Ji-hun avait finalement repris l'entraînement aujourd'hui. Après avoir été suspendu en raison de sa réaction impulsive à une interpellation injurieuse, il avait dû attendre le jour de convocation pour expliquer son geste au coach, et promettre de régler ses histoires avec plus de calme. Il avait frôlé la sanction, mais ne se prenait qu'un avertissement. Forcément, il avait partagé sa situation avec d'autres amis coréens qui lui avaient donné rendez-vous au bar à jeux, près du campus, afin de savoir comment s'était terminée la conversation. Autour d'une table, ils avaient installé le godori et avaient commandé une boisson alcoolisée. À coup de défausses et de pioches, ils discutèrent du sujet pour lequel ils s'étaient retrouvés, et bien d'autres encore qui les confortèrent à l'idée que c'était tout de même bien pratique de pouvoir passer des soirées entre personnes de même origine ; l'intégration était parfois compliquée, même avec de la bonne volonté.

Museun iriya*, demanda l'un des quatre joueurs. Les trois autres tournèrent la tête en direction de la scène qui avait interpellé le premier, dont Ji-hun. Il observa la jeune femme assise seule à une table et fit : molla...* Avait-elle un souci ? Serviable, le nord-coréen prévint ses camarades qu'il allait s'absenter et partit à la rencontre de la demoiselle. Il contourna les divers plans de jeu, se planta à ses côtés  et l'ingerrogea du regard. L'invitation à jouer ne se fit pas attendre, et il ne put s'empêcher de sourire à la réplique qu'elle y ajouta ; mordre, hein ? Il opina du chef après quelques secondes de réflexion – il savait ce que c'était de se sentir seul. De mal, ça ne peut pas me faire, dit-il de son accent prononcé. Il fit signe à ses comparses asiatiques – qui avaient suivi ses pas de loin –, et mima de ses lèvres « jeo baego noseyo* ». Il s'installa ensuite en face de sa nouvelle partenaire de jeu et regarda le plateau de scrabble. Je t'en prie, l'invita-t-il à se servir dans le pochon en première.

Il avait connu ce jeu lors de ses cours intensifs, et s'il en avait eu horreur à ses débuts, il avait fini par apprécier les parties disputées avec les étudiants venus en stage linguistique à Harvard d'autres continents. Ça faisait un moment qu'il n'avait pas révisé ses fiches de vocabulaire, mais il avait fait bien des progrès depuis l'année passée. Il se servit à son tour des sept lettres qu'il déposa sur sa tablette, puis tendit sa main au-dessus de la table en direction de la jeune femme. Jay, se présenta-t-il en espérant qu'elle fasse de même. De venir seule dans ce genre d'endroit, c'est étrange, remarqua-t-il après avoir serré sa main.

Ce qui est bien avec Cambridge ou Boston, c’est que quoi que tu fasses, tu passes incognito. Tu as bien entendu attiré les regards avec ta légendaire maladresse, mais t’es persuadée que l’alcool et d’autres péripéties en tout genre viendront effacer ce souvenir de la mémoire des clients aux alentours. Pour eux, tu n’es qu’une blonde parmi tant d’autres. Tu dois sans doute leur faire pitié, surtout avec ta moue désolée, qu’importe. Le jeu sélectionné, tu zigzagues entre les tables et t’installes à une d’entre elle. Pas d’amis avec toi, tu incarnes la solitude et cherches du regard les personnes déjà installées. Comme si quelqu’un allait interrompre sa soirée pour tes beaux yeux. Le plateau en carton déplié, un jeune homme t’interpelles. Le visage qui se soulève en sa direction, tu remarques aussitôt son accent et déclenches un sourire à sa réplique. Comme quoi, tu as bien fait de faire tout ce remue-ménage. « J’avoue, le scrabble est totalement inoffensif » Tu le regardes s’asseoir et attrapes le petit pochon où toutes les lettres sont agglutinées. Ton petit pupitre accueille les lettres une après l’autre. Le tirage n’a pas l’air très avantageux, mais tu poursuis et places les sept petits carrés les uns à côté des autres. Le jeune homme se présente. T’attrapes sa main et la secoues de haut en bas en prononçant ton prénom « Margault » Le brun commente ensuite ton manque de compagnie et tu glousses comme une petite pintade. « Ce n’était pas du tout prévu, j’ai vu de la lumière et je suis rentrée. Cet endroit est .. rassurant. Cela fait deux ans que je suis ici et je ne l’ai jamais remarqué. J’devrais porter mes lunettes plus souvent » Voilà, cela fait à peine quelques secondes qu’il a débarqué et tu le noies déjà sous un océan d’informations. Il se pourrait que le bavardage soit ton mécanisme de défense. Tu combles le vide qui pourrait s’incruster entre vous, parce que le néant, c’est le truc le plus angoissant que tu connaisses. « Je suis française, jouer en anglais va s’avérer compliqué, pour toi aussi non ? » T’as deviné que son accent était asiatique, même son apparence évoque l’Asie, mais de quel pays en particulier, ça, tu l’ignores totalement. Les lettres sont ensuite bougées dans tous les sens pour tenter d’atteindre un mot. Tu déposes finalement tes petites pièces en plastique sur le plateau. Le nombre de points n’est pas fou, mais c’est mieux que rien. « C'est ton tour Jay, le sauveur de filles en détresse »

