La zone de confort de Ji-hun avait été mise à rude épreuve ces deux derniers jours, heureusement, comme à son habitude, il en avait épargné son travail. Preuve était qu'il rencontrait aujourd'hui une jeune femme, docteure en gynécologie et obstétrique, qu'il avait rencontrée à une conférence tenue en ligne. Après les fameuses questions-réponses habituelles, un petit groupe avait continué de converser ensemble sur le chanel jusqu'au déjeuner quand elle et lui, tous deux de Boston, s'étaient échangés leurs coordonnées dans la continuité. À cause des impératifs sportifs du doctorant, ils avaient dû attendre que le rush de l'étudiant-chercheur se dissipe pour pouvoir programmer un face-à-face amical et professionnel. De son côté, la demoiselle n'avait pas dû chômer de patientes, et ainsi avait été à même de comprendre les engagements de l'Asiatique. Le brun avait aussitôt rattrapé ses travaux avant de lever le feu-vert à la plus âgée, lui donnant rendez-vous près des bâtiments principaux de l'université.

L'heure de s'échapper du laboratoire sonna en avance à son portable, de façon à lui laisser l'opportunité de terminer la tâche confiée par son superviseur avant de quitter les locaux. Il enregistra les derniers paramètres observés, repiqua les cellules pour les remettre en culture, et fit table neuve. Matériel utilisé stérilisé, il se sépara des sur-vêtements, regagna son poste et fourra différents dossiers dans sa valise en cuir, des fichiers de recherches à étudier à la première version du chapitre premier de sa thèse. Effets personnels récupérés, il éteignit l'ordinateur et se dirigea vers une patère où il se délesta de sa blouse. Vague instant qui le laissa en chemise taupe clair ajustée jusqu'à ce que sa veste de costume olive vienne compléter le style – il réservait le combo noir et blanc pour les grandes occasions. Dernier regard laissé sur sa montre automatique, il n'était pas en avance, alors sortit du laboratoire de recherches à grandes enjambées pour rejoindre la rue dans l'espoir de monter très vite dans l'un des bus qui le fera traverser Charles River.

Le nord-coréen attrapa le transport en commun juste à temps, passa sa carte d'abonnement à l'endroit indiqué et trouva même un siège sur lequel s'installer. Il profita du trajet pour dénouer sa cravate et l'enfouir dans son bagage de travail, – détail qui enlèvera le caractère formel à la rencontre, il l'espérait. Il ne fit rien de plus que poser un regard sur les rues qu'il connaissait par cœur aujourd'hui, pour les emprunter chaque jour. Il arriva trente minutes plus tard dans le quartier de Cambridge ; Constance lui avait envoyé un message à mi-parcours quand lui n'était rendu qu'au tiers. Il parcourut les derniers mètres et entra dans l'établissement où s'étaient déjà rués les étudiants d'arts et d'histoire. Il accrocha la longue bandoulière de ses doigts longilignes et chercha du regard le visage de la jeune femme qu'il n'avait jamais vue ; est-ce qu'une gynécologue–obstétricienne avait un physique particulier auquel il pourrait se référer, de façon à plus facilement la repérer dans la foule d'assoiffés ?

Heureusement un signe de main et une interpellation de son nom le mit sur la voie. Son faciès se tourna dans la bonne direction et, enfin trouvée, il lui sourit et s'avança. Faite de bonnes manières, la docteure se leva et se présenta. Je suis ravi, fut-il sincère, la tête basculant légèrement en avant en signe de salutations, et moi Jay. Oublions les « monsieur », ou pire encore les « jeune homme ». Ça sera d'autant plus agréable, oui, acquiesça-t-il à sa proposition de la nommer par ce nom propre qu'on lui avait attribué à la naissance, il ajouta : surtout que Constance, c'est un joli prénom. Il se défit de son cartable marron, de la même couleur que ses chaussures de ville, et s'installa. J'ai eu un petit contre-temps, j'espère que vous n'êtes pas là depuis trop longtemps, s'inquiéta-t-il, l'accent encore prononcé, bien qu'il avait fait beaucoup de progrès en une année. Temps de réponse qui lui permit d'admirer les traits de sa vis-à-vis, il affirma : c'est bien mieux que de papoter sur les réseaux en tout cas.

