Pendant toute la route aucun son ne vint briser le silence à part le bruit du moteur de la voiture. John Reed et sa fille Rebecca ne s’adressèrent pas la parole. Ce n’est pas que Rebecca ne le souhaitait mais plutôt que son père ne supportait que très peu de l’entendre. 8 ans plus tôt la mère de Rebecca était morte en la mettant au monde et depuis ce jour John Reed considérait que sa fille était responsable de son malheur. La pauvre enfant menait une vie de silence, de solitude et d’abandon auprès de ce père autoritaire, alcoolique et violent. Ce jour-là, le dimanche de son huitième anniversaire, son père prétexta qu’il voulait écouter le sermon d’un pasteur que sa mère aimait beaucoup pour venir à Austin. L’église était belle, lumineuse ce qui trancha avec le prêche du pasteur que Rebecca trouva bien ennuyeux en comparaison de celui du Pasteur James. A la fin de la messe, elle essaya de rejoindre son père parmi la foule cependant elle le perdit de vue. Peu après sur le parvis de l’église elle trouva son sac à dos et un sac marin appartenant à son père mais aucun signe de la voiture. Les deux sacs étaient remplis avec ses affaires : vêtements, livres, quelques souvenirs de sa mère et ses papiers d’identités. La petite fille resta assise seule sur les marches pendant deux heures avant que des paroissiens de l’église ne la remarquent et fassent appel au pasteur. On lui posa des dizaines de questions auxquelles elle ne put répondre : « Où est ton père ? », « Pourquoi es-tu seule ? », « Est-ce que tu l’as vu partir ? » « Pourquoi pleures-tu ? » « C’est quoi ces sacs ? » etc…  Bien qu’elle se fût toujours sentie abandonnée, jamais Rebecca n’aurait pu imaginer que son père le ferait réellement.

D’orphelinats en familles d’accueil, la petite Rebecca avait grandi seule et sans savoir ce qu’était l’amour d’un foyer. De 8 ans jusqu’à ses 13 ans, la jeune fille changea 4 fois de famille d’accueil et alla 3 fois dans un foyer pour attendre d’être mise dans une nouvelle famille. Sa 3ème famille la ramena aussi vite qu’elle y avait été installée en prétextant qu’elle ne se sentait pas les épaules d’élever une adolescente à problèmes. Il faut dire qu’après l’âge de 10 ans il y avait très peu de jeunes orphelins qui étaient adoptés. Et puis finalement, Joshua et Sophie Benett entrèrent dans sa vie avec plus ou moins de succès. Rebecca n’était pas une adolescente docile, elle avait par trop souvent accordée sa confiance, et elle ne se laissait plus amadouer par la gentillesse et la bienveillance désormais. Le couple originaire du Montana essaya de lui donner un foyer chaleureux et aimant, de gagner sa confiance mais quelque chose était brisé. La jeune Texane accepta leur aide, accepta parfois quelques cadeaux mais elle tenait toujours à garder sa liberté. Trois années passèrent pendant lesquelles la jeune Becca découvrit qu’elle avait le droit d’avoir un peu de bonheur dans sa vie, d’avoir des amis, et des passions comme tout un chacun. Avec Joshua elle s’essaya aux sports extrêmes : escalade, wakeboard, snowboard etc… et avec Sophia elle se prit de passion pour l’équitation et la cuisine.

En partant du foyer d’accueil, une de ses amies lui avait dit : « Au mieux, ils seront sympas et tu auras une famille pas trop nulle. Au pire tu pourras toujours devenir majeure émancipée à tes 16 ans. ». La jeune fille avait gardé en tête cette phrase et elle demanda son émancipation le mois de son 16ème anniversaire au plus grand désarroi des Benett. Alors qu’eux souhaitaient l’adopter définitivement, elle ne rêvait que d’une chose vivre sa propre vie. Ils essayèrent de lui faire entendre raison, de lui faire comprendre que pour eux elle était déjà comme leur fille mais elle était déterminée. Les Benett n’insistèrent pas plus et la laissèrent faire sa demande tout en lui disant avec toute la bienveillance et la tendresse du monde qu’elle faisait partie de leur famille et qu’elle n’avait pas besoin de partir. Ils seraient toujours présents pour elle.

