Catherine. Le cancer. Son dernier regard, ce sourire qui me faisait comprendre qu’elle s’était assez battue et qu’il ne fallait surtout pas la réanimer. De toute façon, les papiers étaient déjà signés. Et face aux cris et pleurs de ses enfants, tout ce que je gardais loin de moi depuis quelques mois est remonté à la surface. La mort de ma mère, de la même maladie, sa dernière volonté et le fait que je n’ai jamais vraiment pris le temps de faire son deuil, de m’habituer à son absence. Tout le monde m’a dit de consulter, de demander de l’aide, d’accepter les mains que l’on me tendait mais je ne l’ai jamais fait. Et c’est à cause de tout cela que les dernières nuits sont courtes, que mon cerveau cogite un peu trop dernièrement. Le manque de sommeil, les heures à travailler pour ne pas penser, pour ne pas faire face à mes émotions… Tout est visible sur mon visage. Les verres de bière sales dans l’évier aussi sont l’expression de cette détresse que je tente de camoufler, de garder le plus loin possible de moi mais je sais que tout cela va bientôt me frapper. De plein fouet. Comme un putain de tsunami, comme une grosse vague. Alors, plutôt que d’avoir le temps de réfléchir, je quitte mon appartement pour pouvoir me défouler. La boxe, un aller simple au club Band of Brothers, j’y passe une bonne heure avant de rentrer, me doucher et me préparer pour mon rendez-vous avec Joséphine. Je crois que ça aussi, ça me permet de rester sur terre, sur Boston et de ne pas dériver dans tous les sens. Je ne sais pas ce que les papiers vont nous annoncer - et je ne sais pas ce que j’ai envie qu’ils nous annoncent - mais il va falloir le vivre pour le savoir. J’appelle un Uber - hors de questions de conduire avec cette appréhension et je ne sais pas comment va finir la soirée - et suis rapidement au Barking Crab. J’entre dans le restaurant et la cherche du regard. Ses cheveux roux, son regard vide, ses doigts si fins qui jouent l’un avec l’autre, je me dirige vers la table et souffle Bonsoir Joséphine. Un sourire dans sa direction, je reste quelques secondes ainsi, n’osant pas trop bouger. La bise ? Une accolade ? Rien du tout ? Je vais lui laisser le choix parce que moi, je ne suis plus en capacité de réfléchir. Le mode pilotage automatique n’est pas beau et n’a pas été utilisé depuis si longtemps que cela risque de faire peur. Et mal.

Face à elle, je tente de retrouver ma consistance, de me dire que tout va bien se passer et que, dans le pire des cas, j’aurais fait la rencontre d’une femme qui a plus à offrir que ce qu’elle semble vouloir montrer. Je ne peux pas me résigner à croire qu'une personne ne soit que noirceur et froideur. C’est ainsi que je le vois, c'est ainsi que j'ai été élevée. La manière dont elle me reprend m’arrache un sourire que je ne cherche même pas à cacher. Promis, je vais m’y habituer. Parce que j’ai beau être complètement déboussolée, si elle est biologiquement ma petite sœur, elle ne se débarrassera pas de moi aussi facilement et nous nous reverrons. Joey. Pas Joséphine. Pourtant c'est joli Joséphine... Je m'assois face à elle, attrape la carte que l’on me tend rapidement et ne sais pas trop vers quoi diriger mon regard. Est-ce que je vais être là pendant une heure ou dix minutes ? Je crois qu’il va falloir attendre la grande révélation - ou absence de cette dernière - pour que je puisse me décider réellement. Mais pour le moment, je souffle Une pression s’il vous plaît. au serveur qui attend avec son calepin en mains comme si le restaurant était bondé et qu’il avait besoin de la table dans une demi-heure. Emballé c’est pesé ? Pourquoi pas - c'est bien mon genre de toute façon - mais pas aujourd’hui. Sa question me perturbe légèrement et j’ouvre la bouche sans qu’aucun son ne sorte. Je ne sais pas ce que je veux. Est-ce que je n’ai pas envie de vivre dans l’optique que je ne suis pas seule quelques minutes de plus ? Et en même temps, je crois que nous devons faire face à cette information afin de soulager nos esprits, nos cœurs et nous projeter. Ou arrêter de le faire. Maintenant. Je crois que c’est mieux. Et alors que ma boisson arrive, je pose mes mains sur le verre et la regarde. Je te laisse l'honneur... D'ouvrir le document et de voir ce qu'il renferme, ce qu'il promet ou bien ce qu'il brise. De toute façon, je n’ai pas demandé à recevoir les résultats. Je me contenterai de sa lettre et, au pire, j’irai voir dans les archives de l’hôpital. Pour la première fois depuis que j'ai appris la nouvelle, je me demande si c'est une bonne idée tout ça, si on va s'entendre, si ça va mener quelque part ou à quelque chose. J'ai l'estomac qui se tourne et se retourne. Je prenais bien la nouvelle mais depuis le décès de ma patiente, je sombre doucement. Vais-je faire face à une seconde déception, un second abandon ? Telle est la question...

