Nages d’ores et déjà effectuées dans la piscine olympique d’Harvard la semaine passée, Ji-hun fit la connaissance d’autres compétiteurs de l’équipe de natation. Les étudiants revenaient peu à peu de leurs vacances pour profiter des premiers entraînements, en vue des futures rencontres d’octobre et de novembre programmées au calendrier. Trois heures lors desquelles le travail fut acharné, digne des meilleurs championnats. Échauffement, battements rythmiques, hypoxie, rapidité, récupération. L’entraîneur rassembla les sportifs à la fin de la longue séance, conseilla chacun des membres sur sa technicité et ses points faibles, félicita les points forts, et ordonna de ne pas attendre la prochaine session pour travailler. Torses affolés, corps trempés d’eau chlorée, les nageurs obtempérèrent, s’applaudirent en cœur pour les efforts fournis, et se retrouvèrent très vite dans les vestiaires. Douche prise, vêtements propres enfilés, le nord-coréen quitta le complexe sportif, les cheveux encore humides, pour ne pas louper le bus qui devait le conduire vers Fenway Park.

Il arriva tout près de la rue du Lansdowne avec quelques minutes de retard, la faute à des passagers qui mirent plus de temps que prévu pour acheter leurs tickets. C’était bien la première fois que ça lui arrivait, si bien que, les marches du véhicule commun descendues, il se mit à courir à grandes foulées, le sac de sport martyrisant les muscles dorsaux qui avaient déjà tant subi durant l’entraînement. Il dépassa le Max & Leo’s, quitta Brookline avenue et continua sur le trottoir du night club. Il fonça du stand de hot-dogs jusqu’au pub. Aya était là, patientant non loin du distributeur de billets, et l’Asiatique ralentit sa course, marcha jusqu’à elle, les traits bien plus désolés que meurtris par l’exercice de cardio qu’il venait de faire. Pour le retard, excuse-moi , s’empressa-t-il d’articuler avant de jeter un regard sur sa montre, sept minutes. Que tu sois restée j’ai beaucoup de chance. Il souffla pour reprendre sa respiration, tout en remettant de l’ordre dans ses cheveux. ici, t’es déjà venue, demanda-t-il alors qu’il l’invita à s’avancer vers la porte.

Il avait fait l’effort de repasser une chemise grise aux motifs géométriques noirs, pour la porter avec son pantalon blanc, mais elle avait été froissée au dos par l’assise en vieux tissu – style moquette dépassée – du bus qu’il avait emprunté. L’artiste de la soirée était déjà sur scène et rejouait des ballades rock de sa guitare acoustique en poussant la chansonnette. Viens, ici on s’installe, la guida-t-il jusqu’à une table, de laquelle il tira une chaise pour son invitée. La scène on voit bien, et du bar pas très loin on est, expliqua-t-il. Place stratégique parfaite, de quoi lui faire oublier son léger retard de tout à l’heure. Il s’assit face à elle une fois qu’elle fût à l'aise sur son siège, et lui sourit. D’être enfin mercredi, ça me fait plaisir, ajouta-t-il en plissant ses paupières. Il s’était languis du rendez-vous depuis qu’il avait été fixé. Il fallait dire qu’elle lui avait bien vendu ; niveau supérieur activé, l’envie de le charmer sans détour avoué. Elle avait cette assurance qui lui plaisait, celle d’une adulte affirmée et d’une femme d’affaires respectée ; ça le changeait des étudiantes qu'il voyait au quotidien.

Chaise proposée à Aya, cette dernière vint s’y asseoir, et Ji-hun l’aida à se rapprocher de la table. Il prit note qu’elle apprécia le fait qu’il ait pris les devants pour leur dégoter le meilleur emplacement et contourna le meuble en noyer pour s’installer à son tour. Face à elle, il remarqua aussitôt qu’elle prit une position d’écoute et d’intérêt. Arrondi du visage dans l’une de ses paumes, elle souligna directement l’enjeu de la soirée : le séduire, et pourquoi pas être séduite à son tour. Le nord-coréen avait participé à assez de rendez-vous pour reconnaître parmi tant d’autres cette posture aussi attirante que mignonne. Il ne la quitta pas du regard alors, même lorsqu’il laissa un éclat de rire s’échapper d’entre ses chairs rosées. Que j’ai fait ça, tu crois, demanda-t-il ; lui donner satisfaction en plantant ses agates dans ses pierres, mais pas trop non plus, en feignant d’être content de la voir, sans plus. Charmer une femme était tout un art, et n’avait aucun rapport avec la drague, souvent malsaine et mal faite. Un partage où l’honnêteté et l’authenticité prônaient sur tout le reste.