Ji-hun était de ces personnes qui appréciaient la présence des autres et ne se satisfaisaient pas de quelques mots posés sur une messagerie instantanée. Il trouvait que la vue était de loin le plus beau des sens, permettait de s'émerveiller des jolies choses de la vie. Je peux vous laisser seule deux minutes, le temps de commander, prévint-il. Captivé par les réactions des cultures de son professeur, il en avait oublié de remplir son quota de caféine – et aussi de nicotine. Il redressa son mètre quatre-vingt-six et ôta son blazer pour le laisser se reposer sur le dossier. Je vous prends quelque chose pour accompagner votre iced americano, fut-il prêt à lui prendre une pâtisserie, si elle le désirait ; son corps d'ex-nageur en championnat, lui, ne disait jamais non. Il s'assura que son portefeuille était bien dans la poche arrière de son pantalon, avant de tourner les talons et de se rendre au bout de la petite file d'attente. Une fois son tour arrivé, il choisit un menu d'un latte, sandwich et dessert – cèdera ce dernier.

Il revint plateau en main, ne brusqua pas l'ordinateur de la jeune femme avec celui-ci en le posant sur la table autour de laquelle ils s'étaient installés. Il avait été serveur dans une brasserie, était devenu habile de son expérience. Vous me disiez être à votre cabinet, reprit-il la parole en desservant les éléments, il se situe où exactement ? Il lui était aisé de parler, avait déjà soutenu des oraux lors d'un séminaire.

Ji-hun remarqua la boisson de Constance et se dit qu'il ferait mieux d'aller commander lui aussi. D'abord parce qu'il s'était levé tôt pour parcourir la ville à grandes enjambées – habitude prise lorsqu'il était encore champion de natation, à laquelle il ne comptait pas mettre un point –, ensuite parce qu'il avait travaillé si dur qu'il n'avait pas pris le temps de remplir sa jauge de caféine. Boisson chaude qu'il adorait au point d'en consommer à toute heure de la journée et de la nuit. Carburant nécessaire à tout étudiant-chercheur dont l'objectif se trouvait au-delà de la réussite ; le nord-coréen désirait être le meilleur d'Harvard, de Boston, des États-Unis, du continent, du monde. Un ambitieux qui ne saura probablement taire sa soif de succès que lorsqu'il sera temps pour lui de céder sa place sur Terre. Il se redressa alors, mais prit soin de penser à sa vis-à-vis, parce qu'il n'était pas avare de galanteries, les bonnes manières faisaient partie de lui, ancrées dans son éducation.

Veste portée sur le dossier de sa chaise, il s'excusa auprès de la docteure et partit rejoindre la file d'attente. Ses yeux fixèrent la gigantesque pancarte qui répertoriait les divers choix plausibles pour composer un menu, mais ça ne l'empêcha pas de porter un rapide coup d'œil à la table autour de laquelle il s'était assis, pour s'assurer que son interlocutrice ne trouvait pas le temps long. De sa place, elle le fixait intensément et il lui adressa un sourire chaleureux avant de s'avancer jusqu'au comptoir. Il prit un latte, un sandwich et un cookie aux pépites de chocolat qu'il demanda à ce qu'on emballe pour emporter. Il indiqua son prénom et paya sa consommation avant de se munir du plateau et retrouver sa « collègue » de conférence. Il s'installa avec soins, tout en s'intéressant au cabinet qu'elle dirigeait. C'était la première fois qu'il croisait une docteure à son compte, que ce soit sur Boston ou dans son pays natal – chez lui, c'était impossible.