Je te laisse l’honneur ou l’horreur, je ne sais pas trop ce qui correspond réellement à cette drôle de situation. Des fois, je regrette que l’on ait tant tardé mais je ne voulais pas la brusquer, la forcer et l’obliger à faire face à des choses qu’elle n’avait pas forcément envie de gérer. J’ai mis quelques semaines à m’y faire, à m’habituer à cette possibilité et je sais que nous ne sommes pas tous égaux face aux évènements qui nous tombent dessus. Sans compter que l’information venait de ma mère et qu’il me semble impossible qu’elle me mente. Pour elle, qui suis-je à part une grande rousse qui est venue foutre le cirque dans sa vie. Elle n’a jamais été obligée de me croire et je crois qu’elle ne l’a jamais réellement fait mais peut-être qu’elle a espéré que tout était vrai. C’est ce que je me dis quand je doute de tout. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’elle est ici face à moi alors que rien ne l’y forçait. Après tout, si elle avait voulu continuer sa vie comme si de rien n’était, elle aurait pu le faire. Le doute aurait toujours plané et aucun moyen pour le faire se dissiper. Mais nous n’en sommes pas là et lorsque Joséphine ouvre la lettre, j’ai l’impression que mes poumons se compressent. Je crois qu’avec tout ce que j’ai vécu ces dernières années, je n’ai aucune envie que l’on m’arrache encore la chance d’avoir une famille. Je ne sais pas à quoi elle ressemblera, si nous serons amies ou juste frangines, liées par un géniteur que ni l’une ni l’autre ne connaît vraiment… Le champ des possibles est face à nous mais d’abord, il y a cette épée à laisser tomber. Crâne éclaté ou drame évité… Je suis pendue à ses lèvres et lorsqu’elles bougent, j’en viens à retenir mon souffle. Les chiffres tombent et je sais ce qu’ils signifient. Une demi-sœur. J’ai une demi-sœur. Je laisse le sourire que je retenais se glisser sur mes lèvres et d’un coup, mes épaules se relâchent. Soulagée, voilà ce que je suis. Heureuse de ne pas avoir donné un coup de pied dans la fourmilière et cela pour rien. Wow. Que je dis, laissant un début de rire s’immiscer entre mes lèvres. La vague de crainte qui était en train de m’ensevelir disparaît petit à petit. Je me sens bien, contente. Je ne peux pas dire heureuse mais contente oui. Je ne doutais pas des mots de ma mère mais… on ne sait jamais. Après tout, il n’a été qu’une aventure pour elle alors qui dit que ce n’était pas la même chose du côté de la mère de Joséphine ? Tu veux commander quelque chose à manger ? Peut-on tenter de rattraper quelques semaines de temps en une soirée - aucun doute sur le fait que nous ne récupérerons jamais trente années gâchées - ou a-t-elle besoin d’un peu plus de temps pour s’y faire ? Et alors que je glisse mes mains sur le menu du restaurant, nos boissons arrivent. Au renouveau.