Excellente, elle le sera , acquiesça-t-il, tout en gardant un sourire radieux affiché sur ses lèvres, aucun doute à avoir, il n’y a. Parce qu’ils s’étaient déjà brièvement côtoyés à la Luna Caffe puis à l’hôtel et qu’ils avaient eu l’occasion de parler un peu lors de la préparation de commande ou la passation des clés. Récemment, ils s’étaient ajoutés sur le réseau social et avaient réussi à trouver intéressantes leurs diverses conversations. Elles s’étaient terminées tard parfois, l’un et l’autre s’accompagnant dans leurs besognes. Alors, non, il n’y avait pas de quoi s’inquiéter. Ce genre d’ambiance, j’aime beaucoup , commença-t-il sans dévier ses rétines des siennes, tout ce que j’aime ils diffusent, et de belles interprétations proposent les artistes. Des ballades rocky des années 60s, 70s et 80s en boucle, c’était exactement ce qu’on retrouvait dans ses écouteurs. Les affiches, géniales je les trouve, pointa-t-il son menton vers un poster vintage, et les alcools, que tu goûtes il faut vraiment. Il s’exclama en prenant une carte des boissons pour la lui tendre.

Les apéritifs, les cidres, les bières. Les shots, les cocktails, les vins. Mais surtout les whisky, de l’irlandais au scotch, en passant par les bourbons d’ailleurs. Il ne les avait pas tous tenté – parce qu’il y en avait tellement dans les rayonnages du bar – mais il n’avait jamais été déçu par l’un d’eux jusqu’ici ; et pour sûr qu'en Corée du Nord, il n’aurait pu tomber sur pareilles merveilles. D’habitude, tu bois quoi, et sur quel genre de chanson, l’interrogea-t-il, pour apprendre à mieux la connaître. Ses goûts musicaux et ses consommations habituelles allaient forcément lui permettre de cerner davantage celle qui se trouvait face à lui. Mieux comprendre la personnalité de l’autre pour user de la meilleure façon de la contenter. Il savait toutefois gagner des points par sa sociabilité naturelle qui ne laissait jamais un silence malaisant s’inviter dans la conversation. L’Asiatique était un homme qui savait parler, qui utilisait aussi bien l’humour, la banalité que son intelligence. Il se distinguait d’ores et déjà grâce à son accent, et son corps fin, grand et sportif.

Et ce soir, sur quoi ton dévolu se pose, continua-t-il sans avoir besoin de baisser les yeux sur les boissons proposées. Il leva la main afin de se faire remarquer par un serveur, sans pour autant prendre la peine d’hurler un « s’il vous plaît » ou un « par ici », parce qu’il était loin d’être pressé. Ce soir, c’était elle et lui. Et vu ce que leurs regards échangeaient à chaque fois qu’ils se fondaient l’un dans l’autre, il n’était pas pressé que cela s’arrête. Bonsoir, fit-il au serveur qui s’était avancé à leur table. Il laissa la jeune femme annoncer son choix, puis vint son tour : une Goliath, pour commencer. Une bière blonde biscuitée aux notes de banane d’abord, un alcool plus fort viendra ensuite lorsque les langues auront envie de se délier un peu plus.

Ji-hun jeta un regard sur l’endroit, lâchant furtivement celui d’Aya du sien, mais il revint aussitôt s’y accrocher de nouveau. L’endroit, ce n’est pas tant ça , commença-t-il, même s’il adorait être plongé dans une atmosphère singulière et authentique, l’état d’esprit avec lequel tu entres, ou la personne qui t’accompagne, toute la différence ça fait. Un coin de ses lèvres grandit, gagnant doucement des millimètres pour former la malice sur sa bouche. Ce soir, tous les éléments s’étaient retrouvés. Le nord-coréen était de bonne humeur, charmeur et enjoué grâce à la présence de la femme d’affaires, et la soirée ne faisait que commencer. Pour la faire durer, il fallait consommer – les boissons et l’ambiance séductrice. Moment adéquat pour comprendre la femme qui lui faisait face. Elle était donc adepte de l’alcool délicat, et son ouverture musicale en disait long sur les nombreux types de personnalités qu’elle pouvait côtoyer – une préférence pour les hommes simples, savants avec des variations énergiques ? C’était ce que le classique lui soufflait, en tout cas.