La demoiselle était marrante, Ji-hun le sentit lorsqu’elle évoqua le côté inoffensif du jeu alors qu’il partait du premier degré – bon pour ses méninges. Un éclat sonna entre les lippes du nord-coréen avant qu’il ne s’assoit et l’invite à démarrer la partie d’un geste de la main vers le pochon. Elle compléta sa tablette et il piocha à son tour les sept lettres qu’il arrangea tout d’abord dans l’ordre alphabétique ; C, G, H, I,  T, U, Y. Il se présenta ensuite de son prénom américanisé, celui-là même qu’on lui avait trouvé lors de ses cours intensifs, et qu’il avait adopté. Margault, répéta-t-il. Ce qui donnait mareugo sous sa langue. Enchanté, souligna-t-il, parce que c’était toujours plaisant de faire de nouvelles rencontres. Lui ne pouvait pas faire sans les autres en tout cas, il tenait bien trop à ses interactions avec le monde. Il trouva le gloussement qui suivit plutôt mignon, ce qui ajouta un peu plus de bonne humeur dans ce sourire qu’il arborait – qui rarement s’effaçait. Alors, comme ça, par la lumière tu es attirée, fit-il. Ji-hun ne supportait pas l’obscurité non plus, et adorait particulièrement les personnes solaires – comme lui.

Elle parlait beaucoup, Margault, mais ce n’était pas pour lui déplaire. Suivre une conversation en anglais était bien moins compliquée aujourd’hui, et converser était l’un de ses passe-temps favoris. Compliqué , sonna-t-il, de sa voix interrogative, pas du tout. Il avait foi en son apprentissage, et avait enregistré un paquet de mots qui pouvaient lui sauver la mise. Les nombreuses parties effectuées auprès de ses camarades avaient aussi été un bon exercice. Fais-toi confiance, lui donna-t-il un peu de son optimisme, tout en maniant les lettres qu’il avait à disposition. Il la laissa se concentrer, parce qu’il n’y avait pas plus compliqué que de jongler entre sa langue natale et celle qui lui était étrangère. Le cerveau pouvait se mettre à buguer parfois, faire perdre l’une ou l’autre des traductions en un claquement de doigts ; ça dépendait de son élasticité, et Ji-hun, par exemple, n’était pas fait pour ce genre de gymnastique. Tu es d’où, en France, demanda-t-il, bien que la géographie n’était pas son fort. En Corée du Nord, l’école lui avait menti, donnant des informations erronées sur le monde et sa composition ; pas que !

Il s’empara d’une feuille et du stylo qui se trouvaient dans la boîte de jeux, et nota le nombre de points qu’avait obtenu sa vis-à-vis. Écriture soignée, on ne pouvait deviner qu’il était doctorant au sein de l’école de médecine. Je suis de Corée, tu connais, l’interrogea-t-il en utilisant le « L » qu’elle avait placé sur le plateau pour former le mot « GUILTY ». Il ajouta les dix points sous le « J ». Ça lui avait permis de ne pas faire de fautes au prénom de sa partenaire de soirée ; Margault, il ne savait pas comment ça s’écrivait. Il reprit des lettres pour combler les trous ; T, F, Z, A, C. Tu veux boire quelque chose , la questionna-t-il, prêt à dégainer le bras pour appeler un serveur.

