Je crois que je débite un nombre de jurons en japonais purement impressionnant alors que je suis confronté ni plus ni moins à une horde enragée. Chaque nouveau coup est semblable à un coup de poignard, et la douleur croît de seconde en seconde. Mon corps, déjà affaibli par cette maladie que je parviens à cacher plutôt aisément d'ordinaire, me fait cracher plus de sang qu'une rouée de coups ne le laisserait présager. Pour un peu, mon esprit divague et tente d'apaiser la rage des événements, dans le but de m'apaiser. Je pense être prêt à rendre définitivement les armes lorsque j'entends une voix précédemment entendue s'élever dans l'atmosphère. Paupières lourdes et douloureuses, je tente tant bien que mal de les ouvrir et d'essayer de comprendre ce qui se joue aux alentours. La douleur n'a pas cessé, elle, mais je ne sens plus de coups s'acharner contre mon pauvre corps à terre. Bientôt, tout semble plus léger alors que l'on me porte, tandis que mes lèvres laissent encore s'échapper un filet de sang. Laisse... moi... que je parviens à articuler malgré la douleur. Le mot peur a été effacé de mon vocabulaire depuis très longtemps, à force de côtoyer le danger de la rue d'aussi près. Le fait d'être porté ainsi me rappelle Kaname, qui m'a toujours sorti de la merde, quelque soit ladite merde en question. Mais mon mentor et seul figure paternelle connue n'est désormais plus de ce monde. Tu me dois... rien... que je lâche dans un râle de douleur alors que ma toux se remet à faire des siennes. Chaque expression de cette dernière augmente considérablement ma douleur, et pourtant, il n'est pas question de finir dans un caniveau. Portefeuille... carte manoir... que je murmure dans un dernier effort, afin de lui faire comprendre que dans mon portefeuille se trouve la carte d'accès au Manoir des Harcourt, sur les hauteurs de Boston. L'adresse se trouve dessus ainsi que mon nom, celui dont on m'a affublé car je n'en n'avais aucun autre à mon adoption. Là-bas, je serais en sécurité. Du moins c'est ce que j'espère.

Tout mon corps n'est que douleur en cet instant. Je voudrais hurler, me débattre, prouver au monde entier à commencer par celui qui me porte que je peux encore tenir debout et de démerder seul comme un grand. Mais ce qui m'incite à ne surtout pas bouger le petit doigt, c'est la crainte d'avoir été repéré par ces foutus Yakuzas. Mon existence ne pèse pas bien lourd dans l'équation, et leurs moyens semblent tellement infinis que l'idée même me donne la nausée. Face aux coups, à la souffrance et à cette foutue maladie qui me ronge à petit feu, je perds un moment connaissance. Paupières closes, absence de réaction, je ne reprends conscience qu'une fois arrivé au Manoir, dans ma chambre. Un vague souvenir m'indique que ce presque parfait inconnu s'est exprimé, mais les mots se perdent immanquablement dans les tréfonds de ma mémoire altérée. Je suis pas malade que je réplique avec force, tâchant de me redresser en position assise. Chaque respiration est plus douloureuse que la précédente, et les pensées plus chaotiques encore. Je crois entendre mon « sauveur » s'exprimer au téléphone, mais mon esprit plus qu'embrumé n'en n'est même pas certain. Un sursaut de conscience m'informe que le jeune homme a disparut, et je me relève aussitôt de mon lit malgré la tension qui ne doit pas être folichonne. Main sur les côtes, je déambule plus que je ne marche dans les longs couloirs du Manoir, maudissant le fait que cette baraque soit aussi grande. Au bout du compte, ce n'est que le bruit au sein des grandes cuisines qui m'incite à aller jeter un coup d’œil, retrouvant au passage celui qui doit encore être étudiant, à n'en pas douter. Pourquoi tu m'as sauvé ? Autant être franc, cette question me turlupine. Ce type m'a tout de même pris de haut à plus d'un titre, volé mon portefeuille sans oublier le fait d'avoir pourri l'une des rares photos que je garde de Kaname. Toutes ces raisons se bousculent dans ma tête, et j'ai besoin de réponses.

J'adore quand tu penses à ma place et que tu crois me connaître par cœur. Mon ton est glacial, et mes prunelles d'ébène lancent ni plus ni moins des éclairs. Le jeune homme – dont j'ignore toujours le nom, du reste – part du principe que je l'aurais laissé dans une ruelle mal famée, à agoniser par terre et la donne m'agace. Je ne suis peut-être pas un saint, mais jamais je n'aurais abandonné quelqu'un dans la merde, incapable de se défendre seul car en sous nombre. Un soupir coléreux s'échappe de mes lèvres, et très nettement, je fais comprendre à mon « sauveur » qu'il me juge sans même me connaître. Après tout, combien de temps m'a-t-il côtoyé ? Cinq minutes ? Dix ? On ne se fait pas une opinion véritable sur quelqu'un en si peu de temps, alors que toute une vie ne permettra jamais d'avoir vent de toutes les facettes d'une même personnalité. Tu me fatigues, en fait. Alors parce que t'es fils de pompier tu prétends avoir toutes les études de médecine en tête ? Redescends mec, tu t'y connais peut-être en premiers secours mais ça s'arrête là. Même un fils de chirurgien n'en connaît pas autant qu'un toubib sorti de huit ou dix ans d'études. Et pour ta gouverne, t'es pas ma mère, donc je te cache des choses si je veux. Ce n'est même pas une réaction de gamin en colère, j'agis ainsi car je me méfie d'absolument tout le monde. D'où je viens, il n'y a pas de concept d'amitié. Lorsque l'on vit dans la rue, c'est chacun pour sa gueule et les moutons seront bien gardés. Alors oui, je peux paraître fermé, insupportable, glaçant et colérique... mais ça ne fait pas de moi un connard pour autant. Et à mes yeux, seul un connard laisserait, comme mon interlocuteur le prétend, quelqu'un à terre en train de se baigner dans son sang. T'es difficile à suivre que je soupire de plus belle avant de prendre la cuillère qu'il me tend. Je le contourne histoire d'aller me rincer la bouche avant même de goûter, et ce pour une raison bien précise. Quoi ? Tu pensais que j'allais mélanger un goût dégueulasse et métallique de sang à ta recette ? Je suis pas un sauvage ! Je lève les yeux au ciel et teste finalement ladite cuillère. Pas mal. Un superbe compliment pour quelqu'un comme moi ! Ceci dit on dirait que ça te fait chier que ton avocat t'ai aidé. Tu devrais plutôt lui dire merci au lieu de sortir « j'aurais préféré que quelqu'un me sauve avant ». Il t'a sauvé, point barre. Au moins il t'a pas laissé croupir en taule.

