Il est la dernière personne qu’il s’attend à voir franchir la porte, surtout sans en avoir été prévenu auparavant et, pourtant, c’est bien son visage qui se dessine sur la caméra donnant sur la salle du salon de thé. Wade fronce les sourcils, se frotte un peu les yeux et se dit que ce n’est que le fruit de son imagination. Pourtant, la silhouette, la façon qu’il a de se tenir lui ressemble, et même s’il ne peut voir ce visage avec précision à travers la caméra, de mauvaise qualité, quelque chose en Wade lui souffle que c’est bien lui. Il tâche de se concentrer sur les tâches à faire, Kris n’a absolument rien à faire à Boston mais à peine dix secondes après avoir repris son stylo, il le repose et sort du bureau pour aller prendre la caisse. Il fait signe à Mindy qu’elle peut prendre sa pause d’un geste et vient se placer derrière le comptoir. Sa gorge se serre et instinctivement ses doigts viennent serrer le comptoir jusqu’à blanchir. Il déglutit, cherche dans son esprit si son ex-petit-ami aurait pu lui dire à un moment ou un autre qu’il comptait passer à Boston, mais cela ne lui dit rien et Wade prend toujours soin de bloquer son numéro quand il consomme de l’alcool ou de la drogue pour éviter des appels qu’il regretterait le lendemain. Il pense bien moins souvent à lui qu’il y a trois ans quand il a rompu, mais on est jamais trop prudent.
A qui parle-t-il ? Depuis quand a-t-il des amis à Boston ? Les seules personnes qu’il connaissait étaient ceux que Wade lui présentait, et voilà que maintenant, il a tout une bande d’amis ? A moins que ce ne soit des amis avec qui il est de passage ou en vacances mais pourquoi venir sans le prévenir, et surtout pourquoi venir dans le café où il sait pertinemment que Wade travaille; si c’est pour l’éviter ? “Ca ne vaut pas ceux à la vanille.” Ne peut-il s’empêcher de répliquer, malgré le choc, quand Kristofer commande sa patisserie. Ils ont eu le débat des centaines de fois, ne sont jamais parvenus à se mettre d’accord, sinon sur le fait que c’était une parfaite excuse pour s’offrir le luxe d’un éclair une fois par semaine, même quand ils mangeaient des pâtes à chaque repas de la semaine. Poussant un soupir, Wade se recule, les lèvres pincées et secoue doucement la tête quand il entend prononcer son prénom et surtout avoir l’audace de lui demander ce qu’il fait là. “Ce que je fais sur mon lieu de travail ?” demande-t-il, les bras croisés. Il jette un coup d’oeil sur le côté, histoire de vérifier que personne n’attend d’être servi et s’approche à nouveau, le comptoir toujours entre eux. Quelques secondes, Wade prend le temps de l’observer, de voir comme son visage s’est aminci à certains droits, comme des traits se sont tracés. Il prend le temps, aussi, de se laisser submerger par l’émotion et vient retrouver son regard, cherchant une réponse aux questions qu’il n’a pas encore formulé. Il s’éclaircit doucement la gorge et souffle : “Je te prépare ça”. Finalement, il ne préfère pas savoir ce qu’il fait là, n’est pas certain de vouloir attendre qu’il est avec ses potes, dont peut-être son ou sa petite-amie, ou qu’il ne voulait pas lui dire qu’il était là et que ce sont les gens avec qui il est qui ont insisté pour venir ici, qu’il espérait que c’était son jour de repos… Kitt ne lui doit plus rien de toute façon, et si Wade espérait qu’ils soient… presque amis, il comprend tout à fait que ce ne soit pas le cas, malgré les discussions à coeur ouvert qu’ils ont encore parfois. “Sur place, ou à emporter ?” demande-t-il, ayant pourtant la réponse puisqu’il a bien noté que le groupe avec qui il était, s’est installé. Il n’attend pas sa réponse et commence à les dresser sur des assiettes. “Je ne peux pas te les offrir, mais je te fais la réduction employé.” précise-t-il, pinçant les lèvres pour ne pas lui demander ce qu’il fait, combien de temps il est là et s’il veut aller prendre un verre ou un café, s’il a le temps.