Ce type dégage une dose de sérénité pas possible. Il est calme. Une force tranquille dans un corps pas très épais. Il a délaissé ses amis pour toi, c’est une grande preuve d’ouverture vers le monde. Tu te sens étrangement en confiance avec lui. Il est apaisant, comme le serait la vision d’un coucher de soleil à l’horizon de l’océan. Le jeu démarre. Tu ne prends pas la partie au sérieux. Ta vie ne dépend pas d’une partie de Scrabble, encore heureux. Et puis tu n’est pas mauvaise perdante. Tu sauras accepter la défaite. Les lettres décorent doucement le plateau. Les points sont gentiment comptabilisés par le brun qui te fait face. Il y a des regards entre ton jeu et son regard étiré par ses origines. Il est beau, enfin, très agréable à regarder. « Je suis un peu de partout. Je suis née à la capitale, mais j’ai beaucoup déménagé avec ma mère, elle ne peut pas rester en place au même endroit, elle a toujours besoin de nouveauté » Tu lèves les yeux au ciel, témoignage de ton agacement envers celle qui t’a pourtant mis au monde. Entre vous, c’est une guerre sur fond d’amour passionné. Elle aime pointer tes défauts. Mettre en relief tes erreurs. Elle est d’ailleurs la seule qui ne cautionne toujours pas ta maternité. Comment peut-elle être aussi méchante ? Elle n’a vu son petit-fils que deux ou trois fois en trois ans. Certes, c’était le fruit d’un malencontreux accident, mais merde, maintenant qu’il était là, elle pourrait l’apprécier et le gâter. Bref, la partie continue. C’est le tour de Jay, prénom probablement erroné, mais étudié pour qu’il passe partout ici, sur le territoire américain. « Je connais oui, enfin, de ce que j’ai entendu, il y en a deux, une du Nord et une autre du Sud. J’espère pour toi que tu viens de celle du Sud » Comme s’il pouvait venir du pays gouverné par le tout puissant Kim Jong-un. Non, c’est impossible comme éventualité. Peu de personnes peuvent sortir de ce pays. C’est une prison à ciel ouvert. « Joli coup » Un sourire vient arroser le jeu et c’est déjà ton tour. Tu n’as pas pris le temps de réfléchir. Le sablier ne servira pas, c’est interdit par la loi Margault. Tu ne pourras jamais trouver quelque chose en moins d’une minute. Les méninges qui chauffent, Jay propose une charmante idée qui te trottait en tête depuis quelques minutes. « Absolument, j’aimerai une bière si cela est possible. Une blonde, comme mes cheveux » Ben oui, il y a plusieurs sortes de bière, toutes avec des noms de colorations capillaires. Une mèche entortillée autour de ton index, tu laisses le coréen interpeller un serveur afin qu’il communique votre commande. L’attention se reporte ensuite sur ta petite personne. Les doigts s’agitent autour de tes lettres. Tu les bouges dans tous les sens et à force de remuer, tu détectes un mot qui pourrait coller autour du T de Guilty. Le mot fait cinq lettres, ce qui te conduit à piocher la même quantité de lettres pour relancer ta cervelle. « N’oublies pas le mot compte double » Tu frottes tes mains, comme si tu avais fait une offensive monstrueuse. Ce n’est pas avec tes simples voyelles que tu creuseras l’écart. « Tu es étudiant ou tu travailles dans le coin ? Je me sens mal que tu aies quitté tes amis pour moi .. »  @Ji-hun Hwang

Par le passé, Ji-hun n'avait jamais désiré voir le monde, trop hostile pour qu'il daigne lui accorder ne serait-ce qu'un peu d'intérêt ; à moins que c'était lui qui l'avait été, hostile ? Aujourd'hui, il voulait faire tomber les frontières des villes, des états et des continents, pouvoir voyager comme bon lui semblait. Exit la demande d'autorisation gouvernementale préalable, qui avait été obligatoire pour passer d'une région à l'autre de son pays natal, ses papiers de réfugié suffisaient, la plus grosse partie du temps ; la liberté. Il vit l'exaspération qui ne passa pas inaperçue dans le roulement d'yeux de sa partenaire de jeux, et sentit les tensions mère-fille au bout de son nez. Il ne perdit pas son sourire toutefois, ne fit aucune remarque, et continua de jouer ; il ne savait pas où était sa maman, lui.

