« Bien sûr monsieur Lawson, n’hésitez pas à venir avec votre voiture quand vous en aurez besoin. On sera là pour s’en occuper. » Je serre la main du dernier client de la journée avant de me redresser et de voir sa fenêtre se fermer. Sa voiture démarre et c’est fini. Pour la journée en tout cas.
Je souris et regarde la nuit qui est déjà tombé sur la ville, tout en actionnant le bouton qui permet de fermer le rideau de fer. Les rideaux, un qui monte et l’autre dont je viens tirer moi-même les côtés, en le fermant avec une grosse chaîne. La seule porte qui restait encore ouverte était celle où l’on pouvait entrer à pied, une porte pour les clients, mais aussi celle qui nous permettaient de monter à l’étage à notre appartement, car elle donnait presque en face de l’escalier. Mais mon père devait revenir dans la soirée. Alors celle-ci resterait ouverte le temps que les travaux au garage n’étaient pas fini.

Journée face aux clients terminée, mais la mienne n’avait pas encore dit son dernier mot. Rangement des outils, un bon coup de ménage, l’organisation des pièces pour pouvoir être sûre que demain tout serait plus simple et plus facile pour les rendez-vous qui étaient déjà programmés et les voitures déjà en réparation ici... Des tâches bien mécaniques, mon cerveau déconnecté, mes mains agissant par habitude. Il faut dire que pour ce qui est du ménage, ça faisait des années que je le faisais. Un petit coup de balai et un coup de chiffon sur les établis. Les vitres du bureau si besoin, et les poubelles à vider.

J’étais en train de plier des cartons avant d’aller les porter dans la rue au recyclage quand la porte grinça. Mon père ? Déjà ? Je tendis l’oreille et ne reconnu pas la démarche lente et détendue si familière à mes oreilles. Fronçant les sourcils, je quittais le fond du garage et mes cartons pour m’avancer vers l’inconnu. « Bonsoir. » Un homme, grand, brun. Élégant. Non. Je ne voulais pas voir ce genre d’homme ici. Je savais trop bien dans quel état il pouvait mettre mon père, et j’avais découvert il y a quelques mois la raison de ce stress.
« Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous lui voulez ? » Je n’allais pas lui dire si oui ou non, il était là. Je n’allais pas y aller par quatre chemins. Et je ne serais pas aimable. Ma voix était sèche malgré ma petite taille face à lui. Mon regard le plus neutre possible, ne laissant rien voir de cette tension qui montait en moi. Et j’attendais en le fixant dans ma combinaison pleine de cambouis, la natte qui retenait mes cheveux avait petit à petit fini dans un chignon fait à la va-vite sur le sommet de mon crâne. Croisant mes bras sur ma poitrine, j'attendais qu’une réponse sorte d’entre ses lèvres.

Je savais qui était cet homme, je savais quel jour un des leur aurait du venir. Je savais bien que le retard de cette venue n’était pas bon signe. Mais j’aurais bêtement pensé qu’ils ne reviendraient pas de si tôt. Naïve… Peut-être, lâche surement pas, et mon ton lui laissait savoir qu’il n’était pas le bienvenue ici. Qu’il devait repartir et vite. L’argent, nous ne l’avions pas... Pas encore, mais j’avais quelques billets de côtés. Mais eux... N’étaient pas la priorité.

Bill… Ok, s’il voulait, il s’appelait Bill, mais en quoi ça me regardait. Muette devant lui, je ne comptais pas lui donner un pouvoir de plus en sachant comment je m’appelais. Il n’avait même pas besoin de le savoir non? Il n’était pas la pour faire un brin de causette mais pour prendre ce qu’il nous restait.