La phrase évoquant leur passé commun à peine prononcée, Wade ne peut que la regretter. Elle réveille trop de choses en lui, le ramène à une époque où le voir par hasard débarquer au petit boulot du moment était une possibilité. Ils prenaient souvent plaisir à flirter comme s’ils ne se connaissaient pas, comme si leur complicité était instantanée (et si elle l’avait été, elle n’était pas que ça) et que leurs cœurs ne battaient pas à l’unisson. Mais ça, c’était avant et si Wade avait été si surpris qu’il était mécaniquement retombé dans ses anciens travers qui n’en étaient, d’ailleurs pas, à l’époque. Un sourire triste sur le visage à la réponse de son ex-petit-ami, il acquiesce d’un signe de tête et précise : “Toujours”, pas prêt pour autant à mettre fin à cette saynète. Plus rapidement que lui, Kris reprend ses esprits et l’interroge. La question est douloureuse et déplacée quand Wade est certain de lui avoir parlé plusieurs fois du Mike’s pastries. Venant protéger son coeur, il croise les bras sur la poitrine et lui rappelle où ils se trouvent. Il se mord légèrement la lèvre et acquiesce d’un signe de tête en l’entendant expliquer qu’il ne l’avait pas vu dans un premier temps. Wade se retient de lui dire qu’il l’a reconnu à la seconde où il l’a vu, quand même bien il devrait être à des milliers de kilomètres de là où il se trouve et acquiesce d’un signe tête pour écourter son malaise. Il n’y a rien à ajouter; Kris était nécessairement plus prêt que Wade à ses retrouvailles - si on peut les qualifier ainsi - mais pas assez, apparemment. Il ne peut pas vraiment lui en vouloir, tant à cause de la façon dont les choses se sont terminés entre eux que parce qu’il n’a jamais douté que leur histoire était aussi spéciale aux yeux de Kris qu’elle l’était au sien. Mais la vie sait se faire entendre et s’amuse, il faut croire, à séparer des êtres faits pour être ensemble. Alors voilà qu’ils se retrouvent comme deux cons dans un café, sans trop savoir quoi dire, quoi faire. Une part de Wade espère que Kris ait conscience d’à quel point il regrette cette séparation mais la majeure partie de lui sait que c’était aussi la meilleure chose à faire et il ne s’en veut pas d’avoir fait passer le bonheur des enfants et de Kris avant le sien. Wade n’a jamais été égoïste mais peut faire beaucoup plus que la majorité des humains pour les gens qu’il aime.
Cherchant à se donner une contenance, il passe un mot ‘default’ et lui demande s’il veut sur place ou à emporter avant de mettre aussi mécaniquement que minutieusement les pâtisseries commandées sur des assiettes. “Des boissons, avec ?” demande-t-il, appuyant sur le bouton lui permettant d’appeler la serveuse pour qu’elle aille tout déposer sur leur table, une fois la commande prête. “Ca me fait plaisir.” précise-t-il, avec un léger sourire. Il se mord l’intérieur des joues pour essayer de se faire taire mais surtout de mettre de l’ordre dans ses idées. Une chose est certaine : il sera bien incapable de rester là à le regarder prendre le thé en faisant travailler et le salon de thé n’est pas assez occupé aujourd’hui pour qu’il soit distrait de manière efficace. Il faudra qu’il voit s’il peut aider en cuisine ou dans la réserve, histoire de tout faire pour que son regard ne quitte pas la silhouette de Kris mais surtout que ses pensées ne divaguent pas sur leur histoire. Il y a plusieurs raisons pour lesquelles Wade ne s’est jamais remis en couple depuis leur séparation et si le fait qu’il se considère suffisamment occupé avec les gamins en est la principale, l’amour qu’il a porté à Kris arrive deuxième, sans que cela ne se joue à grand chose. Passant sa carte d’employé, il sort le ticket de Kris quand celui-ci commence à s’excuser. Wade relève le regard vers lui, retenant son souffle avant de secouer la tête. “Tu ne me dois rien, Kristofer.” Il ne sait pas vraiment s’il le dit à voix haute pour son ex petit-ami ou pour lui-même mais c’est un fait qu’aucun des deux ne peut nier. Wade profite du signe que ce dernier fait pour jeter un coup d’oeil à la bande avec qui il a débarqué. Un large sourire vient se dessiner sur son visage quand il entend Kris lui annoncer la nouvelle, le sourire se ternit légèrement quand il dit qu’il voulait lui en parler “mais”, mais Wade décide de passer outre et s’exclame : “Putain, mais c’est génial Kris. Tu le mérites tellement. Je suis vraiment heureux pour toi.” Et ce, même si cela lui rappelle aussi tout ce à quoi lui a dû renoncer, que ce soit personnellement ou professionnellement. Il acquiesce ensuite d’un signe de tête, se retenant de lui dire qu’il aurait aimé être prévenu. Même si c’est le cas, il comprend la réaction de son ex-petit-ami et ne sait pas s’il l’aurait prévenu s’il avait dû faire un détour par L.A. La principale différence étant qu’il ne se serait probablement pas arrêté sur son lieu de travail… mais c’est un autre sujet. “Non, reste. L’après-midi est plutôt calme, vous faîtes notre chiffre d’affaires.” précise-t-il, maladroitement, quand il voudrait simplement lui dire que malgré l’ouragan qui est en train de le dévaster, cela fait du bien de le voir. Vraiment. “Tu restes combien de temps ?” souffle-t-il, priant à la fois pour que ce soit très court et très long, partagé entre l’envie de le savoir à nouveau dans la même ville que lui et la peur que ça ne leur fasse plus de mal qu’autre chose, même trois ans après. “Tu devrais écrire à Sophia… Elle t’en voudra si elle apprend que tu es là par hasard.” Ils avaient toujours eu tous les deux une relation particulière, enfin… tous les trois à l’époque, mais la gamine était sincèrement attristée quand Wade lui avait appris leur séparation et il semblait à Wade qu’ils gardaient contact, mais raison de plus pour l’informer de sa présence ici.

