Soirée tellement intense que le temps n'a eu aucune importance. C'est accablé de fatigue que j'échoue lamentablement sur le fauteuil de mon bureau à l'association, plus que satisfait. Trois dossiers bouclés, trois. Des familles en grande précarité à qui j'ai trouvé une place dans un foyer, et un entretien d'embauche pour l'une d'entre elles. Pourquoi tout ne tourne pas aussi bien dans le perso ? Ne pas me sentir inutile, gauche, mauvais. Ce n'est pas faute de tenter les efforts, mais Carmella réagit tellement au quart de tour que de nous deux, c'est bien la plus impétueuse. En d'autres circonstances, j'en aurais ri. Je me serais vraiment amusé à tourner la chose en dérision, à lui trouver un côté cocasse. Mais là, même en m'insultant moi-même de connard, je me prends dans les dents qu'elle ne m'a pas insulté. Évidemment, puisque le mot venait de moi ! Plusieurs soupirs s'échappent de mes lèvres alors que je me relève, ignorant la fatigue pour clôturer les dossiers traités. Rien de tel pour s'occuper l'esprit que de la paperasserie. Cela m'évite au passage d'avoir l'impression que j'abandonne Mia, à qui je n'ai même pas eu le temps de rendre visite depuis des jours. La culpabilité martèle mon esprit qui s'égare sans que je ne cherche à le retenir. La seule chose qui me ramène sur terre avec la force d'un coup de pied au cul, c'est le boucan du diable contre la porte de l'asso. Ni une ni deux, j'abandonne le dossier précédemment entre mes mains pour bondir direction ladite porte, me rendant compte de deux choses : la première, que c'est une femme qui hurle. La seconde, c'est que la femme en question m'est tout sauf inconnue. Putain Carmella, t'as envie de réveiller Boston tout entier ?! que je balance sans une once de douceur en lui prenant la main pour la faire rentrer. Rentre, tu vas choper la crève. Alors que je m'occupe de refermer la porte à clef derrière nous, c'est un air sévère qui s'oppose à la demoiselle. Les traits de mon visage sont fermés, et j'avoue ne pas être d'attaque pour une joute verbale, pas alors qu'elle risque une fois encore de déformer tous mes propos. C'est moi ou tu t'es pris une douche au whisky ? Je ne sais pas quel est son taux d'alcool, mais il doit crever le plafond, et la donne me fait arquer un sourcil de surprise. Pourquoi tu tambourinais à la porte ? Je me garde bien de lui rappeler qu'il existe un petit bijou de technologie appelé téléphone, elle serait capable de m'envoyer le sien au visage. J'avoue garder une distance physique maîtrisée, parfaitement conscient que la fatigue ne me sera aucunement de bon conseil.

Si un bref soupir s'échappe de mes lèvres, cela ne m'empêche pas de prendre mon manteau sur la chaise du bureau afin de couvrir les épaules de Carmella. Geste plutôt réflexe et auquel je n'accorde pas de pensée particulière. Je me laisse guider par cet instinct protecteur me ressemblant et m'étonnant d'un même temps. Viens par-là, je vais te faire un thé, ça arrêtera peut-être le processus de chopage de crève Si j'ai effleuré ses épaules en lui plaçant le manteau, je n'ose pas l'approcher davantage de peur qu'elle ne me repousse. Après tout, l'inspectrice n'est pas exactement dans son état normal, et ne l'ayant jamais vue alcoolisée auparavant, qui sait quelle réaction la demoiselle pourrait avoir face à mes gestes... bien que je sois toujours d'avis qu'il vaut mieux parfois demander pardon que permission, surtout lorsqu'il s'agit d'aider autrui. Rajoute quelques zéros à ton « un ou deux verres » que je m'amuse à répliquer avant que mon expression ne se transforme en un sérieux implacable. L'heure n'est plus à rire, surtout pas alors que je comprends que, si elle a bu, c'est ma faute et uniquement la mienne. Le problème c'est que t'aies picolé à cause de nos échanges ! Dans la « famille handicapé du sentiment », je voudrais moi, Carmella