Le destin en décida autrement quand elle rencontra le ténébreux Marshall Walsh de presque trois ans son aîné. Becca en tomba éperdument amoureuse. Il était beau, sûr de lui, il avait une moto qui lui donnait un air de mauvais garçon, il avait des rêves pleins la tête et ne cessait de lui dire combien ils seraient heureux ensemble. Il n’en fallut pas plus pour que Rebecca Reed fasse sa valise, dise au revoir aux Benett et suive Marshall les yeux fermés.

Une caravane qui prenait l’eau leur servit de maison pendant les six premiers mois de leur passion, avec leurs petits jobs ici et là ils n’avaient pas pu s’offrir mieux, jusqu’à ce que Rebecca finisse par obtenir un emploi de serveuse au Pat’s Diner à la sortie d’Austin. L’endroit était fréquenté par les bikers, les conducteurs de poids-lourds, les voyageurs de passage et par les gens de la petite bourgade qui longeait la route principale menant à l’autoroute. A 16 ans et demi, la Texane n’allait pas cracher sur ce boulot qui leur permettrait de se payer un studio dans un motel. D’ailleurs elle travaillait également comme femme de chambre dans ce motel ce qui lui avait valu une sacrée baisse du prix du loyer. Ce n’était pas la vie de luxe mais ils avaient un toit sur la tête et deux repas par jour. Becca avait accepté de sacrifier ses études et ses ambitions pour que Marshall puisse réaliser son rêve de devenir auto-entrepreneur dans le milieu de la sellerie et de la customisation de moto. Tout l’argent restant après le paiement des factures venait enrichir le projet de Marsh.

A 18 ans Becca accoucha de son premier enfant, un magnifique garçon brun aux yeux azurs comme ceux de son père. Sans grande originalité, et surtout dans la pure tradition du Texas pour rendre hommage au père du premier né, l’enfant fut prénommé Marshall Junior. Même si cet enfant n’était pas prévu au programme, surtout pas alors que leur situation était précaire, un amour indéfectible se tissa entre le jeune couple et leur enfant. Marshall commençait à peine avoir quelques clients et aucun bénéfice ne pouvait pour le moment être sortie de l’affaire. Aussi la jeune maman décida de jouer le tout pour le tout en demandant au patron du Pat’s Diner de passer en cuisine plutôt que de rester serveuse. Elle savait que ses trois années de cuisine auprès de Sophia Benett lui permettraient de se débrouiller sous la houlette du cuistot. Au début il fut dubitatif mais il se rendit vite compte que la jeune femme avait de l’or dans les mains et qu’avec son cuistot ils feraient des merveilles en cuisine. De fait Rebecca devint seconde de cuisine ce qui lui permit de doubler son salaire et donc de pouvoir payer une nourrice pour qu’elle s’occupe de leur petit garçon quand ils n’étaient pas à la maison.

Pendant les dix années suivantes, l’entreprise de Marshall commença à se faire connaître.  Le bouche à oreille fonctionnait bien et la jeune entreprise florissait à vue d’œil tout comme leur fils. Maintenant, Marshall participait à des expositions dans des rassemblements de bikers, des bikers venaient le voir de tout le pays et certains collectionneurs n’hésitaient pas à lui confier la restauration de vieilles cylindrées vintage. De son côté Becca ne resta pas les bras croisés et passa différents diplômes culinaires lors de session de cours du soir, de stages ou par correspondances. La clientèle du Pat’s Diner, avait un peu changé depuis qu’elle en était devenue le chef cuistot attitré. On voyait toujours les habitués : gens du cru, bikers, conducteurs de poids lourds, mais il y avait maintenant des clients qui venaient d’Austin pour goûter à sa cuisine.  La jeune femme ne manquait jamais de parler du travail de son cher et tendre aux clients du Diner, elle pouvait compter aussi sur les serveuses pour vanter les mérites de Marshall. Jamais elle n’avait baissé les bras, jamais elle n’avait laissé tomber son amour. Au contraire, elle lui remontait le moral, elle le soutenait et parfois même elle l’engueulait un peu quand il commençait à se plaindre. C’est d’ailleurs pendant une dispute que Marshall la demanda en mariage un jour de janvier 2000. Elle était dans une rage folle, elle ne machait pas ses mots, elle défendait bec et ongle son projet à lui alors qu’il voulait tout laisser tomber. C’est cette énergie, cette volonté, son indéfectible soutien, son amour et son sourire qui eurent le dernier mot et donnèrent à Marsh l’envie de l’épouser et d’être à ses côtés quoi qu’il arrive. Ce fut une cérémonie intime, le 8 avril 2000, à l’hôtel de ville d’Austin, leurs ami.e.s étaient là, Becca invita les Benett, qui furent émue et heureux de la voir si belle et heureuse finalement.  Rebecca avait enfin un nom de famille qu’elle aimait, celui de son époux, celui de son fils. Elle était Rebecca Marshall, future chef enfin c’est le rêve qu’elle formulait !