“Comment elle va ?” demande Wade spontanément quand Kit évoque sa famille. Il ne peut s’empêcher de se dire que cela aurait dû être la sienne de famille également. Il ne les connaît pas tant que ça, en réalité; la distance les a empêché de créer une vraie relation mais ce qu’il connaît d’eux, Wade l’apprécie sincèrement. Il apprécie l’homme que ses parents ont élevé et même si se séparer de lui est la chose la plus douloureuse qu’il ait eu à faire (perdre son père est quelque chose qu’il a subi, mais n’a pas fait), il ne regrette pas un seul instant les cinq années passées à ses côtés. De leurs débuts désastreux à la complicité rapidement trouvée et la confiance inébranlable en l’autre et leur histoire. Wade tâche de ne pas penser à cela et se concentre plutôt que la réponse de Kit à sa question, même s’il ne peut qu'acquiescer comme un idiot, car il n’a pas vraiment écouté ce qu’il lui répondait. Au sourire sur le visage de son ex-petit-ami, cependant, il devine que les nouvelles sont bonnes. “Tu aurais trouvé une autre solution. Je t’ai toujours dit que t’étais comme un canif, t’as plein de talents.” Et si la comparaison peut paraître surprenant, elle n’en est pas moins sincère. Même s’il décidait de faire totalement autre chose que de la comédie ou des arts, il pourrait… devenir écrivain ou trouver un autre métier qui le passionne. Kristofer Vermeer a toujours été un homme déterminé et doué dans tout ce qu’il entreprend.
Wade aimerait s’attarder, lui dire de lâcher les gens avec qui il est venu et lui proposer de sortir quelques minutes sur le trottoir pour discuter, ou même de s’asseoir au café et de prendre le temps de rattraper le temps perdu, de se donner des vrais nouvelles au moins. Même s’ils gardent contact, leurs appels ressemblent plutôt à des appels au secours, quand la vie devient trop dure. Malgré les années écoulées, ils restent le refuge de l’un et de l’autre et se livrent les choses les plus intimes, à défaut de se dire les choses du quotidien. Leur relation en est presque épistolaire et Wade se demande parfois s’il n’a changé du tout au tout, si l’homme qu’il aimait, aime encore sans doute, est toujours ou si c’est une autre version de Kristofer qui a pris sa place. Il se demande aussi s’il est toujours l’homme qu’il était mais sait que ce n’est pas tout à fait vrai : les événements des dernières années ont été trop dévastatrices pour qu’il n’en ressorte pas changer. Pour le meilleur ou pour le pire.
Ce n’est sans doute pas sérieux mais il s’octroie tout de même le droit de lui demander combien de temps il reste, à défaut d’avoir le courage de lui demander s’il a un peu de temps à lui consacrer. Ce courage-là, il ne le trouve pas tout de suite en tout cas. il acquiesce, se demandant si c’est une visite de courtoisie, ou s’il compte revenir à ce café. Il serait sans doute préférable de passer les quinze prochaines semaines à s’éviter car si Wade a tiré il y a bien longtemps un trait sur leur histoire, cela ne signifie pas qu’il est indifférent pour autant à tout cela, mais simplement qu’il sait qu’ils appartiennent au passé, malgré ce dont son palpitant essaie de le convaincre, en cet instant. “Oui, avec plaisir, ça leur fera plaisir.” Il ne répond pas à l’invitation du +1, parce que c’est sans doute mieux de laisser planer le doute. Wade ne se fait pas vraiment d’illusion sur le fait que Kristofer aura tourné la page mais il préfère que les choses soient claires… enfin, qu’elles ne le soient pas, en l'occurrence. “Et je manquerai pas ça, tu t’en doutes.” précise-t-il, tout de même. Wade a toujours été son plus grand fan et l’a toujours encouragé, et ce n’est pas prêt de changer, peu importe l’état actuel de leur relation ou le temps écoulé depuis la dernière fois qu’ils se sont aimés. Un léger rire s’échappe de ses lèvres quand il entend Kit parler de sa relation avec Sophia : “Par pitié, ne l’encourage pas à faire du shopping. J’essaie de lui apprendre ce que ça veut dire d’avoir un budget et de gagner de l’argent de poche.” Le reste de la conversation est interrompue par une jeune femme qui, par ses mots, fait comprendre à Wade qu’il devrait mettre plus de distance entre eux. Il toussote légèrement, pour ravaler le chat dans sa gorge et se remet à préparer les boissons avant d’acquiescer : “Vas-y, je t’en prie. Lydia t’amènera tout ça quand ça sera prêt.” Lui, n’a pas le courage d’aller à cette table. “Bonne journée, Kris. C’est sympa de te revoir.” Mais si compliqué de ne plus l'appeler Kit, pour essayer de garder un peu de distance quand Wade meurt d’envie de le serrer dans ses bras.