@Alexis Callaghan —  Tout avait fini au sol. Les assiettes, les verres, les récipients. Tout ce qui se trouvait dans cette cuisine était brisé, sans aucune vie, plus aucune utilité. Cette vie ne me convenait pas, ne me convenait plus. Inutile et incapable. Voilà ce que j'étais devenu depuis cette nuit là. Je tentais de garder la face, de faire en sorte de remonter à la surface, mais c'était la goutte d'eau ce soir. C'était un trop plein qui me faisait craquer. Mon appartement ne ressemblait plus à rien, tout était au sol, brisé ou éventré. Une crise similaire à la fin de l'année 2020, quand j'avais perdu Jayden, quand j'avais perdu Reyna. Cette colère incontrôlable qui me fait sortir de mes gonds. Terminant dans la salle de bains, ouvrant la pharmacie pour trouver tous les cachets que j'avais... mais rien ne serait suffisant. J'prenais le reste de mes anti-douleurs, avalant tout ce que je pouvais, avant de sortir et prendre un taxi. Il me fallait une idée, rapide et efficace. A bout, l'envie d'arracher tout mon corps pour m'en défaire. Je l'acceptais pas, cet accident. Je ne l'acceptais tout bonnement pas. L'adresse donnée ? Le Band of Brothers. Va savoir pourquoi j'avais ce lieu en tête. En vue de l'heure tardive, plus personne n'y serait. Et j'allais avoir tout l'espace et le matériel nécessaire pour ce que j'avais en tête. Je sais que c'était la fin, et je m'excuserai jamais assez pour les proches que je laisse derrière moi. Mais outre celle que j'aime, tous les autres auront quelqu'un pour les épauler. Je leur manquerai sûrement un peu au début, la première année sûrement. Mais ça se dissipera. Restant alors qu'un simple souvenir d'une autre vie. C'était mieux comme ça de toute façon, bien mieux comme ça. Arrivé sur les lieux, bien que ça faisait une éternité que j'étais pas venu, j'avais tout de même l'impression d'être chez moi. Réconfortant par dessus tout. Refermant la porte derrière moi, je me rendais dans la réserve, afin d'y trouver une corde suffisamment renforcée pour supporter mon corps, mon poids. Revenant dans la salle, je grimpais sur un escabeau afin de la suspendre en hauteur, sécuriser le tout afin que ça ne se démonte pas lorsque le moment sera venu. Regardant cette corde, qui me prodiguera cette dernière étreinte, je restais résigné. La peur m'avait quitté, la décision a été prise et il n'était pas question de revenir en arrière. Alors je me rendais dans mon bureau, y cherchant quelques feuilles pour y gribouiller quelques mots. Pour Alexis, qui ne mérite pas de retrouver mon corps sans vie. Pour Reyna, qui aura le cœur brisé après ces derniers moments passés ensemble, mais qui mérite une vie heureuse, sans moi. Pour Zed et Wilby, qui ont été les meilleurs meilleurs amis qu'on puisse rêver d'avoir. Pour Taeil, qui a perdu toute chance d'apprendre à me connaître. La dernière lettre est pour Veïa, qui ne mérite pas ça. Mais heureuse aux côtés de son petit ami, père de son enfant et initiateur de leur bonheur. Pour toutes les personnes citées et non citées, je leur transmets alors tout l'amour que j'ai, m'excusant pour les autres qui m'ont côtoyé de près ou de loin ces dernières années, mais qui sauront grandir de mon absence. Ayant déjà géré mon compte en banque en cas de décès, je savais que c'était pas un souci. Stylo posé sur le bureau, je finis par me redresser, soupirant une dernière fois avant de retourner dans la salle principale. La corde est là, l'escabeau aussi, prêt à me mener vers cette délivrance que j'attends depuis bien trop longtemps maintenant. Première marche, le coeur bat un peu trop vite. Seconde marche, la respiration se coupe légèrement. Troisième marche, le rythme cardiaque finit par ralentir, se préparant à la suite. J'enfile l'anneau autour de mon cou, resserrant le nœud que j'ai fait. Je regarde devant moi, une dernière fois, avant de fermer les yeux et de me jeter dans le vide. C'est fini.

