« Les enfants, on a quelque chose à vous dire. » Freya, treize ans, n’eut pas besoin de porter une oreille très attentive sur le discours de sa mère. Elle savait déjà ce qui allait se passer. Depuis que les disputes avaient commencées pour un oui ou pour un non, la pré-adolescente s’attendait à ce que ses parents annoncent leur séparation. Pourtant, ça faisait bien plus mal qu’elle ne l’aurait imaginé. Pas à cause que ça devenait réel. Pas du tout. Si ça faisait aussi mal, c’était à cause de l’expression de son père. Il semblait serein et presque soulagé comme s’il était libéré d’un poids, comme si ses progénitures n’étaient qu’un fardeau dans sa vie. Son frère ne réagissait pas. Il était plus grand. A quinze ans, la famille passait après les potes, les conneries, les copines. Sa famille passait après tout. Il s’en foutait. Et pourtant, quand Freya leva les yeux vers son aîné, elle fut surprise de voir des éclats de rage briller dans son regard. De la colère mêlée à du dédain. Luka se focalisait uniquement sur son père. Cet homme présent à côté de sa future ex-femme et qui n’intervenait pas. A vrai dire, il était ailleurs. Il était déjà dans son tour de monde, dans les destinations de rêve qu’il allait approcher. Il n’était plus avec eux. « Dis, papa… Ces derniers mois où tu as fait exprès de multiplier les gaffes pour que maman pète un plomb, c’était ton stratagème pour qu’elle te balance les papiers du divorce à la gueule ? T’as l’air aussi heureux qu’un gosse de sept ans devant le Père Noël.  Si tu voulais pas de nous, pourquoi tu t’es pas barré de la maison ? T’aurais pas été le premier lâche à fuir ses responsabilités. Plein l’ont fait avant toi et d’autres le feront après toi. Quand je pense que tu disais adorer ta petite fille, ton petit ange et t’es même pas foutu de voir que t’es en train de briser ta petite Freya en te montrant aussi joyeux… t’es pathétique. » Freya se rappelait encore de l’atmosphère glaciale qui régnait dans la pièce après que Luka ait fini de parler. Elle revoyait encore la stupeur sur le visage de son père et la lueur de triomphe dans le regard de sa génitrice. Le soir-même, ces images tournaient en boucle dans sa tête et elle ne savait pas quoi en penser. Elle et Luka n’étaient pas proches et pourtant, une petite voix dans sa tête lui disait que c’était sa tristesse à elle qui l’avait poussé à cet aveu d’une froideur impressionnante. Encore aujourd’hui, le pourquoi résonne toujours dans sa tête.

Freya se sentait bien les bras de son petit ami. Ils étaient ensemble depuis deux mois et elle était sur un petit nuage. C’était sa première histoire et elle profitait de chaque seconde, sachant que leur idylle se terminerait tôt ou tard. Ce n’était pas à quinze ans qu’on tombait sur l’amour de sa vie, à moins d’avoir une chance inouïe. L’Australie lui manquait terriblement mais, Micah réussissait à lui faire aimer sa nouvelle vie. Le temps d’adaptation avait été horrible alors que Luka s’était tout de suite trouvé une nouvelle place, que sa mère ne cessait d’organiser des dîners à tour de bras avec les familles huppés du coin qu’elle n’avait pas revu depuis des années. Deux ans que le trio avait atterri en Floride et pourtant, Freya n’arrivait toujours pas à s’habituer. Sa nature sociable et sa beauté la propulsaient dans le groupe des populaires de son lycée mais, ça ne lui suffisait pas. Elle ne cherchait pas à creuser la moitié de ses liens, se contentant d’amitiés superficielles. Micah était l’une des rares personnes qui lui apportait un peu de bonheur dans son nouveau chez-soi. « Tu penses qu’on peut tomber amoureux de plusieurs personnes à la fois ? » La question de son copain eut le don de la faire se redresser avant de plonger son regard dans le sien. « Pourquoi tu me demandes ça ? » La peur s’allumait dans les yeux de l’Australienne. Elle était effrayée à l’idée qu’il lui dise qu’il ne l’aimait plus assez, qu’une autre avait su capté son regard, qu’il voulait la quitter. Elle refusait d’adhérer à cette idée. Ils étaient heureux. Pourquoi tout arrêter, maintenant ? Elle sentit ses bras l’entourer à nouveau alors qu’il déposait ses lèvres sur les siennes pendant un court instant avant de resserrer son étreinte et de fermer les yeux. « Calme toi. Je ne vais pas t’abandonner. Je t’aime. Ne doute jamais de mon amour pour toi, Freya. Je me demandais juste si c’était possible d’aimer plusieurs personnes à la fois, de la même manière. » Ce qu’il ne lui disait pas, c’est qu’il y avait vraiment quelqu’un qui faisait battre son cœur de la même façon que Freya lui donnait des papillons dans le ventre. Une autre personne qu’il regardait comme la huitième merveille du monde. Une autre personne qui le faisait rire et sourire comme sa Freya. Une amie d’enfance qui était réapparu pour lui voler son cœur et qui était prête à vivre une belle histoire avec lui, tout en acceptant qu’il ait une autre petite amie. Quelques semaines plus tard, la Keynes fit la connaissance de cette autre fille et d’un coup, la réponse à « est-ce qu’on peut aimer plusieurs personnes en même temps » lui vint clairement à l’esprit. Evidemment qu’on peut.

