C’était une évidence. Une évidence que j’avais rangée dans la case déni. Parce que les fêlures étaient toujours présentes, mais s’amenuisaient au fil du temps. C’était le deuil, qui se fait petit à petit, pour moi en tout cas. Pour Kaze, tout était forcément différent. Si j’avais mis du temps à le réaliser, les sourires s’étaient transformés en petite moue. « Oui. » Certainement, parce que j’étais la plus accessible. Prenez-vous le temps, de répondre à ses appels ? « Elle a essayé d’avoir Kaze ses derniers jours, mais elle m’a dit que vous vous étiez manqué. » Mais aucun de nous dans cette pièce, n’était dupe. Je secouais doucement la tête aux mots de Haze, plutôt d’accord pour suivre les volontés de notre frère. Le couperet tombait, alors qu’on te regardait tous les deux. Un ‘non’ franc, qui ne laissait place à aucune hésitation. Étions-nous même capables de t’aider dans ces circonstances ? Son regard sombre en disait long, pourtant les idées manquaient. J’aimais cette proposition d’instaurer une tradition pour cette période particulièrement compliquée pour lui, mais au lieu d’enfin nous donner les clés, c'était par une question qu’il répondait. « C’est plutôt à toi de nous dire ce qui t’aiderait à traverser cette période ? » Je ne lui en voulais pas de tout garder pour lui, mais parfois, j’avais le sentiment de ne pas savoir ni quoi dire, ni quoi faire. Je regardais Haze, dans l'espoir d'y trouver un soutien. Est-ce que pour une fois, il pouvait mettre des mots sur ce dont il avait besoin ?

Silence éloquent et sourcil arqué, loin d'être dupe face à l'excuse spontanément cuisinée de votre cadette. Inutile de s'attarder sur ce qui faisiez de vous ou non de bons fils ceci dit, la préoccupation étant centrée vers Kaze. Le décisionnaire. On ne peut plus limpide sur sa volonté ou sa non volonté de revisiter le passé. « On y va pas alors. » Le 'je' se métamorphose par automatisme en 'on', métaphore de l'entité unique et soudée que vous formiez à trois face aux obstacles, quand bien même vos avis ne se synchronisaient pas toujours dans une parfaite harmonie. Aujourd'hui, à cette période, l'harmonie se concordait sans mal, tous voguant vers un même et unique objectif : sauver Willy - ou plus communément appelé Kaze. Ton jumeau, ta partie complémentaire. « Maze a raison. » Ce qui, malgré ce que tu laissais paraître, n'était pas un cas unique. Votre sœur obtenait bien plus souvent que t'aimerais l'admettre ce rôle d'la voix de la sagesse. Pourtant, t'étais on ne peut plus conscient et plus que familier avec ton jumeau pour savoir qu'il ne dépasserait pas les trois mots par phrase en guise de réponse ce soir. Fallait que tu inities les prémices des idées sur cette nouvelle tradition. « Mais elle aimait bien la mer, non ? Ou se retirer loin d'la ville ? Si mes souvenirs me font pas défaut. » Proposition faussement nonchalante dans un haussement d'épaules. Nul besoin de préciser le 'elle'; le prénom presque interdit.

La légèreté de votre désaccord précédent avait quitté les lieux, laissant place à la lourdeur de mon sombre passé. La place d'un mort dans ces lieux faisait toujours cet effet et c'était loin d'être agréable pour tout le monde. Je m'en voulais presque d'avoir imposé ce sujet de conversation de par mon humeur massacrante. Mais c'était comme ça, vous aviez l'habitude depuis le temps maintenant. J'étais pas le plus expansif, tout comme Haze. Maze, t'étais plutôt solaire, et c'était bien ce qui faisait tenir ce trio à flot j'ai tendance à penser. « je la rappellerai plus tard » Je sais qu'elle veut que mon bien mais c'était pas le moment. Et puis le taff me prenait beaucoup de temps, c'était l'excuse parfaite à chaque fois. “je peux pas, je travaille sur une enquête sensible en ce moment”, ça marchait à tous les coups. J'écoutais cependant ce que vous disiez, la tradition et tout. Aller à la mer, c'était quelque chose de faisable. A Chicago, c'était le Lac Michigan dont on avait droit tous les jours de l'année. Ici, l'océan était présent sur toute la côte et on pouvait la longer pour faire un road trip commémoratif. « ça fait loin la floride mais on peut s'arrêter avant... caroline du sud ? » Ca ferait faire un road trip de quelques jours aller-retour. Il suffit juste que ça tombe sur les bons congés pour tout le monde.

Au passage de cette conversation, j’évoquais notre mère qui avouons-le, me réclamait régulièrement de vos nouvelles. Nous étions vite happés par nos vies, notre quotidien ici. L’horloge ne cessait jamais de tourner et les ‘plus tard’ se transformait vite en jours, puis en semaines. Malgré tout, j’avais instauré avec elle un petit rituel. Chaque dimanche, elle attendait patiemment mon appel et pour rien au monde, je ne dérogeais à la règle. J’en profitais pour lui donner des nouvelles de vous, quand j’avais des choses à lui partager. À l’entente du ‘maze à raison', j’hoquetais presque de surprise, glissant le goulot de ma bière sans alcool contre mes lèvres pour étouffer mon étonnement. Si nous n’étions pas dans une conversation très sérieuse, j’aurais attrapé le premier oreiller pour lui jeter à la figure en criant sur tous les toits qu’il l’avait enfin reconnu. Au moins pour ce soir. Au lieu de ça, je taisais cette microscopique victoire, l’ancrant dans mon esprit, pour me concentrer sur le bien-être de Kaze. « J’aime l’idée, ça ferait un bel hommage. » Perdre son regard dans la beauté de l’immensité de ce monde, comme elle pouvait le faire pendant des heures, me semblait adapté aux circonstances. C’était comme repousser les limites, et ne plus avoir à distinguer si c’était le bleu de l’eau, ou le bleu du ciel. « Je crois qu’on vient d’instaurer notre tradition à nous, non ? »