Repos pour moi, pour vous. Alors on avait convenu de passer une soirée ensemble. Rien de fou en soit, juste la fratrie qui se retrouve. On était pas dans les effluves d'amour à tout temps du jour et de la nuit. Plutôt pragmatiques et assez pudiques, on trouvait bien d'autres façons de se prouver qu'on pouvait s'aimer. Ce genre de réunion par exemple, c'en était la preuve. Installé sur le canapé avec une bière sans alcool, des tapas sur la table basse pour grignoter à convenance, j'avais le regard dans le vide alors que vous étiez tous deux en train de débattre sur... j'ai même pas suivi, je pourrais même pas dire. « j'vais m'chercher une autre bière » que j'dis, sorti de nul part, avant de me lever pour aller dans la cuisine. L'appart payait pas d'mine, un petit vingt-cinq mètres carrés, suffisant pour le célibataire endurci que j'étais.

Je m’y sentais mieux que chez moi, un comble quand mes pensées dérivaient jusqu’au mot : garçonnière. Le mot n’était pas adéquat pour Kaze à mon sens, ni pour définir le lieu, mais étais-je seulement au courant de tout ce qu’il se passait pour lui ? Mes pupilles qui cherchaient les cieux à la remarque de Haze, gobant presque le tapas que je glissais rapidement dans ma bouche pour ne pas insulter mon frère. « Kaze dis-lui que j’ai raison. » Le regard qui se portait sur celui qui m’ignorait. J’oubliais finalement la raison de mon désarroi pour chuchoter à Haze en me penchant vers lui. « Qu’est-ce qu’il a ? » Il était pour moi la personne capable de mieux le comprendre, de mieux cerner ses émotions. « J’en veux bien une aussi steup’. » Le ton bien plus élevé, avant de partager un regard complice avec Haze, une petite moue s’invitant sur mes lèvres.  

Débat enfantin, immature, à l'image de la personnalité que t'adoptais en présence de tes frangins. Cette personnalité disparue dans les méandres des rues bostoniennes dès que tu les quittais. Alors tu profitais de l'instant, t'embourbais avec délectation dans la querelle sans queue-ni-tête avec ta sœur, gardant toujours du coin de l'œil, une attention particulière au mood distant de ton jumeau. « Tu sais déjà que t'as tort si t'as besoin d'aller chercher de l'aide de Kaze. » Tort à quel sujet ? Même toi t'avais perdu le fil, terré dans un automatisme de contradiction spécialement pour Maze. Elle abdiqua assez vite de toute façon, remarquant enfin le manque d'inattention et les pupilles vides de votre frère. « J'sais pas, j'attendais qu'il déballe mais il met un peu trop de temps là. » Hausses les épaules en réponse au chuchotement de votre cadette, même si t'étais bien moins discret qu'elle exprès pour qu'il t'écoute, réagisse, s'explique après être revenu. « Ouais, rajoute-en une autre aussi pour moi stp. » L'regard complice de Maze ne manque pas, tu faiblis et grimaces aussitôt à l'idée de la bière sans alcool. Mais pour le bien de ton frère, et face à l'incapacité de dire non à ta sœur, tu t'y plies. « Maintenant, balance ? C'est ton taff ? » que tu attaques sans répit une fois que ton jumeau réintègre le cercle.

Perdu dans mes pensées, je faisais même plus attention à ce qui se disait dans mon propre salon. Vous auriez très bien pu parler de moi, vous foutre de ma gueule que ça aurait été la même. L'air dans le vide, l'esprit vagabondant, je m'extirpais de mes rêveries pour aller remplacer ma bouteille vide en verre par une nouvelle. Bière sans alcool dans cet appartement miteux, il me semblait évident de ne pas le rappeler à ceux de mon sang. Deux bières en plus visiblement, c'est noté. Machinalement, j'ouvrais la porte du frigo pour les attraper, avant de la refermer pour vous rejoindre. J'posais les bières sur la table basse puis d'un geste maîtrisé, le briquet dans la main, j'décapsulais la mienne. Le regard qui se perd sur vous, je sentais l'attention être sur moi d'un coup. « quoi ? » Captant pas les mots qui ont été dit juste avant, bien trop à l'ouest pour les enregistrer.