Il présenta à son tour son pays, l'habitude de le nommer «la Corée» avait toujours été. D'abord parce qu'il n'y en avait eu qu'une seule, puis parce qu'on lui avait conseillé de rester évasif. Jusqu'ici, ça avait passé inaperçu, on s'en était contenté, puis était passé à autre chose, mais Margault, elle, fit part de ses connaissances ; allait-il être grillé dès la première soirée ? Il leva les yeux vers sa vis-à-vis lorsqu'elle fit mention qu'il était préférable pour lui de venir du Sud de la péninsule. Il ne le prit pas mal, s'en trouva même amusé. Rire qu'il bloqua de ses lèvres pincées, il acquiesça : il vaut mieux, oui. Ils sont terribles, les habitants du Nord... C'était ce qu'il avait entendu, en tout cas. Stupides, lâches, inconscients, guignols, agressifs, instables, suspects, dingos – tout ce qu'il n'était pas.

Mais il comprenait qu'on pouvait avoir peur et juger trop vite ce qu'on ne connaissait pas. Lui, sa Corée du Nord, il l'avait aimée, l'aimait et l'aimera encore. Elle ne devait pas supporter les conséquences des agissements d'un seul homme. Il installa « GUILTY » sur le plateau ce qui passa la main à la jolie blonde assise en face. Il la laissa réfléchir, puis eut la magnifique idée de proposer de commander. Tu as une préférence pour ce qui te fait écho , plissa t'il les paupières, en réponse à la remarque entre ses cheveux et la bière. C'était intéressant mais, manque de bol peut-être, le joueur était brun. Il passa ses doigts entre ses mèches les plus longues pour les remettre en place, et prit les devants. Il appuya ensuite sa colonne contre le dossier et leva la main pour interpeller un garçon de salle qui passait par là.

Commande passée, mot placé avant et après le « T », il nota les points gagnés par Margault et sa voix grave vibra d'un rire franc. Oui, Mademoiselle, acquiesça t'il, se montrant docile. Il ne regrettait pas d'être venue la secourir. A, C, C, F, H, T, Z sur sa tablette, il déplaça doucement les lettres. Tu veux savoir ce que je fais, ou pourquoi je t'ai rejointe, l'interrogea-t-il. Attitude calme et posée, il leva ses agates vers elle, puis sourit en coin ; les deux ? Je suis doctorant, en pharmaco, commença-t-il, assistant recherches, et je donne des cours. Entre autres ; nageur aussi. Il laissa un silence s'installer. Tu m'as parue sympa..., dit-il enfin, et je ne me suis pas trompé. Aussi, ses amis et lui avaient terminé. Il ajouta « GATCH ». Et toi, demanda-t-il ; vie universitaire ou vie active ?

Le serveur arriva et Ji-hun fit de la place sur la table pour lui faciliter la tâche. Les boissons placées, il prit son verre à whisky et le leva en direction de la jeune femme pour trinquer. À la lumière, proposa-t-il ; qui l'avait portée jusqu'à ce bar à jeux. Puisse-t-elle faire ainsi pour d'autres âmes esseulées.