La réaction du jeune homme m'arrache un pénible soupir. Monte pas sur tes grands poneys j'énonçais juste une vérité : tu me connais d'aujourd'hui, point barre. Ça te fait du bien de penser que je suis un gamin en manque d'amour ? Grand bien te fasse. J'avoue être médusé par l'extraordinaire capacité de l'être humain à croire que je ne suis rien d'autre qu'un livre ouvert. Pourtant mon ton n'exprime pas de colère, il est juste... froid, contrôlé. Cela me permet de ne surtout pas laisser qui que ce soit pénétrer dans mon cercle, et risquer aussi bien d'être blessé que de me blesser. Ma faculté à repousser autrui n'est pas spécialement dirigée vers ce presque parfait inconnu, qui après m'avoir fait une impression pourrie m'a tout de même sauvé la vie. Ce n'était pas une insulte. J'ai le plus grand respect pour les pompiers et les secouristes. Ne prends pas particulièrement ça pour une attaque personnelle, je suis comme ça avec tout le monde. Là où il m'étonne, en revanche, c'est en s'excusant. Mes yeux se plissent sous la surprise, seule véritable marque physique de ma réaction. Si un nouveau soupire échappe la barrière de mes lèvres, ce n'est pas par lassitude, ou par énervement. Je suis simplement à des années lumières des échanges sociaux dits « normaux » bien que ce mot m'agace. Ours oui, c'est plutôt pas mal vu... que je plaisante doucement en haussant les épaules, et ce bien que cette marque d'humour soit très personnelle et presque indéchiffrable pour quelqu'un ne me connaissant pas par cœur. Inutile de voir un doc. Le silence de la pièce me permet de laisser cette confession prendre toute la place, alors que mes iris sombres se posent dans le vague. Je suis mourant et une consultation n'y fera rien du tout. Contre toute attente, je lève une main pour qu'il la serre. Après tout, c'est bien ainsi que l'on fait connaissance, n'est-ce pas ? Yuri. Et... merci.

Un contact. Sentir un inconnu prendre ma main et la caresser pousse mon corps à se tendre par réflexe. D'ordinaire je ne laisse personne ne serait-ce que me frôler, trop habitué à recevoir des baffes que des papouilles. La vie de la rue m'a sculpté à tant de niveaux qu'au bout du compte, je me retrouve dans l'incapacité pleine et entière d'avoir une relation normale à l'autre. T'inquiète, j'ai l'habitude d'être jugé. La plupart des gens s'arrêtent aux apparences sans prendre la peine d'aller au-delà. Certes, je n'ai pas accepté de le voir dans d'autres circonstances, mais mes lèvres n'ont pas formulé de refus non plus. Des flammes semblent danser au fond de mes prunelles d'ambre, comme si ces dernières analysaient le comportement de Gyeon afin d'en comprendre le sens. J'adopte un léger mouvement de recul lorsqu'il cherche à appliquer des glaçons sur mon visage, venant attraper son poignet d'un mouvement réflexe. Pas l'habitude d'être touché que j'articule d'un ton décidé, tel un animal sauvage prêt à mordre pour se défendre. Mais rapidement je lâche l'étreinte contre son poignet, conscient qu'il n'y avait aucune malice ou mauvaise intention dans ce geste. T'as l'air d'adorer ton paternel... Un fin soupir s'échappe de mes lippes dès l'instant où j'énonce être mourant. Cette vérité ne me terrifie plus autant qu'avant, si ce n'est qu'imposer ma disparition à Matthieu, ce frère protecteur qui vit déjà tant de souffrance, m'est insupportable. Une nouvelle fois, je me raidis alors que le jeune homme exécute un élan d'affection, n'ayant fondamentalement pas les codes à ce sujet. A mes yeux, laisser quelqu'un pénétrer mon espace vital est une menace trop grande pour que je la supporte, en tout cas dans l'état actuel des choses. Je ne suis pas un chaton perdu, t'es au courant ? Cette fois, mon ton n'est pas aussi glacial. C'est la phrase la plus délicate à laquelle j'ai pu penser afin d'éviter d'énoncer de façon brutale que la pitié, je n'en n'ai cure. J'évite une trop longue caresse contre ma joue et le guide jusqu'au salon, sans pour autant m'asseoir. A ce moment précis, mon corps est à la fois trop faible et trop marqué par la méfiance pour que je tente une approche, quelle qu'elle soit. Je ne suis pas comme toi. Je ne suis pas tactile, ni aimable. J'évite les gens plus que je ne les côtoie. Je n'ai pas le temps de m'attacher, en plus du fait que je ne sache pas comment réagir quand on se confie à moi. Je croise doucement mes bras musclés après avoir légèrement remonté mes manches, dévoilant une brève partie de mes tatouages sans même m'en rendre compte.