Arjen a laissé cette lettre sur le lit de Gabrielle, à la Eliot House, le jour de son départ d'Harvard il y a plus de six ans. C'est la dernière trace de lui avant sa disparition.



Gabrielle,

Hier, la psy m’a obligé à t’écrire. Avant elle, c’est mon père qui m’a obligé à me rendre chez elle. Ma vie est ainsi, elle n’a pas changé. Une succession d’obligations à accomplir, de cases à remplir – aux interstices, moi qui me cherche et me perd dans l’anxiété d’une vie de marionnette animée.

J’aurais voulu dire « je ne sais plus trop pourquoi je suis né ». Comme si ça avait été décidé, comme si je l’avais choisi. Si je suis arrivé sans faire de bruit, c’est peut-être que je n’étais pas prêt à exister. Aujourd’hui je cherche encore. Le sens. Tout est si terrible. J’entretient mon armure de chaire froide comme un soldat condamné à la guerre. Comme un soldat enchainé à la guerre contre lui-même. Je ne sais plus quand est-ce que j’ai pleuré pour la dernière fois. Quand est-ce que j’ai crié pour la dernière fois. Quand est-ce que je me suis tût pour la première fois. Aujourd’hui je me regarde avec la peine qu’inspirent les gens dont on se désolent. En se disant doucement, juste pour soi, « le pauvre » et « mieux vaut lui que moi », « pourvu que ça ne soit pas moi ». Je n’ai pas fait ma valise. Je n’ai rien à emporter. Face au vide de mes sacs, je me suis arrêté pour me demander si c’était ça que ça voulait dire. Se sentir être rien. Même pas un souvenir à laisser à un autre, comme si je pouvais marquer qui que ce soit. La psy m’a obligé à t’écrire pour me faire parler. Et parce que ça fait trois fois que je lui dis que je veux me barrer et qu’à chaque fois, c’est ton nom qui revient. C’est toi qui me retiens. Je voudrais me barrer. Pas d’ici, pas de Boston. Pas juste d’Harvard. Je voudrais qu’il existe une formule pour se barrer de sa propre vie. Jeter les cartes et le corps en lambeau, se dire que c’était déjà bien assez d’avoir essayer et recommencer ailleurs. Comme un inconnu qu’attendrait de se connaitre en se fixant dans une flaque d’eau trouble. Maman est morte. C’était peut-être ça l’objet de toute cette manigance. Moi l’écrire. Et moi le lire. Pour que ça devienne vrai, même si ça sonne faux. Pour que j’arrête de ne plus dormir. J’ai les yeux cerner de grave et ma solitude qui me pèse comme une épitaphe sans nom. Je voudrais que ça s’arrête d’hurler dans ma tête. Pire encore, je voudrais que ça s’arrête de se taire dans mon ventre. Qu’il y ait autre chose qui se passe que ce vide abyssal ; je ne sais plus par quel bord le remplir. Comme ma valise. Un costume ? Pour quoi faire. Une armure ? Encore. Père voudrait que je finisse mon année, que je ne me laisse pas « submerger par les émotions » et « dérivé de mon objectif initial ». Parce que tout doit continuer. Tout doit toujours continuer. Et moi je dois courir encore. Avec mon corps à la traine et mon cœur laisser à l’endroit pile où je me suis senti vraiment regarder pour la dernière fois. C’était la première fois. Je voudrais lui dire à elle aussi, qu’on a tout inventé. Que ce n’était qu’un jeu pour se rassurer dans le brouillard, comme un plein phare sur une route de nuit qu’attend les yeux grands ouverts l’accident fatal. « Pourquoi est-ce qu’on s’est acharné à y croire ? ». Je divague encore pour bifurquer de l’essentiel. Je ne sais même plus où il se trouve cet essentiel. Là, il ne reste que moi, ma peur de vivre encore et ces valises qui me regardent affamées. Je laisse cette lettre, j’ai bien fait l’exercice. Parce ce que Noah, cet escroc, n’est rien de plus qu’un chien docile et obéissant. Je partirais, c’est sûre. Avant qu’on me voie. Avant qu’on me voie pleurer, pour de vrai. Parce que Noah, ce fantôme, ne sait plus quelle partie du monde habiter.

J’ai sur le corps les tatouages des poings levés de mon père ; sur chacun d’eux, une trace de ce que j’aime profondément. Ma mère, son souvenir, son incommensurable bonté. Et cette question en suspend qui n’a de cesse de me hanter : si c’est elle qui part, si c’est à lui qu’elle me laisse, est-ce que ça veut dire que c’est à lui que je dois absolument ressembler ? Est-ce que ça veut dire que c’est à lui que je ressemble ?

La Eliot House pourrait me manquer. Toi plus que quiconque. Je sais qu’en faisant silence sur toi à partir des derniers mots de cette lettre, c’est beaucoup de moi qui s’évapore. C’est le seul moyen d’être sûre de disparaître vraiment. Pour que je me tue, il faut que je te tue. Je ne sais pas comment je ferais pour vivre sans toi, de toute manière, je ne vivrais pas vraiment. En attendant d’être autre. Il faut que j’aille pleurer un peu. Ailleurs, à l’autre bout du monde, ou juste à côté dans une cave fermée. Il faut que je pleurer ma mère. Et que je fasse quelque chose de cette douleur décapante qui me donne envie de m’arracher l’âme. Il faut que je disparaisse pour réapprendre à respirer. Ou suffoquer pour de mon ; en souffle coupé tout court. Et peut-être qu’un jour, je ne reviendrais pas. Peut-être même qu’un jour, je ne reviendrais jamais. C’est à partir de là que tu pourras arrêter de m’oublier.

Je signe avec un « N. » comme haine.