Je ne sais pas. Je ne sais plus. Je crois que ma plus grosse crainte vient de s’envoler avec l’énoncé de ces chiffres. Ceux qui ont besoin d’une traduction littéraire pour elle mais que je comprends facilement. Bordel. Demi-soeur. Et si j’en ai douté quelques secondes, que j’en ai voulu à ma mère de ne rien avoir dit plus tôt, je crois que c’était son dernier cadeau, sa dernière bouée à la mer pour essayer de me sauver. Je ne sais pas si ça va fonctionner, je ne sais pas si Joey et moi ça va coller, si on va se lier et s’accrocher mais j’aurais toujours la possibilité d’avoir quelqu’un avec moi, pour moi, une famille tant espérée. Au fil des années, je me suis construit la mienne à l’aide de mes amis mais il y a des sujets sur lesquels il n’y a qu’avec notre sang que l’on a envie de déblatérer. Et c’est ce qu’elle est. Un tiers d’ADN en commun et c’est plus que ce que j’aurais pu espérer. Mes yeux sur la jeune femme, les mots mettent du temps à sortir, les phrases à se former et à ne pas être confuses mais ça arrive. C’est un peu comme si le brouillard se levait enfin. Les boissons reçues, je bois une gorgée du liquide ambré et ne la quitte pas du regard. J’aimerais être dans sa tête pour voir ce qu’il en est. Elle semble vouloir refuser puis se ravise, chose qui me rassure et je lui adresse un sourire. Mes nerfs qui se relâchent doucement, je glisse les doigts sur le menu, en poussant un dans sa direction avant d’en tirer un dans la mienne. Sa question me fait lever les yeux du papier et je dis Comment ça ? Je ne suis pas sûre de comprendre sa question, d’en comprendre les tenants et aboutissants. Je suis rassurée pour être honnête. Je n’ai jamais menti et je n'ai pas envie de commencer maintenant. Sans compter que je sais que nous sommes amenées à nous revoir, à construire quelque chose je l’espère. Tu aurais préféré l’inverse ? Que je demande simplement, voulant voir de quel côté elle se place. Je crois que ça me ferait mal. Mais je comprendrais. Nos mondes ne viennent pas de s’effondrer mais de collider et les secousses sont les mêmes.

Je crois que demain, je réaliserai bien plus ce qu’il se passe. Il me faut peut-être du temps, beaucoup de temps pour tout réaliser. J’ai du mal avec mes émotions, à comprendre ce que je ressens et ne ressens pas. Je suis heureuse qu’elle soit ma demi-sœur mais ne suis-je pas aussi effrayée que le contact ne passe pas ? Et si je venais encore à perdre un membre de ma famille ? Mon fiancé, ma mère, ce père que je n’ai jamais connu et ne suis pas sûre d’avoir envie de connaître un jour ? Mais j’essaye de ne pas penser au pire parce que pour la première fois depuis de nombreuses semaines, je me sens sereine. La boule à l’estomac et le noeud au cerveau avec lesquels je suis arrivée se sont dissipés alors je compte bien en profiter un peu. Peut-être que c’est la nouvelle dont j’avais besoin pour me sortir de tout cela, de ce bordel ambiant, pour sortir la tête de l’eau. Je n’en sais rien mais une chose est sure, je le prends bien. Peut-être trop bien. Nous verrons demain comment je me sentirai une fois l’euphorie passée. Je la regarde, l’écoute et comprends que dans l’esprit de Joey, ce n’est pas aussi clair que dans le mien. Elle ne voit pas mon arrivée dans sa vie comme une bénédiction, comme une possibilité de construire quelque chose, de ne pas être seule. Enfin, pour ce que j’en sais. Elle est peut-être entourée. Elle a peut-être réussi à se créer la famille qu’elle souhaitait avoir avec ses amis. Je ne la connais pas après tout. Je ne sais pas s’il sait que j’existe, si ça peut te rassurer. Que je souffle doucement, son malaise étant clairement communicatif. J’en regarde ma carte avec un peu moins d'entrain, l’impression de m’imposer de plus en plus forte. Je ne veux pas que ce moment, que ce que je ressens, change du tout au tout. Alors je lui adresse un léger sourire et acquiesce quand elle dit qu’elle va prendre un truc léger. Le serveur à notre table à nouveau, je dis Je vais prendre une bruschetta crevettes avocats avec un œuf poché s’il vous plaît. Quelque chose qui va me tenir à l’estomac toute la journée et me permettre de finir la journée sereinement. Je bois une gorgée de ma boisson et lui demande Tu as grandis en France du coup ? Parce qu’il faut bien que j’apprenne à la connaître, non ? Et, étrangement, je doute que la conversation sera très fluide si je ne pose pas quelques questions pour en apprendre plus sur elle. C'est ainsi, c'est comme ça que nos précédentes discussions ont commencé après tout...