et... encore un peu de moi. Du moins cette pensée me traverse-t-elle l'esprit avant que la présence de Mia à l'hôpital soit évoquée. J'ignorais qu'elle lui rendait visite tous les jours, là où moi je n'y vais plus autant. Tout mon esprit est avec elle, mais venir tous les jours est de plus en plus complexe pour moi. Alors je m'use au boulot, à l'association, et tente vainement de me trouver une utilité pour aider autrui alors que je n'ai jamais vraiment pu venir en aide à ma propre petite sœur. La donne m'arrache littéralement le cœur et je m'en retrouve muet, mes prunelles s'assombrissant à cette idée. Incapable de dégoiser la plus petite syllabe, je reste planté tel un piquet de gare avant de me ruer vers la jolie brune afin de l'empêcher de tomber in extremis. Après m'être empressé de la saisir par le poignet, sans force mais avec une vitesse réflexe afin de ne surtout pas lui faire mal, je la ramène contre mon torse sans même réfléchir. Son poignet est toujours tenu par mes doigts fermes et puissants, et si je ne la serre pas dans mes bras à proprement parlé, je ne m'écarte pas pour autant. Il me semble même lui transmettre un brin de chaleur alors que ma main se met à trembler. Tu fais bien mieux que le frère pourri que je suis, mon petit caramel... Ma voix s'est fait murmure, alors que mes lèvres se sont penchées vers son oreille. Quant à se coucher fâchés... nous n'avons pas encore dormi, pas vrai ? Alors tout peut arriver... enfin je crois...

Je ne retiens pas le rire qui secoue bientôt mes épaules. Merde quand tu me sors « buvons un thé » ça sonne tellement comme une sentence pour elle, évidemment. A croire qu’après avoir écumé un bar et vidé quelques verres, l’idée de s’enfiler un thé soit une véritable torture. Je stoppe mon hilarité en la brisant dans l’œuf, car entendre Carmella se traiter de « conne » m’ôte toute envie de me payer une barre. Mon palpitant est scié sur place alors qu’elle poursuit dans sa lancée, me rendant presque sans défense, avec pour seule envie celle de l’entourer de mes bras pour ne jamais plus la lâcher. Nous sommes-nous stupides à ce point, pour nous déchirer comme des chiffonniers alors qu’il nous faudrait juste un poil de communication ? Ma bouche laisse échapper un petit soupir alors que je demeure planté tel un piquet de gare, à scruter la moindre de ses expressions, sa plus petite réaction. Je deviens chasseur, mais point d’animal, plutôt d’émotion. C’est un problème parce que si tu ne réagis pas au quart de tour, c’est moi qui le fait. On n’est pas capables de se parler deux minutes sans se sauter à la gorge et cette vérité m’emmerde… elle m’emmerde et ça me fait mal de savoir que t’as eu comme seul réflexe d’aller picoler parce que je ne suis pas suffisamment avenant pour que tu viennes me trouver et qu’on en parle. Juste… simplement. Carmella tient toujours mon poignet, impliquant le maintien d’une sorte de proximité entre nous, une proximité que j’ai peur de briser si je bouge d’un millimètre. Je crois que je n’entends même pas sa question à propos de l’heure, cette donnée se trouvant reléguée au cent quinzième neurone de mon système alors que ses lèvres frôlent les miennes, provoquant un frisson d’une puissance que je pensais impossible jusqu’à ce que nos deux corps se touchent. Se cherchent. Se domptent. Si je le bouge pas le poignet qu’elle tient encore entre ses doigts, c’est mon autre main qui caresse bientôt sa joue, alors que mes lèvres, elles, deviennent conquérantes, presque affamées. Sans doute que le mot « pardon » me donne des ailes, et que ma propre envie se mêle à la sienne. Celle de l’embrasser, de la conserver tout contre moi, craignant au-delà des mots de la voir partir loin de moi. Pardon pour quoi ? que je murmure entre deux baisers, pour finir par déposer mon front contre le sien. Je crois bien que le thé, je l’ai zappé.