Comme toujours…Mon regard ne quitte pas le sien, je ne vacille pas. Même si je pouvais sentir une ombre, ne pas être sereine face à ce genre de personne, je ne le montrais pas. Pas à lui. Ce sont mes sourcils qui se froncent maintenant. Mon prénom sortant de ses lèvres, mon regard se fait inquisiteur , comment pouvait-il savoir ? Ces gens étaient des sources de savoir, de magouilles, de menaces sans fin, il devait avoir trouvé l’information par son réseau. Ce n’était pas très compliqué ceci dit, dans le coin tout le monde me connaissait.  « Qu’est ce que ça change que je sois sa fille ou pas? » Je lui demande toujours d’un ton glacial.

Mais la phrase qui sort ensuite de la bouche de cet homme me serre le ventre. L’autre aurait aimé me faire… Non jamais je ne l’aurais laisser me toucher. « Oh … » Je feins l’étonnement et je m’approche un peu la tête légèrement sur le côté. « Alors je dois vous remercier d’avoir jouer au chevalier servant ? Juste avant de venir nous dépouiller c’est ça? Mon père n’est pas votre ami, et vous n’avez rien à faire ici. »

Je ne quitte pas ce vautour du regard alors qu’il parcourt comme s’il pensait y trouver un trésor ou je ne sais quoi. Je tourne mon corps comme s’il était relié à celui de l’homme, pour ne pas qu’il se sente chez lui aussi. Il prend ses aises, son corps faisant presque parti du décors, et touche dans le mille. Je détourne mon regard, un coup d’oeil vers la porte d’entrée, inquiète. Mon père ne devait pas rentrer maintenant. Sa question sonnait comme une vérité. « Pourquoi vous posez la question alors que vous avez déjà la réponse… » Lui demandais-je d’une voix sèche en revenant planter mes iris remplies de colère vers lui.

Je m’approche un peu plus de ce géant. « Mon père ne sait pas, et il ne doit rien savoir. Mais je sais pourquoi vous êtes ici, et vous n’aurez rien pour le moment. » Nous allions devoir rembourser, c'était une chose certaine, mais pas encore, pas maintenant alors que j'avais tout juste du mal à joindre les deux bouts avec les dépenses malgré les courses.

Un homme d’affaires... Un voleur, un homme de main, si lui savait des choses de moi, moi, j’ignorais encore tout de Bill, et c’était… Compliqué de jouer sur le même tableau. Compliqué, mais pas impossible. Et c’était ça, les bras croisés sur ma poitrine, mon regard glacial, ma posture droite, sans vaciller, que je tentais de lui montrer, je ne flancherais pas. J’avais beau avoir le cœur qui battait plus fort, l’adrénaline, je connaissais, et la peur ne me paralysera pas. Jamais, je me souvenais encore de ses mots. « Jamais ta mère n’accepterait que je traite avec ce genre de personnes… Jamais. » Il n’avait pas pu se laisser avoir, il n’était pas comme ça, c’étaient eux les menteurs rien d’autres que des escrocs qui nous harcelaient.

Son ton faussement compréhensif, j’eus envie de rire à cette hypocrisie. Sa tenue, sûrement assez chère pour remplir mon dressing, pendant des années… Mon cerveau déraille, les problèmes de santé,… Alors ils savaient… Mon visage perd ses couleurs. Si j’avais vu un fantôme, ça aurait eu un effet moins flagrant. « Un ami que vous allez tuer… Très belle notion de l’amitié. » Je siffle entre mes dents alors que je sens mon estomac se tordre doucement. Mon père allait mourir, le manque d’argent, avait juste accéléré sa perte, pas de soin possible, prise en charge trop tardive, juste de quoi limiter la douleur… Et moi qui ne lui adressait plus un mot depuis une semaine. Et cet accident.

Ses mots avaient du sens, même si dans mon cas, dans le cas de mon père, j’aurais préféré qu’il se trompe. J’ignorais le montant de la somme qu’il leur devait, je savais que ses billets dans ma Demon n’auraient pas suffi, je savais qu’il y avait là une somme qui pourrait me permettre de la réparer, mais je devrais les faire attendre encore, et…
« C’est hors de question ! Vous ne pouvez pas nous prendre notre seul moyen de travailler ! » Il n’avait pas une grande patience. « Je vais faire comment pour vous donner l’argent, ce serait ridicule et vous le savez, nous n’avons que ce garage ! » Autant jouer sur le fait qu’il comptait réellement que je le paye.

