On n'a pas idée de se mettre autant dans la merde en si peu de temps. A peine revenu des méandres d'un énième traitement en vue d'une amélioration de mon état, je triture mes doigts, planté tel un piquet de gare devant la porte de ma chambre. Dans quelques instants, je vais être passé au crible par une brunette qui aura sûrement plus de questions que je n'ai de réponse à lui fournir. Dans un moment, je vais me retrouver dans un état de stress intense et je ne suis pas certain d'être capable de gérer. Deux mois. Cela fait deux mois que j'ai laissé tout le monde en plan, sans nouvelles ou presque. Deux mois que je cherche une bonne raison à offrir en pâture à tous ceux qui souhaiteraient savoir où j'ai bien plus disparaître... mais sans succès. Salut demoiselle ! que je lâche dans un ton léger alors que je me pointe enfin en pleine salle commune, vide d'âme hormis celle de Mia. Mes yeux de saphir balaient la pièce alors que j'attends le courroux. Le couperet de la guillotine va tomber, c'est une certitude certaine. Mais dans quelle mesure... mystère et balle de golf.

Généralement quand on en vient à prendre mon nom de famille comme moyen d'interpellation, ça pue au royaume de Danemark. Je tâche de ne pas laisser ni l'agacement ni l'indécision l'emporter dans cette véritable bataille intérieure se jouant actuellement, osant même regarder Mia droit dans les yeux, sans détour. Aux dernières news, c'est toujours mon patronyme que je reprends dans un nouveau trait d'humour qui, je n'en doute pas, va faire office de coup d'épée dans l'eau au même titre que les précédents. Ce que je n'ai nullement prévu, en revanche, c'est la question qu'elle me balance en pleine poire. Je l'imaginais hurler, faire en sorte que je puisse dire adios à mes tympans uniques et préférés, mais non. Son interrogation me désarme, et le léger "oh" que forme ma bouche quelques secondes durant en est l'ultime preuve. Flipper ? Non pas du tout je me suis même régalé ce soir-là. Je pensais... que tu t'en étais rendue compte. Me plonger dans la contemplation de mes Converse semble être l'activité la plus intéressante du moment, tandis que je ne sais toujours pas comment aborder LE sujet qui fâche : la raison de mon absence. Tu penses vraiment que si je m'étais barré à cause de toi je t'aurais demandé de venir me rejoindre ? Surtout avec le bal qui approche et l'intention ferme de l'invité, bien que Mia ne le sache pas encore.

Je ne pensais pas être un jour battu à mon propre jeu : celui de l'humour. Mia a un talent inné pour surprendre son monde et bigre, j'esquisse un petit rire amusé car elle peut se targuer de m'avoir coupé la chique. Je sens hélas que la partie est loin d'être gagnée, chacun avançant ses propres pions avec tellement de retenue et de stratégie que cela m'en donne le tournis. Je suis d'ordinaire peu à l'aise lors des contacts sociaux, mais là, c'est Bagdad dans mon esprit. Joli ! Je me contente de baragouiner un seul mot avant de froncer légèrement les sourcils. De toute évidence, la demoiselle ne risque pas de me laisser le moindre terrain tant que je n'aurais pas montré patte blanche, aussi je m'octroie le luxe d'un soupir, suivi d'un passage de main dans ma chevelure d'ébène. Requise parce que déjà, j'avais envie de te voir même si je me doute que c'est aux antipodes d'être réciproque que je reprends en articulant presque à l'extrême, optant pour le fait de m'asseoir sous l'effet d'un vertige. Ma leucémie a encore gagné du terrain, et avec elle, une lassitude physique proche du malaise s'infiltre quotidiennement par tous les pores de ma peau. Et aussi parce que je t'avais promis une preuve, non ? J'ôte de ma poche de jean une simple carte, que je lui tends. Cette dernière indique bien entendu mon identité, mon rhésus sanguin ainsi que la mention transfusions fréquentes pour suivi de leucémie. Reste à savoir si Mia va effectivement la prendre entre ses mains, et oser obtenir cette vérité qui peuple mon quotidien.

Mia vient de s'emparer de la carte que je lui tends et le moins que l'on puisse dire c'est qu'entendre mon cœur frapper douloureusement dans ma poitrine me fait tourner la tête. Je ne suis pas à l'aise avec les effusions de sentiment, quel qu'il soit. Les larmes coulent de manière vive contre les joues de la demoiselle, faisant crisper mes mâchoires. Je suis incapable de fondre sur elle et la serrer contre moi, malgré l'intention qui secoue mon âme. Le contact physique demeure complexe, dangereux à mes yeux saphirs et pourtant, dans un geste délicat, j'ose effleurer, frôler sans insistance, la peau humide de son visage. Non... ne pleure pas à cause de moi... Si je ne connaissais pas la jolie française et que je n'en n'avais cure, jamais je n'aurais osé ce contact physique qui, pour l'ancien enfant des rues que je demeure, est un bond en avant plus qu'un vulgaire pas. Ma gorge se serre, l'émoi faisant trembler mon corps, à commencer par mes longs doigts de dessinateur qui frôlent toujours la joue de Mia. Lui faire mal me fait mal. Bien que je ne sois pas à l'origine de ma propre maladie, la culpabilité que je ressens de l'avoir laissée de côté, sans l'ombre d'une hésitation, fait craqueler chaque millimètre de mon palpitant en souffrance. Je n'en vaux vraiment pas la peine... au contraire. Tu ferais mieux juste de me haïr. Après tout je t'ai abandonnée, tu l'AS dit toi même...

Je ne sais pas bien à quoi je m'attendais en cherchant à ne serait-ce que la fleurer du bout de mes doigts. Sa réaction m'offre la quasi obligation de refermer mon poing après l'avoir éloigné du visage de Mia. Cette dureté dont elle fait preuve rivalise avec tout ce que j'ai vécu. Je ne connais pas suffisamment son passé pour comprendre cette façon qu'elle a de gérer ses émotions. Je ne me permets aucunement de juger, je ne m'en sens pas le droit. Moi-même je traîne suffisamment de casseroles pour ne pas me sentir fébrile, et touché par ce que je vois et ressens. Voir la jolie brune s'effondrer en sanglots, elle qui me paraissait si forte quelques instants plus tôt, craquelle sans préméditation cette image que j'aurais pu avoir d'elle. Pourquoi tu mets des mots dans ma bouche qui sont aux antipodes de ce que je pense ? C'est ça l'idée, mordre avant d'être mordue ? Si mon corps en lui-même n'as pas bougé d'un pouce et que notre proximité est de plus en plus évidente, ce n'est pas sans avoir envie de tout envoyer valser et de m'éloigner, fuir très loin. Faut-il que je sois un brin masochiste pour demeurer droit et fier devant cet état de fait. Je ne prétends rien et ne compte pas penser à ta place. Je ne suis ni extralucide ni dans ton esprit à guetter la plus petite vérité. Donc on peut continuer comme ça à s'envoyer des joyeusetés ou bien se dire que gâcher ce temps ensemble est stupide.