C’est pas vraiment le choc des cultures. C’est comme une accolade. Une douceur infinie. Il y a malheureusement ton tempérament de feu qui ressort. Ta gymnastique des lèvres et tes cordes vocales qui vibrent. Tu vas vite finir par l’assommer de paroles et il retournera vers ses amis. Le combat des méninges se poursuit. Les lettres se cognent. Une tombe devant toi alors que tu choisis la boisson qui viendra chatouiller tes papilles. Bière blonde, choix peu extraordinaire. Les personnalités se dévoilent au fil de la partie. Jay semble posé. Un gars avec la tête sur les épaules. Un rocher sur lequel cela doit être confortable de s’accrocher. Ouais, il te met en confiance. Tu te sens bien, alors que cela pourrait être étrange de partager un scrabble avec un pur inconnu. C’est pas le cas. Tu t’sens pas ridicule avec lui, même si ces mots sont bien supérieurs aux tiens. Il a d’l’expérience dans ce jeu, moins que toi, mais c’est certain que tu le détruirais si vous jouiez à la version française. La discussion se poursuit en parallèle de la partie. Être en double-tâche, c’est pas le top, ton cerveau va avoir quelques court-circuits désagréables. L’annonce de ses activités laisse ta bouche s’arrondir. Un O qui finit par s’affaisser lorsqu’il répercute tes interrogations sur toi-même. « Attends, on s’en fiche de moi. Mec, t’es un génie. J’ai trouvé encore plus occupé que moi. T’as une vie avec tout ça ? » Tes doigts tapotent la table. L’attention n’est plus vraiment dirigée sur le jeu, mais Jay lui, il arrive à poursuivre et t’éclater en beauté. Il est adorable. Une pomme d’amour sur un stand à la fête foraine, voilà ce qu’il t’inspire. T’aimerais bien croquer dans ses joues. Divagations d’une blonde. « Moi je suis étudiante en psychologie, j’aimerais aussi viser le doctorat si je ne tombe pas encore enceinte » Tu roules des yeux et t’enfonces un peu plus dans ton siège lorsque le serveur dépose vos verres. La chope fait chauffer ton minuscule biceps. Les récipients tintent entre eux. « À la lumière ! » que tu t’exclames simultanément. Le verre approche des lèvres. Le liquide doré coule dans ton circuit à sec. La mousse s’étend au sommet de tes lippes. Moustache d’écume, tu souris et n’y prêtes même pas attention. « J’vais perdre, j’aurais dû choisir le Docteur Maboul » Est-ce que cette référence est connue en Corée ? Aucune idée. Vraiment aucune. Les lettres qui se mélangent dans ta tête, tu élabores un mot qui entre bien à la verticale. Tu t’applaudis comme une nouille et lèves tes bras au dessus de ta tête « Hip hip hip hourra » C’est pas encore l’alcool, juste ta nature extravertie. « C’est quoi ton objectif Jay ? Genre, dans cinq ans, tu te vois où, avec qui, faire quoi ? »  @Ji-hun Hwang

Et bien…, laissa-t-il en suspens avant de regarder autour de lui, il semblerait, puisque je suis là. Petit sourire complice, c'était à son tour : étudiante en psychologie, destinée à poursuivre un doctorat, et maman. Ça aussi, ça s’applaudissait. Il opina du chef alors, la reconnaissant comme une jeune femme pleine de ressources et de volonté. D’autant plus enchanté , dit-il simplement, parce qu’il n’avait pas l’habitude d’en faire des caisses. Il la regarda un peu plus fixement, avant de sortir : des astuces existent pour ne pas tomber enceinte. À aller jusqu’au doctorat, tu y arriveras. Petit boost lancé, il ne se sentit pas gêné d’en parler. Ses masters en sciences, plus particulièrement en biologie, lui avaient permis d’aborder des sujets qui en feraient peut-être rougir plus d’un. Il avait des connaissances, mais restait loin d’être un expert toutefois ; sauf dans la pratique ? S’il t'en manquent, je pourrais partager les miennes avec toi, ajouta-t-il.

Pas le temps toutefois de les exposer maintenant, puisqu’un serveur s’arrêta à leur table avec les boissons commandées plus tôt. Bière blonde et whisky entre les doigts de leurs consommateurs, Ji-hun leva son verre pour trinquer à la lumière avant de le faire tourner et de porter le rebord jusqu’à ses lèvres entrouvertes. Une bonne gorgée imprima sa langue de ses arômes puis, projetée de part et d’autre de sa bouche, connut la descente. Le nord-coréen posa son verre et sourit en retrouvant de son regard le faciès de sa vis-à-vis. Il ne savait pas qui était ce « Docteur Maboul » auquel elle faisait référence, mais ça ne lui déplut pas de la voir en parler. Il avait l’impression que les minuscules bulles de bière dansaient au-dessus de sa lippe supérieure. Il se surprit même à appuyer sa mâchoire sur cette paume maintenue par son ami le coude, et à les admirer pendant qu’elle réfléchissait au mot qu’elle allait former.

