Chemise noire légèrement ouverte, veste chipée à Matthieu, j’arbore mes lunettes sur le nez avec une nonchalance toute à fait digne de moi. Je sais qu’en théorie, je devrais être stressé par cette soirée à venir, en bon ignorant des codes sociaux qui gravitent autour de la Saint-Valentin mais j’ai décidé de jouer la carte de la franchise. Pas de peinturlure exagérée, pas de discours dégoulinant, rien qui ne me corresponde pas. La vérité, c’est que j’avais envie de passer cette soirée en compagnie de Saga et que je commence à me sentir ridicule à l’attendre près de notre salle commune. Cinq minutes plus tôt, j’ai envoyé un « ton prince pas charmant du tout poireaute à côté du billard » et depuis, je me demande si elle osera le culot de se pointer en jogging ou si elle optera davantage pour une robe. En toute honnêteté, je ne sais jamais trop à quoi m’attendre en sa présence depuis notre rencontre disons… antique. Petit coup d’œil à ma montre qui a connu autant la rue que moi, puis je tapote mes doigts en rythme sur le tissu de mon pantalon qui me donne l’impression de ne pas être totalement moi-même.

La demoiselle ne tarde pas à m’honorer de sa présence, et comme à son habitude, elle réagit de manière totalement opposée à tout ce que j’aurais pu imaginer. J’esquisse un sourire aussi bref qu’intense, avant de me raidir littéralement lorsqu’elle s’approche pour ajuster le col de ma chemise. Presque instantanément, je fais un pas en arrière, peu désireux de maintenir quelque proximité physique que ce soit. Pas contre toi que je baragouine, mâchoires serrées, tâchant de regagner un rien de sérénité tout à fait feinte. C’est le moment précis où son conseil prend tout son sens : j’ôte la veste qui ne me correspond en aucune manière et pousse un petit soupir d’aise. T’as raison c’est beaucoup mieux sans que je reprends comme si rien ne s’était passé. Comme si je ne venais pas de faire un bond en arrière à me croire de retour dans les rues sombres et mal famées de Tokyo. Je ne crois pas que le mot « charmant » m’aille au teint en revanche. Il te correspond mieux. Curieuse façon de complimenter la beauté d’une femme, mais on ne peut m’accuser de ne pas être sincère. Mes prunelles d’azur se perdent un instant sur son beau visage, et mon expression devient aussi insondable que le fond d’un lac. Je n’aime pas être touché. Je ne pensais pas que tu allais le faire d’où… ma réaction un peu vive. Ne le prends surtout pas mal. D’un mouvement de la main, je fais apparaître un bouton de rose blanche. Tout de magie que j’ai appris aux côtés des précepteurs alloués par la famille m’ayant adopté. Reste à savoir si Saga acceptera ce modeste présent ou bien fuira aussitôt ma présence, moi qui peine à ouvrir cette boîte de Pandore qu’est mon âme.

Je me retrouve un peu emmerdé par ma propre réaction de bête traquée. Je voudrais donner les vraies raisons à Saga afin qu’elle comprenne que rien de sa part ne me donne envie de m’éloigner, mais les paroles demeurent bloquées dans le fond de ma gorge. Sa réaction est comme un coup de taser, forçant mon expression à se fermer d’un coup et ce pour quelques minutes. Cette extraordinaire façon que je possède de savoir me protéger et de ne laisser personne m’approcher de vraiment près me porte très souvent préjudice dans mon existence. Hélas, les réflexes ont la vie dure, et ce n’est pas demain la veille que je parviendrais à les faire taire définitivement. Attends, je te montre que je reprends en m’emparant du bouton de rose afin de le glisser contre son oreille, le mêlant ainsi à sa belle chevelure aux reflets dorés. Mes doigts glissent encore dans quelques mèches avant que je ne les ramène contre moi, conservant un rien de proximité entre nos deux corps, laissant de côté la bête traquée en moi. J’aime pas… être surpris. Ça me mets mal à l’aise. Laisse-moi juste… m’habituer à ta présence? Invitation certes maladroite, mais je ne crois pas que l’on puisse douter de la sincérité de mes paroles alors que je plante mon océan azuré dans le sien, comme pour lui donner accès une petite partie de mon âme. Sans doute cette même partie qui souhaite qu’elle m’apprivoise. Je savais pas ce que t’aimais alors... Tout en lui tendant mon bras afin qu’elle le prenne – je l’espère – je reprends, d’un ton presque malicieux : j’ai bloqué la cuisine de la Pfo pour ce soir. Ce qui veut dire qu’on va se cuisiner ce qu’on veut… ensemble. Bon d’ici à ce que ça vire pas en troisième guerre mondiale culinaire, il n’y a qu’un pas ! Mais j’avais envie d’être un peu original, moi qui ne connaît strictement rien aux codes sociaux, et encore moins aux coutumes de Saint-Valentin ici, en occident…

Trop tard pour s'en vouloir : mon recul s'est fait si abruptement que mon cerveau ne m'a laissé aucun temps de réflexion. Mon instinct de survie, aiguisé telle la lame d'un sabre, dicte la moindre de mes actions en ne m'offrant que des conséquences désastreuses à gérer derrière. Pas évident pour l'animal sauvage que je suis, la bête traquée, d'expliquer le pourquoi du comment... alors je me contente d'arrondir les angles, avec la finesse d'un rhinocéros en pleine charge. La difficulté me paraît réelle alors que Mia s'empare de mon bras avec tant de précautions que ma culpabilité gagne un cran. C'est finalement moi qui initie un geste plus franc, entourant son bras frêle de ma main gauche afin de rapprocher davantage nos deux corps. Certes, la précaution dont je fais moi-même preuve donne un rien de maladresse supplémentaire au tableau, mais tant pis. J'apprends, encore aujourd'hui, à agir normalement en société... et bigre, y'a encore du boulot. Conseil numéro un me concernant : je dis beaucoup de conneries. Référence à mon recul physique, que j'espère pardonnable. Je prends donc le pari de nous conduire tous deux dans la cuisine de la confrérie, réservée par mes soins pour toute la soirée et ce jusqu'à demain dans la matinée. Sait-on jamais que ledit lieu se transforme en tranchée de guerre... Alors figure-toi que je ne m'appelle pas Kei Kobayashi mais promis, je me débrouille pas si mal derrière un piano que je reprends avant de lui présenter un petit totebag cousu main avec son prénom, contenant un petit ballotin de chocolats. Au Japon, pour la Saint-Valentin, c'est la coutume d'offrir des chocolats... que j'explique en évitant soigneusement son regard, optant pour un repli stratégique derrière une trace d'humour : tu crois franchement que tu peux me battre en battle de farine ? C'est un défi ? L'océan saphir de mes yeux vient de s'illuminer de malice. Le défi, c'est mon carburant perso, plus efficace que n'importe quel autre boost.