Jamais, avoua-t-il ne pas avoir goûté le fameux Banyuls auquel elle fit mention, les vins, les américains aiment bien. Il l’avait constaté en allant de nombreuses fois manger à la table de restaurants, quand il n’avait pas eu l’idée de prendre à emporter. Mais, un peu j’évite, commença-t-il à se confier. Il laissa un rire s’échapper d’entre ses chairs avant de continuer : bien trop agréable je trouve l’ivresse. Avec le rouge comme avec le blanc, il avait cette envie de finir la bouteille, simplement pour ressentir cet effet d’apesanteur. Être saoulé ainsi, il trouvait ça classe et sexy. Il ne s’y risquait pas – plutôt plus. Mais il nota qu’elle s’y connaissait bien plus que lui, la femme d’affaires devait comprendre de quoi il parlait, alors. Ce fut sans surprise qu’elle commanda un verre. Il ne la suivit pas, préféra une bière ce qu’elle trouva intéressant. Le moment, j’ai envie de faire durer, avoua-t-il. Ne pas être saoul tout de suite, pour pouvoir contempler les efforts qu’elle était capable d’initier pour le séduire ; elle avait confié que c’était son but, pas vrai ?

Et puis il avait enchaîné les longueurs, l’entraînement avait duré trois heures, il n’avait pas envie de s’écrouler de fatigue sur la table durant leur rendez-vous ; et on savait à quel point les alcools forts pouvaient détendre celui qui consommait – parfois trop au point de le faire dormir. Il n’est pas bon, le temps, n’eut-il aucun mal à assumer qu’il n’était pas à la hauteur des rencontres qui allaient se dérouler dès octobre, mais de m’y remettre je viens tout juste, pour retrouver mes records de championnat, quelques semaines je me laisse. Un sportif ne devait jamais prendre de vacances sportivement parlant, et lui avait eu un temps mort de plusieurs mois à cause de sa fuite. Il ne prenait pas ça pour excuse, travaillait bien plus que ce qu’on lui demandait alors. Six heures officielles, auxquelles il fallait ajouter cinq heures officieuses de préparation corporelle et une heure effective de relaxation et massage. Massage bénéfique aux muscles qui souffraient du rythme acharné qu’il se donnait, ça lui permettait aussi de ne pas les voir claquer l’un après l’autre.

Il dévisagea sa twenty-nine business woman sans se cacher, admirant ses grandes paupières mobiles, sa bouche arrondie et ce nez que beaucoup de ses semblables pourraient envier. D’être d’Angleterre, tu m’as dit être, comment c’est, demanda-t-il, curiosité insatiable de découvrir le monde, les pays, les habitants. De se faire une image bien plus claire de ce que la terre portait lui qui n’avait pu se fier qu’aux mensonges inculqués et répétés du pays le plus (r)enfermé. Il ne laissait rien paraître de l’enfer propagandiste dans lequel il était né et avait grandi, mais il y avait tout ça – son besoin de connaître, comprendre et expérimenter des choses nouvelles. Ailes qu’il ne voulait voir coupées dans un élan tout juste pris. Des origines européennes seulement tu as, peaufina-t-il son interrogation. Il imaginait les britanniques avec la peau pâle et les yeux bleus, une nation peut sujette aux mélanges, tout du moins c’était ce qu’on lui avait suggéré de penser. Aya avait des caractéristiques physiques qui lui donnaient tort, et il voulait savoir pourquoi.

Ce n’était pas tant important, mais le défaut d’un scientifique était de vouloir toujours savoir – même le plus insignifiant des détails. Jolie, je te trouve , dit-il, sérieux. Pour son physique, sa personnalité, son business. Parce qu’elle s’intéressait à lui autant qu’il s’intéressait à elle. Attirance qui n’avait aucun but peut-être, mais qui était bien présente entre eux. Elle voulait lui plaire, ça se voyait par sa façon de s’être habillée, et Ji-hun avait fait autant d’efforts malgré le peu de temps qui lui avait été accordé entre son entraînement et le rendez-vous. Le serveur revint à leur table pour déposer leurs boissons, il resta discret et silencieux parce qu’il remarqua les regards que l’homme et la femme s’échangeaient. Ji-hun prit le cristal entre ses doigts et le leva en direction de la plus âgée. À notre première soirée , proposa-t-il, et aux prochaines sorties. Celles qui suivront, parce qu’il ne souhaitait pas la séduction éphémère.