Au bout de ces 10 années à travailler au Pat’s Diner même si elle s’était fait une jolie réputation, Rebecca n’avait pas envie de cuisiner toute sa vie des burgers, des omelettes ou des tacos. Elle rêvait de cuisine plus exotique, de cuisine plus contemporaine, de cuisine plus élaborée et pour cela il fallait vraiment rejoindre le centre-ville d’Austin. Ce ne fut pas chose facile de démontrer à Marshall que vivre en centre-ville serait plus bénéfique pour lui, pour son entreprise et pour Mars car il pourrait aller dans une meilleure école. C’est au cours d’une de leur énième discussion sur le sujet que Becca décida de jouer sa carte chance. Elle lui expliqua qu’elle avait obtenu un nouveau job dans une brasserie du centre d’Austin, que le job était 4 fois mieux payé, qu’il y avait un logement de fonction avec trois chambres et un garage et qu’il y avait même un local à louer pour lui dans le même quartier.  Ce qui fit tiquer Marshall fut les trois chambres. Pourquoi diable trois chambres ? Pourtant il ne fit aucune remarque, après tout ce n’était pas du fait de Rebecca s’il y avait plus de chambres que besoin. La famille Walsh commença à faire ses cartons, à empaqueter ce qu’ils avaient accumulé en 12 ans de vie commune et 6 ans de mariage. Alors que les deux amoureux avaient toujours voyagé léger, ils ressemblaient maintenant à un couple middle class matérialiste. Quand ils arrivèrent dans leur nouvel appartement, la moitié de leurs affaires avait déjà été installés en fonction des pièces. Marsh tiqua à nouveau quand il découvrit que la troisième chambre était vide avec des murs blancs et seulement quelques cartons donc ceux des anciens jouets et vêtements de bébé de leur petit Marshall junior. Et c’est donc là, alors qu’ils étaient en plein déménagement, que Becca lui fit comprendre qu’un deuxième bébé était en route et que leur famille allait s’agrandir ! 8 mois plus tard, le 26 octobre 2006 une petite June Marshall vint au monde, ses grands yeux bleus, ses cheveux bruns et sa frimousse firent craquer toute la famille. .

Une nouvelle période de dix années passa pendant laquelle tout ne fut pas un long fleuve tranquille loin de là. Rebecca était heureuse dans son travail ; elle était passée de second dans la brasserie à sous-chef, puis elle était partie pour être chef adjoint dans un restaurant français avant de devenir chef d’un restaurant bistronomique dans le centre d’affaires d’Austin ; avec ami.e.s et ses hobbies et avec ses enfants. De son côté Marshall était heureux avec son entreprise, ses amis bikers, ses enfants. Pourtant ensemble le couple connu des hauts et des bas car ils avaient évolué, grandit et que leurs intérêts étaient maintenant différents. Cette crise fut aussi amorcée par la délinquance de leur fils Marshall junior. Le jeune homme prenait un malin plaisir à braver les interdits, à tester la loi, à tester aussi leur autorité. Il fallut presque deux ans pour que leur couple réussisse à passer ce cap. Ils en étaient même venus à faire un break pendant 6 mois : Marshall était parti fait un road trip avec sa bande pendant que Rebecca resta à Austin pour s’occuper de leurs enfants et de son propre job. Ces six mois furent bénéfiques aussi bien à l’un qu’à l’autre. Cette période resta un moment suspendu dont ils ne parlaient que très rarement, sachant que l’un et l’autre avaient vécu en célibataire pendant cette période. Au retour de Marshall, la jeune femme insista pour qu’ils fassent une thérapie de couple afin de voir si leur couple pouvait surmonter cette crise. Ce ne fut pas une partie de plaisir, il y eut des vérités difficiles à entendre, des blessures ré-ouvertes mais surtout ils comprirent qu'il n’était pas trop tard. L’amour qui existait entre Marshall et Rebecca était toujours là, toujours brûlant comme la passion dévorante de leurs débuts. Il resterait toujours quelques traces ici et là de ce break mais le temps, l’amour et les efforts feraient le nécessaire.

