aux douze coups de midi ─ MJ & Coco

— Pouah! Elle se laisse tomber sur le dos, exténuée. Le dos s'écrase contre le lit-trampoline, texture nuage. Un instant – trente secondes, une minute, deux minutes, dix minutes? – à fixer le vide, hypnotisée par la douce berceuse de la machine à laver dans la pièce d'à-côté. Naturellement, elle étire les bras et les jambes, forme étoile, ou étoile de mer. Au pied du lit, les boîtes ouvertes s'empilent, débordant de bidules et de babioles. Rien à y faire; un mois plus tard, la motivation de les vider n'y est toujours pas. Ce sera pour demain, qu'elle se répète inlassablement depuis son arrivée, repoussant le moment d'accomplir la tâche ingrate, convaincue que demain, oui oui, sera le bon jour pour s'y affairer. Et pourtant, une petite voix la prépare à la prochaine éviction. Si elle doit à nouveau quitter précipitamment les lieux, à quoi bon s'y installer? Pour une véritable clean-freak, Coco accumule les désordres dans sa vie. Petit soupir à cette pensée d'un chaos récent (ou éternel). Le ventre gronde. Il ne lui en faut pas plus. — Faim!, qu'elle grommelle entre ses dents comme un cro-magnon, chassant aussitôt les plates appréhensions. Quand l'appétit va, tout va. Descend les marches sur le cul, les bras en l'air, jusqu'à la cuisine. Snack préféré, bol de ramen en un rien de temps. Remonte les marches une à une, deux à deux, puis trois à trois sans renverser le précieux nectar. Fourre les draps dans le sèche-linge, puis s'assied dessus pour manger au gré du ronron de la machine. Cet après-midi, à la Park House, c'était vraiment le calme plat.

Au sein de la Park House, c'était tout de même calme. Il n'y avait pas d'immense fêtard ou fauteur de trouble, et MJ, qui était certainement le plus sociable et actif du lot, avait été forcé au calme suite à son accident. Il sortait quand même un peu, mais se faisait plus discret ; mais avec la douleur qui s'atténuait progressivement, il osait davantage sortir et marcher, s'absentant durant des heures, parfois du matin au soir, pour aller vadrouiller ailleurs. Ce n'était pas qu'il voulait échapper à la colocation, loin de là ; c'était juste que pour quelqu'un d'aussi actif, voir tous ses loisirs à l'arrêt lui pesait. Mais parfois, le calme faisait aussi du bien.
La porte d'entrée se referma derrière lui, tranquillement, alors qu'il retirait déjà ses chaussures en galérant un peu, ne pouvant pas se baisser complètement. Il attrapa sa paire de chaussons et grimpait les marches jusqu'à arriver à sa chambre, et constater qu'il avait oublié de laver son linge ce matin. Il soupira et laissa retomber son sac sur son lit avant de se saisir de son panier à linge et grimper au deuxième étage, filant vers la buanderie dans laquelle il trouva Coco, assise sur le sèche-linge. Au début surpris, puis amusé, il la gratifia d'un sourire en entrant dans la pièce. « Tiens donc, c'était si calme dans la maison, j'ai cru que tout le monde était sorti. » Il désigna d'un geste la machine à laver, voisine du sèche-linge. « Tu veux que je revienne plus tard ou ça ne te dérange pas que je m'occupe de mon linge à côté de toi ? » Sait-on jamais ; certains ne voulaient surtout pas voir ça, ou préféraient partir. Il lui laissait le choix, mais faisait aussi comprendre que lui, à titre personnel, il s'en fichait.

Si la machine n'avait pas roulé – et qu'elle n'avait pas été perdue dans ses pensées, elle aurait entendu le craquement des marches sous le poids, et la démarche plus ou moins pénible, de l'intrus. Pas si intrus, le frère Park, car c'est bien à lui, entre autres, qu'elle devait d'avoir un toit sur la tête. Le coeur rate un battement sous l'effet de la surprise. Effet dramatique pour illustrer le choc, coup théâtral qu'elle lui dégaine pour finalement le saluer d'une grimace. ― C'est mon jour off. Rien de plus, rien de moins. Ils se font rare, ceux-là. Et elle a tout de même trouvé le moyen de ne rien foutre. Midi passé, et la flemme (ou la faim?) l'emporte sur le reste. Elle est pas bien souvent à la maison, Coco. Pas le temps de s'arrêter, pas le temps de s'y poser, bien souvent, parcourant la ville à toute heure du jour et de la nuit, agenda quasi royal de tout ce qu'il y a de plus banal. Boulot, métro, pas dodo. Pire qu'un coup de vent. ― Allez, te gêne pas pour moi. Besoin d'un coup de main?, qu'elle offre en aspirant un long filet de nouilles. Slurp! Au nombre de fois où elle avait pris la gamelle à la planche à roulettes, elle s'étonne encore de ne pas s'être retrouvée en plus mauvais état au moins quelques fois.

