Elle en a été elle-même surprise lorsqu’elle a lu ses résultats, parce que dans le fond, c’est intensément qu’elle n’y croyait pas. Malgré tous les tourbillons assénant son quotidien, le fait est qu’Haiwee a passé les épreuves haut la main. Exemplaire, dans la moindre de ses matières. Et pourtant, faute d’un cœur abimé, cette évidence n’a su la satisfaire. Personne à ses côtés pour fêter cette réussite pour laquelle elle a tant donné. Car c’est avec lui qu’elle aurait désiré le faire, seulement, à ses dépens, elle a appris que les choses ne peuvent jamais être faciles, que les relations, ici-bas, ne tiennent qu’à un fil.

Alors armée de ses résultats, de son avenir lui filant entre les doigts, la colombe a longuement réfléchis, à son parcours de vie. Aux décisions qu’il lui fallait à présent prendre, sans plus hésiter, croire en elle et en toutes les valeurs vibrant en son cœur abîmé. Au bureau des inscriptions pour changer de matière principale à la rentrée de septembre, ses phalanges n’ont pas tremblé au moment de signer. Pour une fois, Haiwee savait précisément ce qu’elle voulait. Sans plus tâtonner. A défaut de sauver l’humanité, c’est le monde qu’elle désire avec intensité. Probablement influencée par l’homme qu’elle a côtoyé intimement durant plus d’une année.    

Puis une fois son dossier complété, c’est d’un mouvement nonchalant qu’elle a envoyé un message à un autre homme ayant joué un rôle dans son quotidien, lui a offert l’ouverture de quelques portes en février dernier, alors la proposition elle l’a accompagnée de naturel, comme si ça ne faisait pas plus de trois mois qu’ils ne s’étaient pas croisés. « Coucou William, ça te dit, un café ? » Presque éloignée de la véritable personne qu’elle est.
Quelques échanges et minutes après, le temps pour elle de se balader le long de la rivière bostonienne, sa silhouette aux abords de l’eau s’est dessinée. Ses traits se parent d’un sourire au moment de l’approcher. Pour prendre la parole d’une étrange manière afin de le saluer. « Tout d’abord, je tiens à te dire que je suis désolée. » Pour l’absence, pour le manque de nouvelle, alors qu’il avait tant fait pour elle. « Je jure que je le travaille, mon relationnel. » Haiwee et son innocence éternelle.          

Revoir William après ces quelques mois d’absence pourrait lui faire étrange, c’est vrai. Mais c’est tout le contraire, qu’elle se perd à éprouver. Elle est heureuse de croiser à nouveau son regard azuré. Il y a quelque chose de rassurant dans ce fait, qu’elle ne saurait expliquer. Surtout après les tumultes qui ont teinté son année. Et quelque part, elle s’en veut aussi, pour le manque de nouvelles, mais parce qu’elle a décidé de déployer autrement ses ailes. « Désolée ? » D’un peu tout, ça ressemble plutôt bien à l’étudiante, d’être à côté. « Oh! Ne t’en fais donc pas pour ça. » Si bien évidemment, Haiwee est totalement le genre de femme à s’en faire pour ça. « Le jour où je deviendrai une tâche sur ton agenda, » l’idée sonne comme une bizarrerie à son oreille, seulement, elle sait qu’il y a des gens, dans les chemins de vie, qui ne sont faits que pour passer. « Tu as ma bénédiction pour simplement m’envoyer une carte postale. » Une idée qui a le pouvoir de la toucher. « Et puis, je te ferai remarquer que je ne t’ai pas contacté depuis un moment non plus. » Il relève, à la finalité, et la douceur de son expression faciale se fond en un énième sourire quasiment amusé. Tous les deux fautifs mais d’avance pardonnés.