Elle se félicita avec élan, surprenant son compagnon de table qui, toutefois, ne trouva pas ça malaisant. L’esquisse qu’il portait déjà s’élargit, dévoilant la rangée supérieure de ses blocs d’émail. Bien joué , renvoya-t-il avant de mettre sa main gauche dans l’une de ses poches de pantalon. Il en sortit un paquet de mouchoirs et se redressa pour user de ses deux mains. Il y vola un papier et adressa à Margault : laisse-moi d’abord te donner ça. Il répondra après. Il lui tendit et lui montra l’emplacement sous son nez. Juste ici, la guida-t-il. Ji-hun bougea son index au fur et à mesure sur sa propre moustache, et pour le reste il décida de se lever, se pencher au-dessus de la table, prendre la main de la Française et la positionner directement. Voilà , conclut-il. Il se rassit, et fit un clin d’œil à la jolie blonde ; pas de quoi en faire un drame. Dans cinq ans…, répéta-t-il tout en regardant les carrés à quoi il donna du mouvement.

Ce n’était pas si compliqué pour lui de parler d’avenir, parce qu’il avait déjà tout planifié dans sa tête depuis le moment où il avait su que ses espoirs de devenir chercheur n’étaient pas vains. Dans cinq ans, je serai en post-doctorat, probablement dans le New Jersey , confia-t-il, un appartement près de l’océan que je verrai rarement. Mais où il aimera passer le temps qui lui sera accordé. Et seul, longtemps – pour ne pas dire tout le temps. Sa copine avait comme projet de faire sa vie sur l’eau, alors seul. Juste seul. Il plaça le mot « RIFF » grâce à un « i » qu’il trouva déjà installé. Et toi, tu as fait France-Boston, questionna-t-il en rhétorique, pourquoi ça ? Il supposait qu’il y avait une raison à ce voyage, et il voulait bien l’entendre lui conter. La France..., se montra-t-il envieux, je programme de faire un stage en Europe, j’espère que j’aurais l’occasion de visiter. Escale phare à ne pas louper. Tu pourrais m'en parler, lui demanda-t-il.

Des surnoms qu’on donnait à certaines grandes villes, des traditions aux coutumes, en passant par les habitudes. Ce qu’aimaient faire les habitants de ce pays, et ce qu’ils aimaient moins ; ce qu’elle préférait elle, et ce qui pouvait lui manquer ici.

Les lettres sont dévoilées. Le mot fait son effet. Les points sont engrangés alors que la discussion se maintient. Simple échange, rien qui n’fait de mal. Le serveur vous coupe soudainement pour déposer vos boissons. Chacun se munit d’son verre. La lippe supérieure plonge dans la mousse. Bien enfantine et ignorant ton portrait tout taché, tu lui adressas une question qui resta en suspend jusqu’à ce qu’il te tende un mouchoir. Ce type vient clairement d’une autre planète. Qui aurait eu une attention pareille ? Personne. Ou alors le mec t’aurais clairement dit que tu avais une moustache et qu’il fallait que tu lèches ça pour t’en débarrasser. Mais Jay il n’fait pas partie de cette équipe. Jay, il est raffiné. Il est bien élevé, trop bien élevé. C’est intrigant comme spécimen. T’aimerais bien l’étudier, mais ça ne se fait pas en société, seulement en laboratoire. Un peu comme les rats, mais avec des humains. Non, franchement, tu peux pas l’observer comme une chercheuse le ferait. L’écume absorbée par le morceau de papier, Jay formula finalement des indices sur son futur. Plongée dans son regard, tu écoutais tranquillement ses désirs. Les images défilaient devant toi jusqu’à ce que les questions soient renvoyées à son destinataire. Les lettres dans le désordre, ne formant aucun mot, tu posas la chope aux côtés du plateau et tu déplaças tes petites phalanges sous la table, sur tes genoux. « J’ai choisi les États-Unis pour rejoindre mon père. Mes parents sont séparés depuis plusieurs années. Ma mère est en France et c’est pas que je ne l’aime pas, mais elle est particulière. J’ai grandi avec elle, loin de mon papa, je voulais rattraper le temps perdu » Et le moins que l’on puisse dire, c’est que vous êtes désormais liés comme jamais depuis la naissance de ton fils. Raphaël est très proche de son grand-père et inversement, t’es même parfois un peu jalouse qu’il demande papy alors que tu lui fais un énorme câlin. « Effectivement, j’espère que tu pourras visiter ce pays. Il est magnifique, même si les rues de Paris sont polluées de déchets. Il ne faut pas s’arrêter à la capitale. Le terroir est magnifique. Je te recommande de faire autant de restaurants possibles. Mais il n’y a pas que ça, c’est un beau melting pot. La France, ce n’est pas simplement la Tour Eiffel, c’est une culture, des guerres qui ont permis d’obtenir une liberté pour chaque citoyen » L’élan se coupe lorsque tu identifies enfin un mot à caser. Les petites lettres sont alignées sur le jeu. Quelques millilitres de bière sont avalés tandis que tu pioches d’autres petits carrés de plastique. « Mais j’aimerais faire carrière ici, je … je crois que le père de mon fils est ici et j’aimerais qu’il le connaisse » Mystère balancé, tu reportas ton attention sur ton jeu catastrophique. Trop de consonnes, pas assez de voyelles, le prochain mot sera ridicule.

