Plus jeune, William avait longuement considéré une carrière militaire. L’idée de consacrer sa vie à la défense d’un pays, au service d’une réalité plus grande que l’homme. Une construction unifiante grâce à laquelle l’existence prenait un certain sens. Malheureusement les différentes institutions militaires demeuraient à la solde du politique et la dérive de cette classe dirigeante n’était plus à démontrer. Déjà à l’époque de ses 18 ans.

Oh, comme il aurait détesté être un militaire sous le règne de Donald Trump…

Le choix de devenir un agent du FBI et de s’attaquer, en partie du moins, à la corruption de cette sphère politique constituait donc le compromis parfait pour lui.

Il n’en restait pas moins que le respect des vétérans et toutes les cérémonies associées au jour du souvenir résonnait très profondément en lui. Ces hommes et ces femmes étaient envoyés à l’autre bout du monde pour accomplir l’impossible, au nom de grands idéaux et aux détriments de leur existence individuelle. Et ils en revenaient généralement brisés et rangés sur une tablette.

Pour rien au monde il n’aurait manqué cette soirée au Marriott. Il y avait un hic, cependant : il savait ne pas avoir la force de porter la honte de son célibat devant ces héros…

Ils avaient tout sacrifiés, incluant leur famille dans bien des cas, au service de leur pays. William lui n’avait eu qu’à rester bien au chaud au pays, et avait eu toutes les conditions favorables pour être un époux convenable. Fonder une famille. Et il avait échoué…

Il lui fallait quelqu’un pour sauver les apparences. Il voulait pouvoir consacrer sa soirée à écouter leurs histoires, avant qu’ils ne disparaissent. Pas recevoir leur pitié face à ses échecs sentimentaux lamentables.

C’est donc vêtu de ces plus beaux habits qu’il se rendit au Marriott, là où se déroulait la soirée. Avec un coquelicot rouge bien en vue sur sa boutonnière, comme le voulait les convenances. Arrivé un peu d’avance, il fut accueilli par le lieutenant Thompson, en pleine conversation avec la capitaine Pittman. Deux vétérans du Vietnam âgés de plus de 70 ans que William avait appris à connaître au fil des années depuis son arrivée à Boston. Après s’être retiré du service actif, Thompson avait travaillé au sein du FBI quelques années et connaissait bien le patron du bureau de Boston.

« Hey, mais ne serait-ce pas l’agent Bennett? Viens nous dire bonjour, jeune homme! »

Visiblement, le revoir leur faisait chaud au cœur. Ça les touchait toujours autant de savoir que ‘jeune’ gens étaient encore prêt à passer un peu de leur temps libre en leur compagnie. William leur serra vigoureusement la main.

« Capitaine Pittman; lieutenant Thompson. Je vous aurai cru bien au chaud à l’intérieur, près du départ du circuit des serveurs de hors d’œuvres!  »

Pittman avait eu un cancer de la gorge et devait utiliser un module installé sur sa trachée pour s’exprimer, ce qui le gênait immensément. Il se contentait donc bien souvent de réagir en riant silencieusement.

C’est donc Thompson qui occupait les fonctions de porte-parole du duo.

« À notre âge, mon garçon, passer une soirée assis tiens du marathon. Et nous avons appris à doser nos efforts! Apparemment, nous sommes rendus assez vieux pour que quelqu’un s’occupe de nous réserver des sièges, alors on reste dehors à commérer. Tu sais comment Pitt ne peut s’empêcher de commenter tous ceux qu’il voit! Une vraie pie! »

Nouvel éclat de rire silencieux du principal intressé.

« Hey, mais dis-nous, Bill, qu’est-ce que tu fais tout seul ? Un beau grand gars comme toi, avec les valeurs à la bonne place. On espérait vraiment pouvoir rencontrer la prochaine Miss Bennett cette année ? On dirait qu’on va encore devoir trouver une façon de prolonger notre vie d’une année ou deux. »

Cette fois, ce fut à William d’avoir un sourire en coin.

« Non, lieutenant, je ne serai pas seul ce soir. D’ailleurs…»

Son regard quitta les deux hommes pour se poser sur la silhouette de Thalia qu’il venait d’apercevoir au loin. Aussi belle qu’un poème. Aussi lumineuse qu’une aurore boréale. Un sourire béat naissait sur les lèvres de William alors qu’il la regardait s’approcher.

Ce soir, il ne serait pas William, le divorcé. Ce soir, il serait William, accompagné de la plus belle femme de l’endroit.  

Only if for a night.

Malgré les années, William ne se lassait jamais de poser les yeux sur elle. Depuis le temps, il l’avait examinée à peu près sous toutes les coutures, et force était d’admettre que, physiquement, elle était parfaite. Ajoutez à cela sa confiance, sa démarche et son port princier, et vous aviez l’impression de faire face à une manifestation divine.

Au premier regard, il semblait que Thompson et Pitt partageaient son avis.