Temps en natation qui lui aurait valu une bonne réprimande en Corée du Nord, et probablement un avertissement sur ses chances d’être viré du championnat, s’il n’arrivait pas à montrer de meilleurs résultats avant la fin de la séance. Mais l’entraîneur d’Harvard était américain, et s’il désirait gagner tout autant que l’équipe aux rencontres d’automne, il restait un homme patient et compréhensif. Ji-hun venait tout juste de commencer les entraînements, mais il avait déjà remarqué que son mot de la fin était toujours positif, et qu’il voulait être une source de motivation pour chacun des athlètes qu’il suivait. Alors oui, ses performances avaient été douteuses, et le nord-coréen n’en était pas particulièrement fier, pourtant il ne trouva pas judicieux de mentir à sa vis-à-vis – parce qu’il était un être humain avant d’être un homme à qui tout, ou presque, réussissait. À la ligne d’arrivée, si tu avais été, gagner une seconde peut-être j’aurais pu, la révéla-t-il pouvoir potentiellement être une huile du moteur, l’une des récompenses qu’on remportait à l’arrivée ; et pourquoi pas ?

Le sourire ne s’effaça pas lorsqu’il la dévisagea. Il contourna la forme de son visage pour finir, et la questionna sur l’Angleterre – parce que les yeux ne pouvaient se permettre de naviguer plus longtemps en silence. Elle lui avait appris venir d’Europe, et il avait senti une certaine fierté dans cet aveu, alors Ji-hun voulait savoir ; à quoi ressemblait le pays, comment étaient les habitants, les activités les plus connues et celles qui laissaient un goût amer. La curiosité galopait, comme à son habitude, et la magie qu’elle promit de ce pays donna au nord-coréen à peine de quoi se rassasier. Pourtant, ce seul mot l’autorisa à s’imaginer une île entourée d’artifices féeriques. Jets de lumière dans le ciel, envoyés par quelques êtres fantastiques qui se promenaient en totale harmonie dans les rues du vieux Londres. C’était complètement irrationnel pour le scientifique qu’il était, tant et si bien que ca lui donna encore plus envie de se rapprocher d’Aya pour découvrir ça. Elle lui proposa de partager quelques clichés personnels, et il accepta ; raison de plus et toute trouvée de garder contact.

Il ne put s’empêcher de rire lorsqu’elle lui retourna le compliment. Rire, oui, parce qu’elle était la première personne à vouloir s’assurer qu’il était conscient de son charme. Il opina du chef à plusieurs reprises, dents plantées dans son inférieure avant de répondre : dans mon pays, de critères de l’idéal, bon nombre je coche, oui. Homme savant qui, malgré son domaine d’études très prenant, s’était donné à la réserve militaire de son pays. Il avait été visité par le Maréchal Kim, était connu et reconnu par ses prouesses, et avait donc gagné un rang social attrayant. Cela assurait également une future capacité financière qui appâtait les femmes, même si les nombreuses famines du pays touchaient toute la population – et que les salaires restaient bien maigres, même ceux des chercheurs. Et puis il était grand, fin et sportif à la peau plus pâle. Son mètre quatre-vingt-six était plus qu’espéré, et les nord-coréennes raffolaient de l’absence de double paupières qui prouvait des origines uniques de Joseon. Ici c’était un peu différent, il y avait un idéal pour chaque personne.

Cela s’expliquait certainement par la multitude d’origines qui se côtoyaient dans un même quartier, et qui se mélangeaient au gré des envies et du cœur. Certaines femmes allaient être attirées par les blonds aux cheveux lisses, d’autres par des hommes à la chevelure ébène et frisée. Elles allaient se tourner vers des ethnies semblables aux leurs ou bien choisir de se glisser dans une communauté qu’elles ne connaissaient pas. Alors, même si son sourire et son accent faisaient l’unanimité à Boston, il répliqua : que tu sois attirée, toi, le plus important c’est. Il ne cherchait pas à plaire au monde entier, ou il finirait par ne plus savoir où donner de la tête, vu le monde qu’accueillait la planète. Les verres s’entrechoquèrent gentiment, avec légèreté. Tous deux, en prenant une gorgée d’alcool, espéraient que cette soirée ne soit pas la dernière, mais plutôt la première d’une longue série. Finies les simples retrouvailles au comptoir de la Luna Caffe ou de l’hôtel 3*, finis les cafés pris à la hâte sur la terrasse d’un bar. Ils venaient de passer un cap, et ne semblaient plus vouloir s’arrêter.