De tous ceux de la maisonnée, Coco était définitivement celle qui travaillait le plus. Personne ne pouvait débattre ce fait tant il s'agissait d'une évidence, et c'était certainement pour ça que malgré le mois qui s'était déjà écoulé, MJ n'avait pas tant l'impression de la connaître ou de lui avoir parlé. Il avait rapidement prit l'habitude de la laisser tranquille, songeant qu'avec ses longues horaires, elle préférerait des moments de quiétude seule avec elle-même ─ mais peut-être que ce n'était pas nécessaire.
Se rapprochant alors pour rejoindre la machine, il eut un souffle amusé en l'entendant. « Ça va aller, merci. C'est un poil douloureux, mais pas impossible. » répondait-il en pliant les genoux pour se baisser. Il ne pouvait pas se pencher, et sa gestuelle un peu robotique tant elle était calculée laissait bien comprendre que la route vers la guérison totale n'était pas encore prévue de sitôt. « Tu as des choses de prévues du coup, pour ta journée ? Ou tu vas justement ne rien faire ? » Il lui lança un rapide coup d'oeil, avant de se concentrer à nouveau sur son linge. « Y'a des chances que je reste ici cet après-midi, de mon côté. » Non pas qu'il puisse vraiment aller faire grand chose ─ mais c'était plutôt pour lui indiquer qu'elle ne serait pas si seule dans la maison, si elle restait.

La première fois qu'elle mit les pieds dans la maisonnée, Coco s'était laissée impressionner par la majestueuse façade, l'éclat des fenêtres, le blanc immaculé des murs et des comptoirs, la grandeur des pièces. Tout, à vrai dire. Elle quittait un studio plus ou moins (plus que moins, disons-le franchement) miteux pour atterrir dans un château des années... de quelle époque, en fait? Et si c'était une arnaque? Mais elle s'était bien vite rendu compte qu'une maison, c'est une maison. Qu'elle ait 4 murs ou 10 ou 20, qu'elle ait des pièces à n'en plus finir, qu'elle pue le luxe ou la clope achetée à la supérette du coin, qu'elle ait une cour avant et arrière de la grandeur des jardins de Versailles ou l'allure d'un débarras, que les voisins les plus près vivent à des kilomètres à la ronde ou que tu les entendent faire craquer leur lit comme s'ils étaient dans le tien; elle est où la différence? Un toit, c'est un toit. Et elle allait certainement pas chier sur celui-là.

Un rictus fend l'air devant ses lèvres pincées en un sourire amusé. Fierté, orgueil, habitude bien ancrée? Elle continue d'aspirer les nouilles en regardant faire MJ. Grand gaillard amoché. L'avoir un peu mieux connu, elle l'aurait sans aucun doute sermonné. Coin punition, bouge pas, p'tit con. Mais elle l'observe, se contentant de répondre à ses questions.  ― J'ai des choses de prévues, oui... Procrastiner, rien faire, remettre à demain ce que j'aurais pu faire aujourd'hui... Sourire taquin, mais un peu coupable. Elle déteste l'inertie. La fatigue la rattrape, lorsqu'elle est au repos. Elle perd toute motivation, dès qu'elle s'échappe du tourbillon de l'inlassable routine. Elle tapote la place invisible à ses côtés au sommet du sèche-linge qui vibre sous ses fesses pour l'inviter à la rejoindre lorsqu'il aura terminé de ravitailler la machine de ses vêtements sales. ― Si les chances se concrétisent, ça te dit de m'accompagner dans ma fainéantise? Vaut toujours mieux s'emmerder à deux.