Alors l’amérindienne se poste à sa droite, tout à côté, afin qu’ils puissent amorcer une marche commune jusqu’au café proposé. « Je suis content de te voir, Haiwee. » La bonne humeur sans nul doute partagée. « Comment vas-tu ? La fin de session n'a pas été trop pénible ? » De sa paume elle balaie l’ébène de ses cheveux venu voiler sa vision, elle cherche à mettre de l’ordre dans les possibles à sa disposition. La bienséance voudrait qu’elle réponde simplement qu’elle va bien, mais depuis les évènements du bal, du bateau, elle n’en sait strictement rien. Son cœur s’est brisé, pour changer. Elle a expérimenté des jeux qu’elle ne connaissait, et auxquels elle ne désire plus être mêlée. « Je t’avoue que… c’est compliqué. » Ses maux à demi avoué, guidée par sa pudeur, par ses tendres valeurs. Elle est loin d’avoir le cœur menteur. « Mais j’ai réussi mes examens. » Contre toute attente, elle y est arrivée, si bien qu’elle a pu faire reculer ses peurs, de ne pas être à la hauteur. Et s'aventurer à transférer son dossier vers quelque chose dont elle rêvait. Ils sont trop nombreux les espoirs d'Haiwee. Dans son âme à s'entremêler. « Avec un peu de chance, je pourrais peut-être espérer récupérer ma bourse à la rentrée. » Celle qu’elle a perdu à la force d’une faiblesse affectueuse qu’elle n’en finit pas de réitérer. « Et toi ? » Lui renvoyer la balle avant d’entrer dans les détails l’ayant poussé à le contacter.            

Elle est complexe la relation qu’elle entretient avec l’agent, elle ne saurait pas la définir, même si elle en prenait le temps. Elle sait juste qu’il a réussi à infiltrer son monde et qu’il lui a offert de mettre un pied dans le sien. Qu’ils ont entrecroisé, rien qu’un peu, leurs destins. Mais de là à se confier, à lui dire ses secrets… Elle avoue qu’elle laisse gagner sa naturelle timidité. « Compliqué ? Comme dans plus compliqué que de se faire tirer dessus LE soir où on sort dans un bar ? » Faute de cette supposition, elle craque un sourire, plutôt encline à relativiser, et souffler en un murmure maitrisé, « Non, pas autant compliqué. » Même si son âme de petite fille dans sa tête se met à crier que rien n’est plus compliqué qu’un cœur écorché. Dans le fond, elle se sent encline à la stupidité, d’oser le penser.

Puis elle parle de ses études, tout du moins en surface, parce que c’est bien là, le point réel qui, aujourd’hui, la tracasse. Et se laisse surprendre par l’entrain qui découle de son ton, lorsqu’il exulte un ; « Félicitations ! » fière d’avoir réussi malgré le vacarme de ses émotions, « Je ne m’ennuie tellement pas de ces périodes d’examens. Les bals, par contre… » Sans savoir qu’il vient de mettre le doigt, sur l’une de ces choses compliquées, qu’elle a tenté de minimiser. Fichu bal de fin d’année. « Je préfère les examens. » Des maux, ils en font moins. Mais préfère lui demander, comment lui peut se porter, ce que dans sa vie, il a pu se passer depuis le mois de février.

D’une œillade lancée sur son profil, quand il commence à raconter. Comme à l’hôpital, ce don qu’elle avait noté, de rendre les histoires étonnamment avivées. « Moi ? Ben écoute, je trouve que j’ai offert une performance honnête lors de mon dernier mot fléché. » Ca la fait sourire, probablement plus que cela ne devrait, « C’est à peu près l’activité la plus académique à laquelle je me suis adonné dernièrement… » mais le calme, ça fait du bien, de temps en temps, « Sinon, j’ai passé à peu près deux mois hors du Massachussetts pour le travail. » L’intérêt piqué, tout autant que la curiosité, elle interroge, taciturne, par ses sourcils froncés, « Mais c’était pas mal moins glamour que notre virée à Dallas. » Ca, par contre, elle n’en doute pas, les détails de cette soirée, en mémoire, c’est pour toujours qu’elle les a, « Et ma plus grande petite sœur traversait une période difficile, alors elle s’est naturellement enfuit au bout du monde… » Elle hoche la tête en signe de compréhension, elle aussi quand elle a craqué elle a eu envie de mettre des distances, un instinct juvénile de protection. « Ne la blâme pas, » elle ose souffler, « je suis rentrée à la Wind River, en décembre, tu sais, » une chose qu’elle ne lui avait pas dite, à Dallas durant cette soirée, elle était partie persuadée de ne jamais se retourner, « elle reviendra. » Comme la Haiwee est revenue, n’est-ce pas ? Même si de se dire que c’est grâce à Sheng qu’elle est finalement là, ça la saigne, plus qu’elle ne le croit. « Parfois les émotions… explosent. » Tout simplement, elles éclatent, s’étalent en morceaux épars… Avec quelques difficultés pour les recoller. « Parlant de Dallas, » elle débute, mais ils parviennent face à un kiosque de café, « ce sera un latte, et toi ? » Consciente qu’elle gagne encore quelques secondes avant de lui avouer qu’elle a changé de longueur d’ondes.   