Le plus naturellement du monde, elle vient se presser contre lui pour l’embrasser juste à la commissure de ses lèvres, alors que William dépose sa main dans le creux de son dos dénudé.

Il n’y avait pas plus belle métaphore du lien qui les unissait.

Il se sentit transporté des années en arrière, à une époque où il partageait réellement une telle complicité.

Parce que pour autant qu’il appréciait chaque minute de sa vie passée en compagnie de Thalia, il reconnaissait qu’il y avait quelque chose d’artificiel dans leur histoire. Comme dans le court moment de lucidité où le junkie réalise que le prochain high ne règlera rien, avant de s’injecter son héroïne et de tout oublier.

Puis, à la grande surprise du principal intéressé, Thalia se présenta comme étant sa fiancée, poussant même l’histoire jusqu’à révéler une bague à son annulaire.

« Enchantez, madame. Bill, petit cachotier, tu ne nous avais pas dit! Félicitations à vous deux! Même si, pour être honnête Thalia, vous pourriez vraiment viser plus haut. »

« C’est justement pour ça que je ne vous en ai pas parlé… »

« Je plaisante. Vous devez vous doutez, Thalia, qu’il n’y a pas de meilleur parti dans tout Boston que William Bennett. Un jeune homme avec le cœur à la bonne place comme il ne s’en fait plus. Mais ça, vous le savez déjà…»

La voir dans un tel contexte lui faisait un drôle d’effet. Pas seulement parce qu’elle n’enlevait pas progressivement ses vêtements. Au fond de lui-même, il craignait qu’en exposant à la réalité cette… chose… qui les liait, lui et Thalia, elle en viendrait à se dissoudre. Que le nuage de fumée si réconfortant pour William ne se dissipe.

Et il n’était pas prêt à ça. Tout comme il n’était pas prêt à faire face à la prochaine question de Thompson.

« Alors, racontez-moi, comment vous êtes-vous rencontrés ? »

William échangea un regard amusé à sa muse. Voilà qui devenait intéressant. Autant qu’il voulait la voir tenter de se dépêtrer dans cette situation qu’elle avait provoquée, autant savait-il qu’elle était ici pour lui et qu’il ne voulait pas qu’elle se retrouve dans une position inconfortable. Il initia donc la réponse.

« C’était le jour de Noël. On avait eu une horrible histoire de séquestration d’enfants qui s’était terminée la veille, et j’avais besoin de m’aérer l’esprit avant de me rejoindre ma famille pour les festivités. Je joggais sur le bord de la Charles River. Je n’avais pas dormi depuis deux ou trois jours. Et c’est là que je l’ai vu. Je croyais halluciner. »

Il se tourna vers elle avec le sourire, pour l’inciter à contribuer à la création du récit de leur histoire imaginaire. Prêt à prendre le relais à la moindre indication d'un malaise.





@Thalia Morales

« Le coup de foudre à Charles River », reprit-il, encore un peu hanté par ce demi-baiser. Il s’était toujours fait un point d’honneur à ne jamais franchir certaines lignes, avec Thalia. Elle exerçait une profession difficile – constamment devoir faire croire à ses clients du moment qu’ils étaient spéciaux, des ‘perles rares’, tout en tentant d’éviter les gestes déplacés de ceux-ci. Au Nirvana, c’était simple – elle offrait, il profitait. Et payait plus que sa juste part. Dans les quelques occasions où ses collègues du bureau lui avaient offert des danses plus intimes, il avait adopté la même attitude. Si jamais ses mains touchaient quelque chose, c’était parce qu’elle les avait posées là.

Avec le temps, elle en était venue à également lui offrir son écoute. William étant demeuré relativement solitaire depuis son arrivée à Boston, elle s’était retrouvé être l’une des premières personnes à le faire. De fil en aiguille, il en était venu à lui raconter certaines anecdotes du boulot, de lui parler de sa vision de la vie, de ses sœurs. De son admiration pour Bisha. Des difficultés qu’il avait à connecter avec Erza, malgré tous ses efforts. De son ex-femme, également. De leur rupture. Des reproches qu’elle lui adressait. Des reproches que lui-même s’adressait.

Il n’avait cependant jamais abordé toute la honte que cet événement avait fait naître en lui. Comment ce sentiment d’avoir échoué en tant qu’homme le paralysait et comment il n’arrivait plus à avancer dans cette direction.

Il y a certaines choses que l’on ne peut simplement pas dire à une femme à demi-nue aussi séduisante que Thalia.

« Depuis, on évite les Ford, cependant. Vous savez, juste pour ne pas tenter le sort… »

L’idée d’inviter Thalia à cette soirée lui était venue plus par impulsion que par réflexion. C’était un contexte qui lui rappelait son ancienne vie d’homme marié, et la strip-teaseuse était un peu devenue sa béquille dans ce domaine. Dans un premier temps, il n’avait jamais pensé qu’elle accepterait, ne serait-ce que parce que ça venait étrangement troubler les règles de leur accord tacite. Dans un second temps, il n’avait pas anticipé le genre de question que cela susciterait chez lui.