Preuve de notre amour contradictoire, les perpétuels débats étaient clairement notre marque de fabrique. Également la meilleure façon de se montrer l’amour que nous portions les uns aux autres. Si nous étions tous plus ou moins pudique, avec un cruel manque de communication, cela ne nous empêchait pas de nous comprendre, sauf peut-être à cet instant. Une querelle qui durait depuis quelques minutes déjà. « Tu es juste borné et t’écoute que ton jumeau. » Pour autant, en disant ces mots, il n’y avait aucune pointe d’amertume. Peut-être que j’aurais pu me sentir délaissé, de cette complicité et de cette compréhension qui vous habitait au quotidien. Or, vous aviez toujours fait en sorte de m’inclure. En l’occurrence, la personne qui semblait être à des années-lumière dans cette pièce, c’était notre hôte. Notre ainé. « Je crains le pire quand il agit comme ça. » Murmurais-je, sans vouloir faire écho. Des paroles qui filaient à peine dans l’air et qui étaient plus une bride de mes pensées qu’un échange destiné à Haze. Kaze revenait les bières sans alcool en main, puis le briquet tournait de main en main pour l’imiter. Je m’affalais sur le fauteuil en soupirant sans retenue. « Tu vas enfin nous dire c’que tu as ? Tu n’es pas sur la même planète que nous là. » Pourvu que tu n'aies pas replongé, pitié.  

« J'écoute pas que Kaze. » Essaie un ton plus convaincant Haze, ça te réussira sans doute mieux dans ton argumentaire face à votre cadette - qui était tout à fait dans le juste. Mais esprit de contradiction, tu te contentes de nier, levant les yeux au ciel par la même occasion, mettant fin au débat dont vous aviez sûrement perdu tous deux l'origine. Ton attention se concentre dorénavant sur le dit jumeau, visiblement l'esprit en cavale dans un autre univers. Je crains le pire quand il agit comme ça. Les sourcils qui se froncent tout en étudiant ton frère minutieusement. Le pire qu'elle imaginait, tu le devinais mais ne t'accapare pas plus d'inquiétude, conscient des efforts en continu de Kaze. Preuve est-il quand il revient avec ses bières non alcoolisées. Puis l'instinct fraternel, de jumeaux, la connerie qui s'avérait être vraie, te susurrait un autre chemin à envisager sur son état second. « On est quel jour aujourd'hui ? » Tu plonges la tête dans le fossé, sans faire preuve de délicatesse une fois qu'il était revenu auprès de vous, une fois que Maze le ramène encore une fois sur la planète Terre, une fois que tu prends une position formelle sur ton siège. Le mode sérieux était activé. « C'est bientôt, non ? » Riley.

Difficile de faire face à une conversation sans queue ni tête, mon esprit était parti bien trop loin de ces futilités. La pensée qui allait toujours vers la même personne qui n'est plus de ce monde. Son choix, je sais. Mais j'avais encore du mal à vivre sans elle. Difficile de faire sans sa moitié quand on pensait l'avoir trouvé. Le destin nous a séparé et je ne sais toujours pas comment m'en relever. J'essaye de lui faire honneur tous les jours, cette simple motivation pour me lever du lit. Mais l'anniversaire de sa mort approchait et je n'étais plus que l'ombre de moi-même en cette période sombre. Mettre un pas devant l'autre était devenu une étape des plus compliquées. Alors oui, suivre un débat stérile ne me servait à rien et je pensais aux moments manqués, qu'elle a manqué. Bières posées sur la table, j'ouvrais ma bouteille en verre, avant de capter vos deux regards sur moi. L'interrogation visible sur les traits du visage, c'était également verbalement que je la manifestais. Puis ta question Haze, elle venait tout foutre en l'air. Bientôt. Putain oui c'était bientôt que tout le monde allait me rappeler cette triste date. Y compris mon cerveau qui revivait la scène bien trop souvent. « mh » que j'dis en hochant la tête avant de river le regard sur cette bouteille verte entre les mains. Pudeur bien trop ancrée dans mon être, difficile de faire un état des lieux de ces émotions qui me gagnaient.