Oui, la Haiwee comprend cette sœur qu’elle ne connait pas. Elle sait combien on a le cœur au bord du gouffre parfois. Une envie de fuir, de ne pas se retourner. De rechercher un abri où se retrouver. Un endroit où tout semble plus facile, n’est-ce pas ? Les épaules, elles ne peuvent pas être assez larges tout le temps. Ils se peuvent être trop lourds, certains poids. « Mais je ne la blâme pas du tout – je me blâme moi. » Interloquée, lui lançant une œillade de biais, cherchant à comprendre si c’est lui, qui l’a blessée. « De ne pas avoir été en mesure de lui offrir l’écoute dont elle avait besoin. » Elle hoche le visage, entendant le sens de ses mots à présent, « Le refuge où elle aurait pu se reconstruire… » Seulement dans ces cas-là, quand les émotions explosent comme elle vient de lui souffler, il n’y a personne capable d’aider les âmes écorchées. Les brèches dans les cœurs. Les morceaux épars. Celle qui peut recoller, c’est l’héroïne de l’histoire. « L’important c’est que tu sois là, quand elle reviendra auprès de toi. » Que tu ne la repousses pas. Que tu ne sois pas bourré de reproches. Que tu sois son point d’accroche. Puis se servir de son expérience pour lui expliquer. « Non, je ne savais pas que tu étais rentrée à Wind River. » Elle en a un piètre sourire, parce qu’il est vrai qu’elle est discrète sur tout ce qu’il peut lui arriver. Puis, est-ce qu’on se vante d’avoir été rejetée ? « Mes émotions ont explosé. » Un brin honteuse à l’idée de devoir lui décrire totalement la vérité. Sachant que depuis, il l’a encore abîmée. « A cause d’un garçon… » Si banale, dans le fond. Elle qui croyait pouvoir affronter le monde avec passion. « C’est ridicule, je le sais. » Elle l’affirme et pourtant c’est encore douloureux en dedans. La débâcle des sentiments.

Les voilà donc arrivés au kiosque de café, à vouloir faire preuve de courage pour lui expliquer le pourquoi du comment elle a voulu aujourd’hui, le croiser. « Moi ? Un grand macchiato caramel avec lait d’amande, un soupçon de cannelle et un peu de crème fouetté, bien entendu. » L’énonciation, c’est comme si elle sortait d’une autre dimension. Une autre bouche et non celle de l’homme à ses côtés. Une boisson digne d’un show télévisé, de ceux qu’elle n’a pu voir lorsqu’elle vivait au cœur de la forêt. « Un expresso allongé, s’il te plaît. » Un sourire après son clin d’œil, forcément, ça lui ressemble plus, elle ne peut le nier. « Ça te gêne si c’est moi qui invite ? » Oui, ça le fait. Mais vu les soucis financiers qu’elle peut rencontrer, elle avoue qu’elle ne saurait pas cracher sur le fait d’être invitée. Alors elle se fond en un sourire, reconnaissante et gênée, opinant du visage au moment où il sort de sa poche de quoi régler. Les doigts de l’amérindienne vont donc s’enrouler sur le gobelet de la boisson qu’elle vient de commander. D’abord, elle boit une gorgée, désireuse de se donner le courage nécessaire, et profite que lui amorce le même geste pour articuler, la boisson a peine avalée. « J’ai décidé de changer de cursus. » Malgré l’importance qu’elle accordait à la politique. Malgré le fait qu’elle pensait que pour elle c’était un choix unique. « Je sais que tu avais foi en moi… » parce que sinon, il n’y aurait pas eu Dallas, n’est-ce pas ? « Mais je crois que je suis en plein apprentissage de celle que je suis vraiment. » Pas l’idée qu’elle a voulu se faire, pas celle qu’elle aurait voulu être, ou qu’on aurait voulu qu’elle soit. Non, elle découvre, elle se cherche, et elle devient la Haiwee qui veut effleurer le monde du bout de ses doigts.     