Même si, dans l’absolu, il devait admettre qu’il prenait son pied. Aux côtés de sa nouvelle ‘fiancée’ il se sentait le maître du monde.

« Si vous permettez, messieurs, je vous la vole pour un petit moment. On se retrouve plus tard! »

Après de chaleureux aurevoirs et une tentative aussi charmante que peu délicate de Thompson d’essayer de se faire inviter au mariage, William entraîna Thalia à sa suite vers le cœur de la réception.

« Comment vas-tu, ‘chérie’ ? Tu es vraiment resplendissante, comme toujours. Merci d’être là ce soir, même si ça doit te paraître un peu bizarre… C’est important pour moi d’assister à ce genre d’événements, mais ça devient parfois un peu trop lourd quand je n’ai personne de familier vers qui me tourner… T’es venue avec la bonne attitude en tout cas! »

Ils commencèrent à se frayer un chemin à travers les convives, dont certains saluèrent William de la tête.

« Dis-moi – est-ce que tu veux quelque chose à boire ? À moins que tu ne sois sur le point de m’apprendre que tu es enceinte de nos jumeaux ?  »

Depuis le temps, William en était venu à oublier comment on se sentait bien, à traverser une foule auprès d’une complice. D’être un duo dans une marée humaine. De ne pas avoir besoin de presser le pas, parce qu’ici et maintenant, c’était le paradis. De chercher des yeux quelqu’un pour se sauver de sa solitude.

En ce moment, ils étaient ce que tous ici présents rêvaient d’être. C’était leur histoire que le band de jazz chantait.

Une magnifique illusion.

And then, there was that kiss… Cette fois-ci, elle n’avait pas manqué sa cible, cependant…

Il se secoua rapidement. Depuis quand était-il retombé en adolescence ? Elle s’amusait à séduire, comme elle le faisait toujours. Elle adoptait seulement sa méthode à l’endroit voilà tout. Ce n’était qu’un simple et bref baiser passager.

Pourtant, le spectre de cet instant refusait de s'estomper, en revenant toujours à la charge avec le même argument : et si ça pouvait être vrai ? Et si ça pouvait devenir le quotidien ?

C'était une question qui n'avait nulle raison d'être. Elle avait pressé des parties beaucoup plus intime de son anatomie contre lui par le passé. Le lieu changeait, mais les règles demeuraient : elle offrait, il profitait.

N'est-ce pas ?

« Oh, mais c’est que j’aime bien les gens, en fait. C’est un peu pour ça que je fais mon métier, d’ailleurs. Tu vois les trois vieillards, là-bas ? »

Il se rapprocha d’elle, sa joue frôlant la sienne, afin de lui indiquer du doigt une table au centre de la pièce.

« Ils ont servi durant la deuxième guerre mondiale. C’est difficile de s’imaginer de quoi aurait l’air le monde sans eux… Et pourtant, même maintenant, le bruit d’une bouteille de champagne manque de les conduire dans la tombe. Pitt et Thompson ont servi durant la guerre du Vietnam. Ça a coûté la voix au premier, et sa famille au deuxième. J’ai été à une décision près de devenir comme eux et de me retrouver en Afghanistan. »

Il marqua une courte pause avant de poursuivre, les yeux plongés dans ceux de Thalia.

« Ce sont pas vraiment mes amis, c’est vrai. Mais leur vie, leur histoire, elle me touche. Je les aime, ces héros d’une autre époque. Je me dois d'être la meilleure version de moi-même avec eux. Pas à cause du regard qu'ils portent sur moi. Mais par fierté. C’est pour ça que je trouve difficile de venir seul ici : parce que cette version-là, je l'ai perdu... »

Sous l’émotion, ses yeux commencèrent à s’humecter.

« Oh, il me faut définitivement un verre à moi aussi. On pourra effectivement trinquer à tes talents d’actrice – t’excelles définitivement dans tout ce que tu entreprends!»

Lorsqu’ils atteignirent finalement le bar, il se commanda un Johnny Walker double et laissa bien entendu Thalia choisir son poison.

«Ne t’inquiète pas pour le slow. La population à l’honneur est gériatrique, et personne n’a envie de gérer des hanches brisées ce soir. Permets-moi également de te rassurer, jamais je n’oublierai ton genre de danse. Ce sera très certainement le souvenir qui m’accompagnera dans ma tombe, même. »

À moins que ce simple et bref baiser passager, et tout ce qu’il aurait pu être, continue de s’entêter à refuser de s’estomper.

«Dis-moi, où veux-tu t’installer pour le homard ? Décris-moi le genre de personne avec qui tu veux partager le repas, et je vais voir ce que je peux faire.»