Aya reprit sa posture d’intérêt quand Ji-hun resta droit, doigts encerclant encore le verre qui contenait sa bière. Carrure d’un homme qui savait porter bien des choses sur ses épaules - même lourdes et imposantes, - mise en avant. Il avait beau être un étudiant, il savait déjà où ses aspirations le menaient, de quoi oublier parfois qu’il prenait encore le chemin de l’université. Sur mes projets professionnels, l’accent je mets beaucoup, avoua-t-il se concentrer sur son doctorat et les championnats, mais pour développer et entretenir les relations, je veux accorder du temps. Parce qu’il était une personne qui avait besoin des autres pour vivre et s’élever, la faute à une éducation tournée vers la société plutôt que l’individualisme. Il ne pourrait se retrouver couper des gens, ils étaient sa force plus que sa faiblesse. Ton titre, dans l’entreprise, beaucoup m’impressionne, dit-il, parce que rares étaient les femmes directrices générales d’une entreprise dans son pays, de réussir, ta réussite me donne la motivation aussi.

Côtoyer une personne qui avait ce qu’on désirait était le meilleur souffle que l’on pouvait avoir, un élan surdimensionné vers l’objectif que l’on prétendait. Aya et lui ne seront jamais en compétition, parce que Ji-hun voulait conquérir le monde de la recherche, mais ils avaient été/ étaient animés par la même ambition. Annuler, jamais je l’aurais fait, reprit-il, qu’après un échec, que la bataille n’est pas perdue, tu m’inspires ça. Plus que jamais, après le score merdique qu’il avait affiché aujourd’hui , il avait besoin d’elle ce soir ; parce qu’elle était tombée aussi avant d’en arriver là, pas vrai ? C’est précieux, une femme comme toi, déclara-t-il, mon temps tu mérites, même lorsque fatigué je serais. Il lui offrir un plus grand sourire, avant de porter le verre à sa bouche. Dans trois, cinq ou huit ans, c’était avec une personne aussi ambitieuse qu’elle qu'il aimerait se marier. Une adulte tournée vers sa carrière, avec qui il sera plaisant de passer du temps, de converser, les rares fois où il se trouvera à la maison et non au laboratoire.

D’ailleurs, commença-t-il avant de reposer sa bière sur la table, d’une entreprise, devenir CEO, ça t’est venu comment? Il voulait connaître ses parcours personnel et professionnel, ceux qui l’avaient menée à un jour se dire qu’elle serait directrice générale et non simple employée de com’.

Aya n’avait pas idée à quel point choisir de s’élever ainsi dans la société pouvait être fastidieux dans d’autres pays, - pour les citoyens dans leur globalité, mais surtout pour les femmes. En Corée du Nord, le choix d’une carrière ne revenait pas à la population. Le gouvernement décidait en fonction des besoins, sinon le métier du père faisait foi de référence pour les petits garçons. Quant aux filles, elles étaient éduquées à ne pas faire de tort aux hommes, à se satisfaire d’un travail lambda et à nourrir sa famille. Cette discrimination était vraie au Nord comme au Sud, puisque la péninsule restait basée sur une philosophie confucianiste, qui plaçait l’homme au-dessus de la femme. Cette condition fortement améliorée de la gente féminine aux États-Unis plaisait à Ji-hun, puisqu’il se voyait accompagné par une personne instruite, avec des projets plein la tête – personnels, mais surtout professionnels. Il se connaissait pour être quelqu’un qui avait besoin d’être stimulé, et voulait pouvoir féliciter les prouesses de sa future épouse autant qu’il espérait secrètement être soutenu à son tour ; cela restait encore compliqué à exprimer. Alors oui, il était impressionné.