Il fallait qu’elle parte de Miami. Qu’elle s’en aille très loin. Freya voyait son frère dans des endroits franchement louches pendant que sa mère semblait se taper la moitié de la ville. Son admission à Harvard avait été officialisé mais, la rentrée n’était que pour quelques mois et elle savait pertinemment qu’elle ne tiendrait pas jusque-là. C’était impossible. Inimaginable. Elle ne supportait pas de voir son frère, avec qui elle entretenait une relation particulière, partir en vrille sous l’influence de ses amis douteux. Hors de question qu’elle termine comme lui ou comme sa génitrice dont l’amour propre avait fondu comme neige au soleil et la future étudiante n’évoquait même pas le reste de sa famille maternelle. Il n’y avait rien à sauver. D’un coup, elle comprenait pourquoi son père avait poussé sa femme au divorce. Freya se promit d’aborder le sujet dans l’un de leurs nombreux e-mails ou à leur prochaine conversation Skype. Il était cinq heures du matin et sans un bruit, Freya quitta la demeure familiale. Sa mère était dans un état tellement second qu’elle ne risquait pas de se réveiller. Quant à Luka, la maison brillait par son absence. Personne ne chercherait à l’empêcher de partir. Du moins, c’était ce qu’elle croyait. C’était comme ça que devait se dérouler le plan. Aussi, elle sursauta d’un bon mètre quand une voix familière lui parvint aux oreilles alors qu’elle atteignait la voiture. « Tu vas où ? Toi aussi, tu nous abandonnes ? » Luka. Forcément. « T’as pas le droit de partir, t’as que dix-huit ans. » En quelques enjambées, Luka rejoignit sa sœur et la prit par le poignet avant de l’obliger à lui faire face. « Lâche moi, tu me fais mal. » La jeune femme revoyait la scène entre son frère et son père se rejouer dans son esprit. Sauf que sa colère, sa déception étaient dirigée contre elle, cette fois-ci. « T’es comme papa. Toi aussi, tu te barres sans un regard en arrière. T’as pas honte ? On va faire comment sans toi ? On t’aime, nous ! » Freya sentit la rage monter en elle et avec une force qu’elle ne se connaissait pas, réussit à se libérer de la poigne de son aîné. « M’aimer ? Tu te fous de moi ? Tu passes ton temps à enchaîner les conneries avec tes abrutis de potes, pendant que maman s’envoie tous les mecs aux portefeuilles un peu près remplis parce qu’elle a jamais assez de fric ! Je pourrais me faire kidnapper que vous ne vous rendrez compte de rien du tout ! Ne me ressors surtout pas que tu m’aimes ! Tu ne sais pas ce que veut dire ce mot. T’as manqué d’agresser ta copine parce qu’elle voulait pas coucher avec toi ou je ne sais quoi… tu as fait de sa vie un enfer après qu’elle ait rompu avec toi ! Je veux pas être lié à une telle enflure, c’est hors de question. Je me casse et tu me reverras jamais ! T’as compris, Luka ? Pour moi, t’es mort. Vous existez plus. » Ces derniers mots manquèrent de faire péter les plombs au garçon et Freya évita le coup de justesse avant de courir jusqu’à sa voiture et de s’y enfermer. La peur lui tordait le ventre et elle ne sut pas comment elle réussit à démarrer le véhicule. Son intuition lui soufflait qu’elle eût eu énormément de chance, qu’il était complètement dingue… qu’elle serait en sécurité à Harvard.

Fini les examens que Freya avait réussi haut la main, bonjour les vacances. L’étudiante profitait du soleil à la terrasse d’un de ses cafés préférés en compagnie de quelques amis. « Eh, Keynes, tu penses que tu seras où dans dix ans ? » La jeune femme tourna la tête vers son interlocuteur avant d’esquisser un petit sourire. « Dirigeante du nouveau monde. Avoue que c’est classe comme métier. Promis, vous aurez une place dans mon royaume. » Quelques rires se firent entendre. « Plus sérieusement, je veux changer le monde. Je veux le remettre à l’endroit. Peut-être que tu parles à la future présidente des Etats-Unis ou à la femme qui dirigera un état dans quelques années. » Cette fois-ci, elle était sérieuse. Freya visait réellement un poste aussi important. Si elle était étudiante en sciences politiques, ce n’était certainement pas pour faire de la figuration. « En parlant de changer le monde, t’as entendu parler d’une manif pour protester contre la construction d’un barrage dans je sais plus quel coin ? Je te parie que ça va finir en opération coup de poing et que notre chère Freya sera en plein dans la bataille… j’me trompe ? » Un petit sourire de la concernée suffisait comme réponse. Ils la connaissaient, leur australienne. Blonde pétillante aux idées révolutionnaires, tombant amoureuse passionnément de toutes ces jolies personnalités qui croisaient son regard. Ils l’adoraient, cette fille. Et la jeune femme rendait cette affection au centuple.