La propriété privée n'existait pas, tout appartenait au pays, au gouvernement, au dirigeant suprême. Lui seul pouvait octroyer un logement, un magasin, un emploi. Tout dépendait de sa bonté. Ça n'a pas été trop difficile de s'implanter, demanda-t-il avant de prendre une gorgée de son café, de reposer le gobelet puis de se pencher vers son cartable. Il sortit le cahier de notes sur lequel il griffonnait durant les conférences et sa trousse. Effectivement, je suis en pharmaco', confirma-t-il auprès de la jolie blonde qui lui faisait face. Il piqua un stylo noir en forme de poisson tropical et ouvrit son carnet à la bonne page. J'ai suivi deux masters, en biologie et en chimie, compléta-t-il l'information de base, c'est après mon année à l'armée que j'ai décidé de combiner les deux pour servir à la recherche. Il avait pratiqué chaque étape des expérimentations auprès d'un docteur réputé du régime ; il aurait été destiné à prendre le relais au décès de ce dernier.

Je vous remercie Constance, fut-il sincèrement touché des compliments qu'elle offrait à sa discipline, et des voeux qu'elle lui souhaitait, je rencontre chaque jour des personnes fort inspirantes, ça me motive à ne rien lâcher. Un petit geste discret de la main avait pointé la personne qu'elle était, signe qu'elle en faisait forcément partie. La passion et l'envie de tout donner pour son métier s'étaient lues dans les expressions de son visage, il n'avait pu passer à côté de cette concentration et du sérieux avec lequel elle avait été attentive de ses confrères. Quant à la raison qui avait poussé l'Asiatique à s'y intéresser : oh... Je me suis perdu. Il plaisanta, naturellement. Son esquisse s'élargit, dévoilant l'alignement de ses dents blanches, avant qu'il ne laisse un petit rire s'échapper. Discret, complice. En tant que chercheur, je serai amené à travailler sur tout un tas de problématiques, et elles toucheront des spécialités médicales différentes, commença-t-il ; il était ouvert à tous les projets.

Pourtant, sa présence n'avait pas été complètement anodine, il y avait réfléchi sincèrement. Ma thèse traite des lésions de la matière blanche cérébrale immature, indiqua-t-il. Autrement dit des lésions subies par les nouveaux nés prématurés. La matière blanche était une substance qui prenait près de la moitié de l'espace cérébral, elle formait des câbles qui reliaient les diverses aires et transportait les informations nécessaires au bon fonctionnement de la masse. La prématurité rendait plus vulnérable le bébé aux lésions hypoxiques, hémorragiques ou inflammatoires et pouvait mener à des diagnostics défavorables sur le plan neurodéveloppemental. Je cherche à les quantifier de façon précoce, sans être invasif, et de développer une nouvelle stratégie neuroprotectrice contre celles-ci, informa-t-il l'obstétricienne. Autant dire que c'était un travail de longue haleine qui ne lui permettait pas souvent de quitter « à l'heure », mais ne s'en plaignait pas.

De grossesses à risques on en vient parfois, si ce n'est pas souvent, à un accouchement précoce , dit-il en portant lentement son gobelet près de sa bouche dans l'optique de s'hydrater, d'où ma présence à la conférence. Voir plus loin que ce qu'on étudiait était important. Ça permettait d'avoir une approche d'ensemble en plus d'une vision plus restreinte qu'obligeait la problématique initiale. Il porta ses chairs pleines sur le rebord pour se délecter de quelques petites gorgées successives – la chaleur ne lui permettait pas de faire autrement. Et vous, demanda-t-il en retour, vous faites face à de plus en plus de patientes qui demandent une attention particulière ? Il se tint prêt à noter les observations professionnelles et personnelles de la trentenaire, celles remarquées au sein de son propre cabinet. Écriture appliquée, soignée, lisible. Bien loin du charabia connu du graphisme des médecins.