C’est comme ça, dans le fond, depuis toujours, c’est la vie peut-être… On fait des choix, on subit nos émotions, et parfois, oui, tout quitter semble être la bonne. D’option. La seule et unique solution. Pour la Haiwee qui se cherche, qui apprend, qui a failli partir pour ne plus jamais revenir, ça a du sens, forcément. Alors son conseil reste celui d’être là pour elle, quand elle reviendra. Et parce qu’elle a foi en l’être humain, aux relations, en la familiale affection, elle sait que sa sœur le fera. Que l’histoire ne peut se dérouler autrement, n’est-ce pas ? « J’y compte, être là à son retour. J’ai même déménagé dans son appart, afin de pouvoir le lui rendre quand elle reviendra sur Boston. » Elle opine, voyant dans cette idée cette bienveillance qu’elle lui connaît. Celle qu’elle a aperçu à l’hôpital lors d’un partage de gelée, celle à Dallas lorsqu’il a voulu lui offrir une opportunité. Celle qui fait qu’elle se devait de prendre avec lui, aujourd’hui, un café.
Puis ose à peine lui parler de sa propre débâcle sentimentale… Du fait que malgré tout, elle est convaincue qu’il l’aime même s’il lui fait mal. Qu’elle est décidée à attendre qu’il soit prêt. Qu’elle l’affectionne assez pour s’en contenter. Le cœur, on ne peut le raisonner.

Chemin se faisant, les voilà armés de leurs cafés, et elle commence à s’expliquer – de façon bancale – sur cet avenir qu’elle tente de modifier. Parce qu’il s’installe, sur un banc face à la rivière, elle le fait aussi, les prunelles fixées sur l’eau réfléchissant à sa vie… « Comment ça, ‘’avait foi’’ ? » Il s’arque en un sourire et elle ne comprend pas directement, mais il ne tarde pas à lever le voile quand il reprend. « La seule chose qui ébranlerait ma foi en toi, c’était si tu te mettais à accorder de l’importance à ce qu’un vieux fonctionnaire désabusé pense de tes choix de vie. » Intérieurement, elle le jure, elle le remercie. Seulement, elle ne peut nier qu’il compte, son avis, car il a vu en elle, comme peu l’avaient fait jusqu’ici, « Mais si tu veux tout savoir… ça me soulage presque de t’entendre dire ça. » Les sourcils froncés en une interrogation silencieuse, « Ce que la politique devrait être et ce qu’elle est sont deux réalités profondément distinctes. » Si elle ignore encore bien de choses au sujet de cette société, ça, étrangement, elle le sait, le monde, il les éprouve chaque jour, sa pureté, ses croyances et tout ce qu’elle défend à l’excès, « Et même si ta présence dans la machine aurait tiré les choses vers le haut, j’ai bien peur de ce qu’elle aurait pu te faire en échange, par gravité… » Encore une fois, elle songe à tout ceux qui l’avaient prévenue, qui l’ont conseillé, toujours à lui souffler qu’elle se devait de se protéger. Qu’elle était trop candide, qu’elle finirait écorchée.

Elle en hoche le visage, plusieurs fois, une gorgée de sa boisson à nouveau avalée, les mots de William, dans son esprit, en boucle, en train de tourner. Elle les analyse, comme sait si bien le faire la gente féminine, à décortiquer, et lui donner raison, la politique, ça l’aurait attiré vers le fond. Et elle ne désire pas changer ce qu’elle est, au plus profond. « Est-ce que je peux me permettre de te demander qui es-tu vraiment dans ce cas, Haiwee Wind River ? Puisque tu n’es plus une politicienne en devenir ? » Un rire s’échappe des lèvres de l’amérindienne, amusée par sa façon de lui demander, de planter son regard dans le sien, avec cette intensité, comme s’il était vraiment intéressé. Elle a toujours ce sentiment quand elle converse avec lui, celui de ne pas parler dans le vent, d’être écoutée. D’être entendue, et ce sérieusement. « Mon changement a été accepté ce matin. » Et il est le premier auquel elle a décidé d'en parler. Elle n’en démord pas, de son point de vue, c’est logique qu’il le soit, informé. Mais avant de le révéler son cursus encline à la nouveauté, elle cultive un suspense, un mystère qui ne durera que quelques secondes, à tout casser. « En fait, ce qui est drôle, c’est que maintenant que c’est fait, ça me semble plus logique que jamais. » Quand comme elle, on a été bridé, enfermé, surprotégé. C'est dans ses veines que ça pulse, jusqu'à l'aliéner. « C’est le monde que je désire, dans son entièreté. » Même si elle sait, oui, qu’au départ, elle sera loin d’être une grande reporter, elle est prête à prendre le temps qu’il faut pour arriver à le faire. « Je veux voir, découvrir, décrire… » Et se fond en un sourire. « Journaliste, c’est ce que je veux devenir. » Haiwee, si fière de lui dire.