C’est après cette période tumultueuse que Rebecca reçut une nouvelle incroyable. Vito Capriani, un investisseur de Boston qui avait goûté à sa cuisine dans le Bistro Gastronomique où elle officiait comme Chef, souhaitait diversifier ses activités et investir dans un projet de restaurant à Boston pour le plus grand plaisir de son épouse, une gastronome averti. Après renseignements auprès de plusieurs critiques gastronomiques nationaux, il avait fini par faire une sélection de jeunes chefs prometteurs dont elle faisait partie. Au début, elle le prit pour un illuminé quand il lui affirma qu’elle aurait Carte Blanche pour tout ce qui concernait le restaurant. Qui pouvait bien investir son argent et dire « dépensez sans compter » ? Mais voilà, cet homme ne plaisantait pas et voulait qu’elle en fasse le restaurant en vogue à Boston. Elle pouvait choisir la décoration, le style de cuisine, élaborer la carte à son goût et choisir le personnel. Il ne lui demanda que quatre petites choses : garder le nom du restaurant originel, le « Mamma Maria », une idée de son épouse ; avoir toujours une table de libre pour lui et sa famille ; ne travailler qu’avec des produits de saisons et des producteurs locaux et ne pas en faire un endroit trop guindé où les gens ne se sentiraient pas à l’aise. Becca eut envie de dire oui tout de suite mais elle n’en avait pas le droit. Elle devait penser à son mari, à ses enfants et à tout ce qu’ils devraient laisser ici pour partir vivre à Boston.

Pendant une semaine elle pesa le pour et le contre puis avoua enfin à Marshall cette proposition incroyable. Alors qu’elle s’attendait à avoir une réponse négative ou tout du moins peu réceptive, son cher mari la félicita et l’encouragea a accepté cette chance incroyable. N’avait-elle pas tout sacrifier pour lui plus de 20 ans auparavant en abandonnant le lycée, en travaillant 12 heures par jour pour l’aider à créer son propre rêve. N’avait-elle pris en charge la maison, les enfants pendant qu’il faisait grandir son entreprise ou partait à l’aventure avec ses amis bikers ?  C’est avec tout cela en tête que Marshall lui avait dit d’accepter parce qu’il savait combien elle l’avait soutenu et combien elle le soutenait encore.

5 ans, voilà déjà 5 ans que les Walsh vivaient à Boston enfin dans une petite ville adorable en périphérie de Boston. Ils habitaient une maison spacieuse avec un immense terrain où ils firent un potager, et transformèrent une vieille grange en un atelier de belle taille pour que Marshall y installa ses nouveaux locaux.  Son époux avait eu du mal à s’acclimater à la vie bostonienne. Il se sentait seul, désorienté, il avait même adopté un chien. Becca se fit beaucoup de soucis pour lui mais heureusement il fit la connaissance d’amoureux de grosses cylindrées comme lui. Lui et ses deux comparses se décidèrent à créer le Motorcycle Club et dès lors Marsh trouva enfin sa place auprès d’elle dans cette nouvelle vie. Sa douce June n’avait que 10 ans lors de leur départ et elle avait pris leur déménagement avec un peu d’appréhension mais surtout beaucoup d’excitation. Pour elle, Boston c’était une ville à découvrir, de nouveaux amis à se faire, de nouvelles aventures et puis elle aurait enfin une chambre avec sa propre salle de bain et même comble du luxe, une piscine chauffée dans le jardin. Ce fut Mars le plus difficile à convaincre. Il avait 19 ans, il laissait à Austin tout son univers : ami.e.s, passions, et tout ce qui lui était familier. Cependant ce fut pour lui l’occasion de décider enfin ce qu’il voulait faire de sa vie. C’est avec beaucoup de travail qu’il intégra l’école d’ingénierie de Harvard. Quelle fierté quand il entra à Harvard ! Elle la petite orpheline de Corpus Christi, qui n’avait même pas fini le lycée et obtenu son diplôme de fin d’études, avait un fils à Harvard. Becca adorait vivre à Boston, elle avait l’impression d’avoir toujours vécu ici et d’être faite pour la Nouvelle-Angleterre. Ici elle réalisait l’un de ses rêves et dirigeait avec beaucoup de fierté l’un des nouveaux restaurants en vogue de Boston le « Mamma Maria» à l’ouest de la ville le long de la Charles River.