Ji-hun avait décidé de consacrer une soirée à ses bons potes coréens, ceux que côtoyaient essentiellement le brun. Ils n'avaient pas eu l'occasion de trinquer depuis que sa green card avait été approuvée, c'était le moment de se retrouver. Il envoya un message à tous les concernés, y compris Kôh qui venait lui aussi du sud de la Corée. Ça leur laissait le temps de se préparer, même s'il n'y avait pas besoin de chipoter : qu'importe la tenue, ce sera parfait. C'était surtout pour s'organiser, car ils étaient tous très occupés, lui et Kôh à étudier, les autres à travailler ou à s'occuper des copines qu'ils fréquentaient depuis une bonne paire d'années. Le Nord-coréen expérimenta au laboratoire qui l'avait engagé jusqu'au moment où il était préférable d'y aller. Il n'aimait pas être en retard, parfois ça arrivait sans qu'il n'y ait besoin de faire toute une histoire. Blouse accrochée, bâtiment quitté, bus emprunté, il rejoignit ses camarades au bar.

Pas le premier, mais pas le dernier. Il commanda un verre non alcoolisé, parce qu'il osait penser davantage à sa santé, à celle qui se dégradait mais qu'il espérait bientôt voir stagner. Il discutait avec les trois autres Asiatiques, jusqu'à ce qu'il sente des bras le serrer comme un élastique. Il sursauta, sa tête se tourna, prêt à se dégager, car il refusait tout contact depuis qu'avec Lilia il sortait. Il reconnut Kôh, celui-ci blottit dans son dos. Qu'est-ce que t'as, fut-il inquiet, quand les autres gars les regardaient. C'était la première fois qu'il se montrait tactile, Ji-hun semblait avoir perdu le fil. Il n'était pas habitué avec un homme par tant de proximité, mais il lui laissa le temps de respirer, de toute façon, mis à part les gens à leur tablée, personne ne semblait avoir remarqué ce qui se tramait.

Kôh resta collé jusqu'à ce qu'il sente son cœur se calmer, respiration tranquille enfin retrouvée. Ji-hun s'était inquiété, mais il ne reçut aucune réponse pour lui affirmer que tout était à présent okay. Le coréen prit une place, et sourit quand bien même ce ne fut qu'en surface. Apparemment il n'était pas le seul à se demander ce qui se passait, un plus âgé vint insister, inquiet pour son pair masculin, tout comme le brun. Mais tout finit par s'enchaîner, la commande des prochains verres passée, ils n'attendirent pas bien longtemps pour les voir arriver et pouvoir trinquer. Merci Kôh, Ji-hun articula quand ses compères se questionnèrent sur qui pouvait bien être Lilia. Surprenant aveu quand on savait que le Nord-coréen n'était  « jamais » tombé amoureux. Pas une copine présentée ces deux dernières années, tant de projets qui le menait vers le New Jersey, et le doctorant le répétait bien assez : c'était là-bas qu'il s'était persuadé trouver une coréenne bonne à marier.

Ils n'étaient pas sur tous les réseaux, étaient plus abonnés à Kakao, alors ils avaient loupé l'info. Yeux curieux sur lui braqués, il devait bien avouer : elle est sympa, vous verrez. Et ce fut ainsi que se termina l'aparté. Les sujets allèrent bon train, passèrent de tout à rien, mais le biochimiste remarqua Kôh regarder de tout côté, un dernier sourire lancé à ses alliés puis il se permit de se rapprocher. Bouche tournée vers son voisin de tablée, il finit par lui adresser : tu cherches quelqu'un ? Sourcils relevés pour accentuer la question posée, il zieuta à son tour, dans l'espace et les alentours. Où tu voudrais peut-être t'en aller, il posa, mes potes te font flipper ? À parler ensemble dans leur langue natale, pour lui ce n'était peut-être pas l'idéal. Mais ils n'étaient pas au courant qu'il avait été adopté, alors on ne pouvait pas les blâmer.

Sujets se faisant, Ji-hun ne remarqua les va-et-vient du regard de Kôh qu'après un petit moment. Il sortit avec de la discussion en cours, finit par lui demander s'il ne cherchait pas une porte de secours. La négation lui revint. Parce que tu regardes un peu aux quatre coins, il fit avant de se faire un autre dessin, se tourna vers ses amis coréens ; peut-être le langage qui était compliqué, après tout ce faisait longtemps que Kôh avait quitté la Corée, et celui du Nord ne savait pas s'il avait pour habitude de pratiquer, la possibilité qu'il soit paumé lui vint, sans chercher plus loin. Il trouva toutefois son interlocuteur embarrassé, comme s'il hésitait. À dire quoi, à faire quoi, ça il ne le savait pas. Il ne poussa pas à avouer ce qui l'angoissait, ou ce qui l'embêtait, attendit simplement qu'il finisse par parler, ainsi il pourra faire en sorte de l'aider, de mieux l'intégrer.

Ce fut compliqué à assimiler, car Ji-hun avait compris que ça pouvait se passer, mais avait eu des exemples de femmes qui en souffraient, loin de se douter que des hommes pouvaient en être blessés ; il apprenait. Il resta un instant à remettre tout en ordre, l'impression que tout était sorti dans le désordre. Ton ex-copain t'agresse encore, il lui demanda sans oublier de murmurer au plus bas, t'as porté plainte ? C'était par ce procédé qu'il fallait commencer, pas vrai ? L'homme sera convoqué, il sera peut-être condamné. T'es entouré, il n'oserait pas venir t'embêter, il supposa, car ce serait s'enfoncer que de choisir d'attaquer. Tu ne crains rien, détends-toi, il le rassura, je te raccompagnerai si vraiment tu ne te sens pas tranquille de rentrer chez toi.

