L'été dans les Hamptons, c'est de loin la plus belle chose. Ce que je préférais, même. On y allait pas souvent mais un ami de papa nous y prêtait sa maison, alors on en profitait. Il y avait quelques voisins, mais là bas, tout est si grand qu'il est impossible vraiment de les connaître. Le temps qu'on y passait, c'était surtout pour lire, maman pour écrire, beaucoup. Papa n'était pas très souvent là, mais assez présent pour que je m'en souvienne. Il s'engueulait avec maman, parfois à cause de moi, parfois à cause d'eux. Souvent à cause du travail de papa. Un soir ça éclate, j'entends maman comme jamais. Je comprends qu'à peine mais j'en entends beaucoup. Maman parle de trahison, de déshonneur, et papa amène sur le tapis l'ennui.

Il est de ses choses qu'on ne contrôle pas,
Il est de ses choses qu'on ne dit pas.
Des choses qu'on vit, des choses qu'on oublie.

Papa avait cette vision qu'on devait absolument suivre, avec maman. La famille parfaite, à l'église tous les dimanches, la grande maison, les galas, les repas, les ventes aux enchères, les bénéfices offerts. Au début, nos moments en Norvège et aux Etats-Unis étaient bien répartis, maman écrivait ses livres, papa faisait ses affaires. J'ai jamais vraiment su dire quel était son travail, quoi qu'il en soit, je n'ai jamais manqué de rien. Je faisais de la danse classique, le nombre d'aller retour n'est plus compté. Je faisais mes études ici mais passait toutes mes vacances là bas. J'avais des amis là bas que je perdais en revenant ici. Une adaptation folle. Le roman de maman, d'ailleurs, avait eu un énorme succès.

Version courte de l'histoire, elle avait écrit cette histoire, ce triangle amoureux qu'on a déjà lu des centaines de fois mais qui passionne toujours autant. Elle avait ajouté des scènes érotiques et m'interdisait de le lire, avait rendu fou de rage mon père d'ailleurs à cause de ça, mais les retombées avaient été bonne. Elle a écrit la suite très rapidement, un second tome, puis un dernier pour clôturer sa trilogie. Le dernier a été très mal reçu, beaucoup de fan déçus et ma mère n'y arrivait plus. Comment faire mieux que son premier gros livre ? Comment s'en sortir, après avoir connu un tel succès puis avoir déçu ?

Il est de ses choses qu'on ne contrôle pas.

Elle piochait l'inspiration dans ce qu'elle n'avait pas, et ma mère avait tout eu. La seule chose qui lui manquait, c'était probablement un mari aimant. Elle a cherché le courage dans l'alcool, elle a commencé avec un verre de vin par soir, puis ne voulait finalement pas gâcher la bouteille. Les aller-retours de mon père étaient incessants, au fond d'elle-même, elle savait où il allait, mais il y a de ses choses qu'on ne dit pas. Elle taisait tout, gardait tout, parce que la religion lui avait appris à tenir un foyer. Aimer, dans le meilleur, dans la beauté, dans les vacances aux Hamptons, puis dans le pire. Dans la trahison, la tromperie, l'inattention.

La religion s'éloignait de nous et de notre famille, nos séjours à l'église étaient beaucoup moins nombreux. Pourtant, ils mettaient un doigt d'honneur à ce que je garde ma croix autour du cou. L'église m'a aussi appris que ma virginité était important, qu'elle ne devait pas être gâchée, sacrifiée, offerte au premier venu, en faisant une chose sacrée. Tu ne t'offrira qu'à ton mari, et j'y ai cru. Je le crois encore. Cette vision est ancrée en moi et je ne le conçois pas autrement. Mon mari. Homme que papa avait déjà choisi, de bonne famille, pour ne pas salir sa lignée. Mon père en est des choses ; quelqu'un de bien n'est pas l'une de ses choses.

J'ai été sauvé, je crois, le jour où quelqu'un a trop fouillé. Les comptes, les chiffres, un tout qui était mal calculé. Papa en avait des amis, mais il avait aussi beaucoup d'ennemis, et des gens à qui il devait des sommes monstres. Quand je dis monstre, je veux dire, prenez un chiffre, et ajoutez un zéro. Encore un. Un autre. Ajoutez-en encore quelques uns. Vous y êtes. C'est impossible de savoir le nombre de secret que papa avait, mais il a compris la gravité de la situation quand ils ont tué maman. Ils allaient prendre leur argent, coûte que coûte. Papa s'est mis en sécurité comme il a pu, et m'a mise en sécurité comme il a pu. Pas de famille, pas d'amis. On ne fait confiance à personne, qu'il m'avait dit. Pars, recommence, oublie.

Il est de ses choses qu'on oublie.

Il m'a fait une fausse identité, m'as mise dans un avion pour New-York. Grande ville, moins de chance d'être trouvée. Là bas, j'ai encore changé de nom quelques fois. Des stratagèmes, des échanges contre de l'argent, des fausses cartes d'identité, des noms de gens décédé. Plus de trace. Juste moi. J'ai toujours voulu être médecin, mais le sort de ma famille m'a fait arrêter avant de pouvoir l'être. Quand je suis arrivée à New-York, je n'avais pas d'argent mais j'avais des bonnes bases. J'ai travaillé pour des ambulances, avant d'aller chez les pompiers puis d'être infirmière certifiée. Soin à domicile, que je continue encore aujourd'hui. La vie est beaucoup trop chère, alors j'ai pris d'autres petits boulots à côté. Une rencontre, puis une autre, et une fois que mon nom avait été beaucoup changé, j'ai décidé. J'ai envie de reprendre mes études, à Harvard. J'ai envie de faire médecine. Alors j'ai déménagé, sur un coup de tête, et j'économise chaque centime que je possède pour entrer dans cette grande université.

Faith.
Faith comme l'héroïne du livre de ma mère. Un maigre hommage à la personne que je préférais. Mon vrai prénom me ramène un peu plus à mes origines, un peu plus près de la Norvège.
Meadows. Longue histoire, qu'on garde peut-être pour plus tard.