Pour le moment, les menaces n’étaient pas vraiment là, j’avais encore quelque temps de répit. Même si.. Lorsqu’il prononce ses deux simples mots, je relève ma tête vers lui. « À moins que… » Mon regard se pose dans le sien, une onde de peur me traverse, avant que la colère ne revienne, vautour qui me parcourt de son vil regard, j’ai le coeur qui rate un battement, j’ai la tête qui flanche, il n’allait pas me forcer à faire ce genre de chose…

Je lâche son regard et derrière lui la bâche avec la Demon en morceau, ma Firebird à côté… Elle coûtait une belle somme, mais pas assez… « Combien vous doit mon père ? » Je demande alors d’une voix un peu moins assurée, pour trouver l’accord, je devais savoir la somme mise en jeu.. « Que voulez-vous ? Qu'attendez-vous de moi ?»

Mes iris plongent dans les siennes, je tente de sonder son regard, de voir si sous cette ordure il y a un homme...  Parce que j'étais pas idiote, il n'était pas ici pour parler à mon père, il savait comme ses hommes que bientôt le garage m'appartiendrait, et je savais aussi qu'une dette ne s'efface pas avec la mort de son détenteur. Alors il venait pour moi, pour me tester,... Et je ne le laisserais pas gagner... Enfin, je devais ne pas le laisser voir mes craintes.

Son corps qui se rapproche… Quand c’était le mien qui avançait vers lui, que j’avais un semblant de contrôle, c’était remplie d’une audace inconnue que j’étais face à lui, là, je sentais la petite souris prise au piège entre les griffes de ce chat un peu trop sur de lui… Une profonde inspiration, mon visage qui se ferme, mon regard se fronçant. Comment osait-il dire ça ? Lorsque son second pas s’avança, l’envie de reculer, de ne pas laisser cette noirceur m’approcher me traversa. Mais je ne bougeais pas, continuant à me perdre dans ses azurs, si claires et pourtant cette ombre les rendant terriblement dangereuses…

Mon souffle court, mon cœur qui bat si fort, je ne cille pas. Je ne bouge pas. Son corps s’approchant si près du mien. Je redresse mon visage vers le sien, car il est si grand que je n’ai d’autres choix pour ne pas briser cette attraction. Ce que je puise dans ses prunelles, qui me donne cette force de ne pas lâcher malgré la peur qui me tord les entrailles. « Buttercup ». Un long frisson parcourt mon échine. Une chaleur inattendue. Un mot, un petit mot qui fait tomber un voile, qui fait passer une vague de douceur dans mon regard. Très vite oubliée au profit de la haine que j’ai pour cette espèce qui profite du malheur des autres…

Même si je savais qu’il n’avait pas tort, que mon père avait eu besoin de cet argent, qu’il avait profité d’eux et que c’était le retour des choses. Mon corps était si tendu que fermer les yeux devant cet homme serait douloureux. Alors je détourne le regard, fixant un point au-dessus de son épaule musclé. Je secoue la tête. Non… Pas pour moi… Il n’a pas fait ça pour moi, il n’aurait pas dû… Quelques secondes, avant que je ne regagne ce duel de regard. « Ce... » Mais il continue. Princesse… Une vague, un peu moins intense, mais toujours présente comme lorsqu’il avait prononcé « Buttercup » me parcourut encore… « Vous n’apportez que des spéculations… Mais je vais régler les dettes de mon père. Je vous interdis de reprendre contact avec lui. Maintenant, c’est avec moi qu’il faudra traiter. » J’en ignorais encore le prix…