@Kaiden Winston —  Pourquoi t'as choisi cet endroit ? Pourquoi tu m'as choisi moi, comme spectatrice de ton dernier souffle ? J'avais pas prévu d'être là, tu sais. C'est trop tard, trop tôt pour le lendemain, et ma vie défile à une vitesse que j'ai du mal à maîtriser. J'ai la tête ailleurs, et avec ton accident, ton absence, j'reconnais que j'ai lâché du lest. Moins de combats nocturnes, plus de soirées télé avec Quito et Serafina. Une quête d'une paix qu'on a trop refusé depuis ma naissance. Je la construis, de fil d'or.  Alors ouais, j'ai rien à faire là, à cette heure. Et je te dirai même pas que c'est l'instinct, puisque je n'en ai pas vraiment, sauf quand ça me concerne. Des papiers oubliés dans le bureau, une imprimante qui déconne chez moi ; comme quoi, la vie, ça dépend vraiment de pas grand-chose. De l'extérieur, je vois une lumière allumée. Ca m'fait sourire, et peut-être que là, à cet instant, y a un bout de conviction qui tire le ventre. La bouche malicieuse, qui s'imagine interrompre des ébats que t'as décidé de placer dans ton bureau, et mes tripes, qui me hurlent autre-chose. Mon enfer ressemble de plus en plus en paradis, alors, j'ai la naïveté de garder ce sourire idiot. Puisque tout marche dans la bonne direction, ces derniers temps. J'ai tellement appelé les enfers, je les ai tellement attendus sans qu'ils n'arrivent, que j'ai pris cette mauvaise habitude de leur rire à la gueule. Monstres flippés. J'ouvre la porte. Si on s'refait le film, je crois que j'y mets plus de conviction que d'ordinaire. Je commence un bout de phrase, et j'le gueule plus fort que d'habitude, comme une manière de m'autopersuader que la réponse sera aussi légère que la réplique : « Kai, range t... » La gorge se serre, et dans son étau, attrape les syllabes manquantes. La salle, ma salle, la salle de mon amour passé, se résumant à un spectacle macabre. Une microseconde, les doigts serrent la poignée de la porte refermée et le corps se déporte contre. Le temps que ça déclenche le reste. Qu'on bascule d'un monde à l'autre. Et que désormais, il faut courir plus vite que les ombres. La main s'agite dans le sac à main qui tombe l'instant d'après sur le sol, une lame sortie de son écrin. Amazone qui courre, qui s'élance, dans le silence de pas saccadés et d'un souffle qui s'en va. Escabeau monté. « Kaiden reste avec moi. » C'est suffoqué, alors que la lame s'enfonce dans la corde et que j'fais comme je peux pour essayer de te soulever. « J'te jure que t'as pas intérêt à crever ici. » Ni ailleurs. Sauf que j'sais pas si tu m'entends, si t'es encore là, si j'suis pas entrain de me battre contre un rien. Toi et moi on l'sait, on s'élance dans les batailles même si elles s'annoncent perdues. La corde qui cède, et le poids qui manque de nous faire chavirer. Silhouettes emportées au sol, dont je retiens la chute de toutes mes forces. Les doigts tremblants tirent sur le nœud pour le défaire, te griffant le cou au passage. « Respire, j't'en supplie. » Incantation aux dieux qui n'existent pas, à ceux auxquels je ne crois pas. Mais je veux bien faire un effort, si quand je me penche, quand je porte mes doigts à ta carotide, ils me donnent un pouls et une respiration.

@Alexis Callaghan — Pour moi, il s'agissait de mes derniers instants sur cette Terre. Je n'allais pas survivre. Comment aurais-je pu ? J'avais choisi l'endroit désert de toute personne pour éviter justement qu'on me sauve. Le seul regret que j'avais peut-être, en choisissant cet endroit, c'était le choc psychologique que ça serait pour la personne qui me découvrirait, inerte. Mais peu m'importe sur le moment. La structure métallique était juste parfaite pour ce que je voulais faire. Corde bien accrochée, décision prise et sans aucun regret. Je ne voulais plus de cette vie où j'étais bloqué dans mon corps, un mal-être constant qui ne semble pas vouloir s'en aller. Alors j'avais sauté, corde au cou. Sans regretter une seule seconde ce qui se passerait par la suite. On allait me pleurer mais bien vite m'oublier, c'était une certitude. Après quelques instants à me débattre, il ne fallut pas énormément de temps à mon corps, en manque d'oxygène, de lâcher prise. Plus rien ne se passait, la conscience n'était plus. C'était bien pour ça que pour moi, ce plan avait marché. C'était sans compter le destin qui en avait décidé autrement. Il allait falloir attendre vingt-quatre heures pour comprendre qu'on m'avait sauvé de cette mort pourtant certaine. Vingt-quatre heures d'une inconscience pour me remettre de ces traumatismes causés à mon corps et à mon esprit. Vingt-quatre heures pour comprendre que c'était pas encore la fin, et que j'avais encore d'autres choses à vivre sûrement.

@Kaiden Winston — Alors, j'ai hurlé, j'ai menacé, probablement qu'on pourra me foutre sur le dos quelques infractions. Parce qu'entre mes doigts, j'avais l'impression que tu t'en allais, que t'essayais même plus de me retrouver. Mes mains tremblantes étaient parvenues à appeler les pompiers, et mon discours partait dans tous les sens sauf le bon. Quelques consignes au téléphone, puis on me dégage de la scène, pour t'aider. Je suffoque dans mon coin, gueulant une liste de malheurs pour qui oserait te laisser filer. Quand ils s'en vont, quand ils me laissent en plan en refusant que j'te rejoigne dans le véhicule, j'dresse mon regard vers cette corde coupée. J'crois qu'elle bouge encore, à la différence de ton corps inerte. Mascara emporté par l'eau salée, que j'étale sur mes joues. Problème de colère, de rage, de sensibilité mal exprimée. Club fermé, qui le restera pour la journée entière, puisque mon temps s'écoulera dans cet hôpital, dans ce couloir dans lequel je fais les cent pas. Quito qui me rapporte un café, deux, trois. La nausée qui empêche le reste de passer. On me donne quelques nouvelles, encourageantes. Vingt-quatre heures, c'est long. Quand on me refuse l'entrée dans ton cercueil raté, quand on m'annonce que c'est toi qui refuse t'entendras une voix qui emplie l'espace. De celle qui n'capte rien. Qui ne comprend pas que tu lui refuses ce droit. T'entendras que j'm'excuserai pas, jamais. T'entends que j't'emmènerais moi-même en enfer si tu recommences. T'entendras qu'on me dégage, aidé d'un Quito qui tente mais échoue. J'ai rien vu, et maintenant quand je ferme les yeux, c'est un dessin macabre qui se trace. Pour ça, j'mérite mieux que ce silence.

fin