Si impressionné, qu’il n’hésita pas à argumenter sur la raison qui l’avait poussé à se trouver à cette table malgré la fatigue de l’entraînement. Des relations qu’il ne voulait point éphémères, et plus particulièrement celles qui le faisaient grandir et le rendaient meilleur. Il déballa probablement des mots très forts, mais ils avaient été ceux qui s’étaient glissés dans son esprit, et Ji-hun ne voyait aucune indication qui avait supposé qu’il se devait de les retenir. Il adora d’ailleurs lire cette émotion surplomber toutes les autres sur le faciès de sa vis-à-vis, celle d’une femme touchée par la sincérité dont il fit preuve. Il l’écouta ensuite parler d’indépendance, de gestion, de succès, de vie idéale et de satisfaction. Le brun avait devant lui une vraie leader, de celles et ceux qui savaient piloter une entreprise de A à Z, tout en mettant l’accent sur un travail qui rimait avec un endroit où il faisait bon y œuvrer. Il se demanda naturellement si ce genre de maîtresse de bord pouvait aussi lâcher du leste et se laisser guider par une autre. Est-ce que c’était ainsi lorsqu’elle s’engageait sentimentalement, ou était-elle prête à lâcher les rennes de temps en temps ?

Il aurait sans doute osé lui demander quel genre de partenaire elle était dans un quotidien plus privé, mais elle le devança. Sa manière de se pencher en avant, pour effacer un peu de la distance qu’obligeait la table, et ses jambes qu’elle croisa dessous, rapprochant la pointe de l’un de ses talons de l’os de sa jambe masculine sans la toucher, l’excita un peu. Pour ça, il mit quelques secondes avant d’engager une réponse. Par les femmes plus âgées, je suis attiré , avoua-t-il ; physiquement, psychologiquement et sexuellement. Ça n’avait pas toujours été le cas. De ses seize à vingt-trois ans, il n'avait senti aucun décalage avec les jeunes de son âge, mais plus il avait monté les échelons de la société, plus il s’était posé avec des critères bien plus exigeants. Ainsi, auprès de demoiselles de sa tranche d’âge, il avait été ennuyé par la mignonnerie des visages, par le côté enfantin des échanges, et par le rythme des touchers – plus vite, plus fort, plusieurs fois. Ce dernier point l’avait refroidi quand, lors de préliminaires bien engagés, un geste trop brusque de sa compagne du moment lui avait déchiré le frein, entraînant une douleur des plus violentes, de laquelle il se rappelait encore.

En général, plus en phase avec elles je suis, ajouta-t-il au constat, des délires étudiants, j’ai passé le niveau. Mais en avait-il eu vraiment, lui qui avait vécu dans un monde complètement différent de celui dans lequel il vivait aujourd’hui ? Peut-être qu’il aurait aimé avoir quelques années de moins, pour profiter de cet état d’esprit Y.O.L.O que décrivaient parfois les universitaires, mais les responsabilités invisibles faisaient partie de son quotidien, bien trop pour qu’il puisse espérer se fondre dans la masse des gros fêtards de Boston. Parler avec des femmes qui, dans la vie active, sont déjà engagées, à l’idée que je me faisais de celle que j’aimerais épouser, ça me conforte, affirma-t-il côtoyer des adultes pour affiner ses choix futurs. Le tableau qu’il ne cessait jamais de dresser de son avenir lui permettait de garder une ligne conductrice saine, et de protéger les convictions qu’il pensait justes. Ça empêchait la déroute, et lui donnait espoir et motivation. Trouver en moi la folie estudiantine, tu espérais, lui demanda-t-il ; est-ce qu’elle était déçue de faire face à un homme mâture ? Ji-hun avait beau savoir s’amuser en temps voulu, ses principales préoccupations étaient aussi sérieuses que celles auxquelles Aya faisait face.

Il but une énième gorgée de sa bière, mais plutôt que de laisser ses doigts entourer le verre, il les tendit vers la plus âgée. Poignet posé sur le bois de la table, paume pointée vers la jeune femme, phalanges écartées, il demanda : d’avoir ta main liée à la mienne, ce que ça fait, je peux savoir ? De goûter à la simplicité de la palpe, sentir ses empreintes sur sa peau et poser son sceau sur la sienne. Toucher futile pour les autres peut-être, déterminer à quel point sa main pouvait correspondre à la sienne restait un détail important et enjôleur. S’il te plaît , laissa-t-il glisser entre ses lippes la politesse qui ne pouvait que faire plier l’autre.