Mais je passais à côté de lui, près, si près que je le touchais en passant, et m’avançais de ma firebird. « Je… Je dois lui faire quelques réparations, et… je vais la vendre pour une partie de cette dette. Vous pourrez patienter le temps que je trouve un acheteur ? » Dos à cet homme, je déposais la main sur le capot noir et brillant de cette amie qui m’avait accompagnée pendant des mois, réparé de A à Z. Totalement remise à neuve, d’une épave à un bijou…
« Ça ne suffira pas à payer la totalité… » Je marquais une pause et après un petit soupir me tourna vers lui. « Comment je peux rembourser le reste rapidement… Ceux qui vous envoient ont donné un délai ? » Ma voix était toujours aussi froide, mais cette fois, j’avais besoin d’explications, d’informations pour pouvoir mettre en place un moyen de régler ce problème.

Passant à ses côtés, je sentis la chaleur de son corps, nouveau frisson qui me parcourt... Mon corps me trahit et ses réactions sont loin de me plaire, le traître ! Ma main sur la Firebird, je tente de me concentrer sur ces souvenirs que j'ai avec elle. Avec mon père, et mon frère, tous les trois dans ce moteur à tenter de trouver la bonne pièce, celle officielle, celle qui ne fera pas défaut et qui a permis à cette vieillerie de se transformer en un bijou... Mon bijou. Mon cœur se serre si fort quand je lui propose de lui laisser... Enfin la somme que j'aurais en la vendant. Jamais je n'aurais pu le faire dans d'autres circonstances, jamais je n'aurais laissé une autre personne la posséder.

Bonne volonté. Un petit rire m'échappe et je secoue la tête. "Ai-je le choix ? Il y en a toujours un qui gagne. Qui tire son épingle du jeu. Ça... Ce sont les affaires, rien à voir avec de bonnes relations." Et c'était lui qui gagnait. La première manche, mais pas la guerre, je n'étais pas de celle qui se laissait abattre si facilement. Guerrière, l'épée dans le dos, prête à attaquer... Même si désarmée, je ramperais au sol, je n'abandonnerais jamais. Aussi, longtemps, que je le pourrais. Surtout face à lui... Face à cette noirceur et cette chaleur que je ne veux ressentir.

Lorsqu'il me tend une perche, mon regard se plante dans le sien. Distance de sécurité remise en place, c'est plus simple pour mon cerveau de réfléchir, de respirer et assimiler les mots qui sortent d'entre ses lèvres si tentantes. Regard soucieux, je fronce les sourcils. Quoi ? Il était sérieux ? Me "prêter" une telle somme ? Les mots s'enchaînent et le "nous" provoque encore cette réaction étrange en moi. J'allais devoir mettre au clair mon corps et mon esprit car tout déraillait là. Mais le prêt ne serait pas sans conséquences. Évidemment. Il jouait, et bien sûr, il gagnait ... Les affaires. Et il ne jouait pas qu'avec l'argent, mais aussi avec mes sentiments. Ma voiture était tout pour moi. La vendre à un inconnu serait une torture, mais à lui...

Les conditions posées. Je me permis un rapide calcul. "Sacré taux quand même. Vous allez me faire payer une fois et demie ma dette ..." 3 000 par mois... Le garage n'aurait jamais les finances. Trois ans... À le voir, à devoir avoir cette boule étrange au creux de mon ventre. "Je tiens toujours parole... Mais le garage ne fait pas autant de bénéfice, c'est impossible, et ma Firebird vaut plus que 6 000 vous n'avez pas estimer sa valeur correctement, très cher. " J'en aurais tiré le triple avec un amateur, ou un passionné... Et j'avais les courses pour nous aider à vivre s'il nous prenait tous les bénéfices du garage... Avais-je le choix ? Je m'avance près de lui. La rage retrouve sa place dans mon regard alors que je fais encore un pas pour être plus proche encore, levant ma tête pour ne pas rompre le contact. "Le triple pour ma voiture. Pas un mot à mon père, pas un bruit à qui que ce soit, sinon notre accord est rompu."

Étais-je vraiment assez folle pour signer un pacte avec le diable ? Ou alors ... Moi aussi, je voulais me perdre dans son enfer...