Ji-hun ne saurait dire si les paroles de Kôh étaient sincères, mais il ne voulait pas trop s'immiscer dans ses affaires. Il préféra y croire, à défaut de savoir.  « Tout ira mieux demain », il l'espérait fort pour le brun. Toutefois, une phrase le marqua : qu'est-ce qui est mieux, être reconnu publiquement victime ou rester tétanisé toute sa vie ? Pour le Nord-coréen, ç'aurait été vite choisi. Il avait d'ailleurs fait le pas, alors qu'il avait hésité plein de fois. Le doctorant était à présent conférencier, en combat quotidien contre le dirigeant de sa Corée. Exemple à suivre ou pas, seul l'avenir le dira. Ce n'est pas normal d'être effrayé constamment que quelque chose puisse se passer, il affirma avant de poser une main sur son épaule pour le lui assurer : on ne doit jamais dire non à la liberté. Quelle qu'elle était, on ne devait pas la refuser. Kôh devait absolument en parler, porter plainte si ça recommençait, le plus vieux en était on ne pouvait plus persuadé.

Les conversations reprirent bon train entre les copains, Ji-hun écoutant les récits de chacun, verre en main. Il se tourna vers la personne qui s'approcha, ne put mettre de nom à ce type-là – pas avant que Kôh ne réagisse en tout cas. On ne vient pas à une table agresser les gens, où est-ce que vous avez appris ça, qu'il demanda en voyant la mauvaise intention de l'homme qui les apostropha. L'un de ses potes n'eut d'autre choix que de s'interposer, obligé par Kôh d'acter. Scène aberrante à laquelle Ji-hun dut assister. Qu'il ait quelqu'un ou pas, en quoi c'est votre problème, il répliqua, ne comprenait pas pourquoi Kôh devait mentir sur une situation amoureuse pour se défaire de cette situation douteuse. Casse-toi, appuya Ji-hun aux répliques de son ami pour que ce malotrus finisse par dégager d'ici. Limites de sa patience dépassées, il valait mieux pour lui ne pas insister. Apparemment il comprit, le regard du brun le suivit jusqu'à la porte de sortie.

Je ne comprends pas comment, après ça, tu décides encore de passer l'éponge, dit-il, puisque le même scénario se répétait à chaque fois qu'il sortait. Il était forcément surveillé, en plus d'être harcelé. Ce n'était pas une histoire saine, il fallait agir avant qu'il lui refasse la même. Il but une gorgée de sa boisson, histoire de faire redescendre la pression. Même si Ji-hun paraissait calme et posé, c'était le genre de comportement qui l'horripilait.

Personnage grossier qui fit son entrée. Ji-hun ne connaissait pas son identité, mais sa façon de parler, de s'immiscer à la table sans que l'autorisation lui soit donnée, eut le don de l'énerver. Et il ne put accepter de voir Kôh se faire ainsi rabaisser, devoir jouer la carte du faux petit-copain pour que cet homme lui fiche la paix. Le Nord-coréen répliqua, parce qu'il ne comprenait pas pourquoi il restait planté là. Il resta courtois et posé, même si la colère semblait monter par le ton froid qu'il employait. Aucune issue donnée, c'était soit il se cassait, soit c'était lui qui le sortait. Apparemment il eut compris, tous ces regards braqués sur lui jusqu'à ce qu'il atteigne la sortie. Peur de quoi, il demanda à son ami. Ce n'était pas lui qui allait craindre quoi que ce soit. Il était resté sympa, mais il ne fallait pas trop le titiller, loin de se laisser écraser. Je ne risque rien, le rassura-t-il. Et puis, au cas où, il saura se défendre, le brun. Bois un coup, qu'il lui proposa, verre poussé de son côté, t'es tout pâle, ça va t'aider à reprendre des couleurs. Un petit cul sec pour lui faire oublier son malheur et peindre son cœur.

Ji-hun fit de même, s'il avait pu il aurait même commander une bouteille, mais son rein ne le prendrait pas bien. Résolution prise d'en prendre soin dès lors que  Lilia et lui avaient décidé à nouveau de ne faire plus qu'un. Mère-poule qui s'était engagée à prendre soin de sa santé, plein de rappels et de bons petits plats peu salés qu'elle se plaisait à lui préparer. Quand tu veux Kôh, fit-il avant d'ajouter : le plus tôt sera le mieux. Peut-être pas demain, parce que son planning était chargé, mais il s'engageait à l'aider. Départ de son interlocuteur vers un piano esseulé, il ne savait même pas qu'il savait jouer. La conversation vint à se stopper, les amis finirent par l'écouter, l'applaudir une fois terminé, pousser à recommencer. Une autre demandée, son talent sifflé, l'artiste amateur fut acclamé. Le doctorant attendit qu'il revienne s'installer pour le féliciter : bravo pour ta prestation, tu sais faire pas mal de choses on dirait. Raison de plus pour ne pas se laisser faire, vers lui il leva son verre.