Margault était venue aux États-Unis pour retrouver ce père de qui elle avait été séparée. Et même si le nord-coréen n’était pas sûr qu’on puisse réellement rattraper le temps qui avait filé, on était capables de vivre les instants présents plus intensément pour pallier l’absence, ce qui revenait quasiment au même. C’est une belle démarche, que tu as eue là , se permit-il de féliciter la prise de décision. Quitter son pays pour un autre n’était pas chose aisée, et il était bien placé pour le savoir. La peur de l’inconnu lui avait serré l’estomac des jours entiers avant son départ, peut-être que ça avait été le cas pour l’étudiante aussi ? Il avait eu l’occasion de reprendre  l’avion depuis, et ça s’était super bien passé. Tant mieux, puisqu’il allait être amené à voyager à la fin de sa deuxième année. Il avait prévu de faire un stage en Europe, et visiter la France le tentait.

Je n’aurais probablement pas beaucoup de temps, avoua-t-il. Une semaine tout au plus, avant de retourner sur le continent américain. Il faudra donc qu’il fasse des choix judicieux, et privilégie certains lieux au détriment d’autres. Peut-être même qu’il devra organiser à l’heure près son séjour, pour éviter de faire des recherches sur Google au cours de la journée, et perdre de précieuses minutes. La jolie blonde semblait attachée au territoire qui l’avait vue naître, tout comme Ji-hun aimait sa Corée. Elle ne connaissait pas que le côté superficiel que d’ordinaire on lui prêtait, elle était au courant de l’Histoire, et savait qu’elle regorgeait de bien des coutumes et traditions régionales. Alors lorsqu’elle fit part de son envie de faire carrière ici, la question qui brûla les lèvres de l’Asiatique fut « pourquoi ? ». Il n’eut pas besoin de jouer la carte de la curiosité, car elle décida de se livrer d’elle-même.

C’est donc un garçon, prit-il l’information dans la phrase qu’elle venait tout juste de prononcer, et lui sourit. Elle avait porté un enfant pendant neuf mois, – plus ou moins. Et même s’il en avait été autrement, dans la tête du nord-coréen, le simple fait d’avoir accueilli la vie en son sein lui aurait conféré le titre de maman ; pas d’exception. Il a quel âge , s’intéressa-t-il sans se montrer intimidé par le rôle qu’elle avait à jouer. Il lui était arrivé de coucher avec des femmes mariées et qui avaient déjà enfanté, ça lui avait sans nul doute permis de ne pas en être apeuré. Attitude toujours aussi décontractée, il inscrivit le mot « TEAZEL », se débarrassant enfin de la vingt-sixième lettre de l’alphabet qui trônait depuis un moment sur le support en plastique. Il plongea sa main dans la trousse de lettres et en sortit cinq nouvelles qu’il arrangea, dans l'ordre, sur la tablette.

Vous devez avoir une belle complicité, lui et toi, dit-il. D’ordinaire, les petits garçons étaient proches de leur mère, et les petites filles ne voyaient que par les yeux du père. Ça avait été le cas pour Ha-eun, sa petite-sœur. Malgré l’existence d’une certaine pudeur entre parents et enfants, on ne pouvait pas passer à côté de sa détresse lorsqu'elle voyait le paternel quitter le domicile au matin, et de ce bonheur systématique de le retrouver avant d’aller se coucher. Née prématurément, elle peinait à gérer ses émotions entre les départs et retours du chef de famille, et Ji-hun avait pris très à cœur son rôle de grand-frère, lui octroyant une grande partie de ses maigres temps libres pour substituer tant bien que mal à leur papa. Tu aurais une photo, osa-t-il demander.