Je lançais un regard assassin à Haze, ce menteur. Moi, j’essayais toujours de m’interposer entre vous, enviant certainement cette complicité qui vous liait naturellement. Preuve étant, qu’encore une fois, Haze devinait non sans mal le réel problème de Kaze. Tous bien installés, la phrase de Haze venait rompre le silence tout juste de s’installer. Une phrase aussi tranchante qu’une lame de rasoir, ramenant enfin notre frère sur terre. Écorché par cette lame, mais encore bien plus par la vie. Elle lui a presque tout pris, sauf nous. Nous étions là, fidèle au poste. Ce début de conversation me forçait à retrouver mon sérieux. « C’est pour ça que maman m’a proposé de faire un voyage à Chicago ? » Je ne comprenais pas son besoin et l’instance dont elle avait fait preuve. « Tu aimerais te recueillir là-bas cette année ? » Nous l’avions tous adopté Riley, alors sa perte, était aussi la nôtre. Bien sûr, elle n’était en rien comparable. Mais chaque année, à date rapprochante, sonnait le début d’un Kaze à moitié absent, dans les nuages, certainement un peu avec elle. Il ressassait certainement les actes manqués et les ‘et si ?’. Moi, j’étais sûre d’une chose, de sa force, de son naturel vaillant et combattant. Comment ne pas vivre l'instant présent, quand dans le passé il avait déjà traverser l’enfer ?

Les interrogations face au comportement de votre frangin mirent fin au débat futile qui se déroulait entre ta cadette et toi. L'entrain n'était de toute façon pas au rendez-vous, l'esprit partiellement assombri par les nuages noires au-dessus de Kaze. Nuages qui vous poursuivaient tous les trois, à la même enseigne selon la règle d'or familiale - seule l'intensité de l'orage différait. Celui de Kaze grondait, menaçait d'exploser à tout instant comme chaque année autour de cette période. Evidemment. L'évidence de son état n'était pas le grand mystère de l'année et tu t'en serais presque flagellé de ne pas avoir prêté attention aux jours qui défilent, aux dates plafonnées à toutes les coins de rue que t'ignorais involontairement, aux signes familiers qu'il présentait. Evidemment que ça ne pouvait être que Riley.  « Elle t'a proposé de faire un voyage à Chicago ? » La lueur d'inquiétude brillait dans tes pupilles qui ne quittèrent pas une seconde ton jumeau au regard fuyard tandis que tu retournes cette question à Maze. Sourcils froncés, tu te sentirais presque offusqué de ne pas avoir reçu le même appel de votre mère avant de te rappeler que le fils indigne que t'étais n'avait pas accordé de temps à cette même mère. Et que ta relation avec Riley n'avait jamais été aussi significative que celle qu'elle partageait avec tes frangins. Depuis sa mort, une légère animosité que tu gardais pour toi s'était même installée vis à vis de cette femme qui, par un choix que tu considérais égoïste, avait brisé votre frère. Preuve est-il actuellement. « Ouais, dis nous ce que tu voudrais faire. On te suit. » Pour autant, tu resterais aux côtés de lui, de Maze, de ceux qui comptent et restent avec la ferme attention qu'il en soit ainsi encore dans les années à venir. Que ton frère ne succombe pas aux appels d'un fantôme du passé un de ces matins, qu'il accueille un jour le futur à grands bras ouverts au lieu de laisser ce passé s'infiltrer par des failles. « On devrait instaurer une nouvelle tradition familiale pour cette période. » Proposition que tu balances à la volée, dans l'idée de l'aider à faire son deuil en bonne et due forme.

Pas vraiment là finalement, malgré l'invitation initiale qui venait de moi. Seulement, en ce moment, c'était compliqué de rester concentré dans les moindres conversations. Il suffisait d'une pensée déviante pour que je parte dans un autre monde. C'était bien ce qui s'était passé avec vous, quand vous étiez en train de vous chamailler. Maintenant, c'était difficile de revenir dans cette réalité... où elle n'était pas là. « j'veux pas y aller » que je finissais par dire, de façon assez catégorique. Retourner là-bas ne serait clairement pas bon pour mon moral. Et puis même si notre mère voulait nous voir plus souvent, c'était compliqué. Alors je préférais décliner l'invitation. C'était d'ailleurs bien pour ça que je n'avais répondu à aucun de ses appels. Le regard baissé vers mes mains, vers cette bouteille en verre que je tenais entre mes doigts, je faisais non de la tête. C'était hors de question d'y aller, pas sûr que je puisse me relever après. « tu penses à quoi ? » que j'demandais à l'intention de mon frère, le regard qui se posait finalement sur lui au bout de quelques secondes. Vous saviez bien, tous les deux, que mon comportement n'était pas contre vous.