En même temps qu'il s'affairait à fourrer son linge dans la machine, Min-jae hochait la tête avec une moue d'approbation, semblant apprécier ses plans. Enfin, pour elle ; car pour lui, c'était presque devenu une routine avec l'ennui. Privé de sport et ne pouvant pleinement profiter de son ordinateur, il passait le plus clair de son temps à attendre ; et ça, il en avait horreur. Se redressant lentement pour ne pas trop forcer, et s'aidant d'une prise sur le dessus de la machine, Min-jae vint ensuite ouvrir le petit compartiment pour le produit lessive et il attrapa la bouteille, jetant une oeillade à Coco en même temps. « C'est un plan qui est tout à fait réalisable. » Commença-t-il ; il redressait la bouteille et fermait le bouchon. « Cela fait trois semaines que je m'entraîne à ne rien faire d'autre que laisser le temps passer et faire son oeuvre ─ une tâche qui est plus complexe qu'elle en a l'air, si tu veux mon avis. » La bouteille rangée, il lança la machine, puis se tourna pour poser le bas de son dos contre cette dernière, ses bras se croisant. « Cela dit, aujourd'hui est normalement le jour où je peux enlever mon attelle... » Il regarda les doigts de sa main droite, puis à nouveau Coco. « Si tu veux m'accompagner dans la découverte de l'état de mon doigt, tu es la bienvenue. Les suggestions de tests et exercices à effectuer sont acceptées. » Il ne s'attendait pas à pouvoir faire ses dingueries habituelles, mais pourquoi ne pas voir ça comme un jeu, plutôt que comme une corvée ?

― Wonderful! qu'elle s'exclame avec un enthousiasme à peine dissimulé. ― C'est bien, t'as d'la pratique, j'aurai pas à t'apprendre. Parce que ouais, c'est un art qui se maîtrise. Pour Coco, c'est (plus souvent qu'autrement) tout ou rien. Pas d'entre-deux. Une journée, elle bosse trente-six heures d'affilée (la réalité est bien différente pour elle; vingt-quatre heures, ça existe pas dans son espace-temps), rend visite à son frère, dort un brin, bouffe un peu (beaucoup, passionnément), fait la lessive, le ménage, les courses, rêvasse d'un « time-out » de sa vie à la belle étoile, puis elle repart sur la même allure pour le train-train quotidien. Et une autre journée, elle donne une réelle vocation à ce qu'on appelle « congé ». Vie sur pause, v'la. On reprendra les dures responsabilités demain. ―Il est enfermé depuis combien d'temps là-dedans, déjà?, qu'elle s'enquiert en pointant du nez le doigt prisonnier de l'attelle, avant d'enchaîner. ―J'sais pas comment t'as fait pour respecter les directives du doc. J'aurais pas eu ta patience, et j'me serais retrouvée avec des séquelles permanentes. Glurp, glurp, glurp! Elle s'enfile le bouillon comme d'un refresher en pleine canicule, se permet un rot à peine timide qui remplit la pièce, avant de déposer le bol et de se propulser vers l'avant pour atterrir pieds contre sol, aux côtés de MJ. ―Allez, voyons voir, qu'elle l'encourage gentiment, curieuse de l'état de son doigt et prête à relever le défi. Physio Coco à la rescousse!

« Depuis... le 24 mai, ça commence ça faire, mais y'a moyen que ça soit pas complètement guérit. » Une poisse pour quelqu'un de sportif et actif comme lui. Il regardait son doigt, et pendant qu'elle dégustait son bol, Min-jae lui répondit sur un ton un peu monotone. « Honnêtement, moi aussi je suis surpris. Je crois que c'est l'idée de perdre potentiellement la possibilité de faire de l'escalade, de façon définitive, qui m'a mis un bon frein. » Puis elle le rejoint, pieds au sol, et Min-jae posa son regard sur elle. Un sourire étira alors les lèvres du coréen, un peu amusé par sa curiosité. « Ok, c'est l'heure du verdict ! » Sur sa main droite, ses deux doigts bloqués étaient bien raides ; l'un était pris dans l'attelle, l'autre était juste attaché à cette attelle pour servir d'apui et réduisait ainsi les chances de bouger le doigt blessé. Avec des gestes tranquilles, Min-jae vint doucement défaire le tissu élastique qui maintenait les doigts en place, libérant ainsi son doigt fonctionnel ; puis il entreprit de retirer les bandages adhésifs autour du blessé, jusqu'à finalement retirer la petite attelle métallique qui lui englobait le doigt. Min-jae fronça les sourcils. « Wow c'est... bizarre, comme sensation. » Prudemment, il commença alors à plier les doigts, faisant un simple exercice de flexion des muscles. « Ça fait pas mal... mais c'est pas agréable non plus. Non pas que ça devrait l'être mais c'est assez étrange d'utiliser tous ems doigts. On dirait qu'ils sont... mous ? » Peut-être que pour Coco, cela serait normal ─ elle était une vraie casse-cou, après tout ─ mais pour Min-jae, c'était tout nouveau, et étrange. « Je sais pas si t'arrives à voir de quoi je parle ? »