A demie shootée par la morphine à laquelle j’ai droit, je fais tourner avec lassitude mon téléphone entre mes doigts. Joshua est reparti, le temps de sortir Mad, mais aussi de gérer ses affaires, ce qui est normal, à la vérité, et moi je me dois de subir, du mieux que je le peux, le temps que je brasse dans ce lit, incapable de bouger. Bien évidemment, je sais, que ça aurait pu être pire, que je n’ai pas, de réelles raisons de me plaindre, parce qu’en étant médecin, j'ai conscience de ce que peut faire un accident lorsqu’il se termine beaucoup moins bien que le mien.

Et lorsqu'on toque derrière la porte, je me contente de prononcer un « Entrez. » en pensant que c’est l’infirmière qui vient changer les bandages de ma jambe abîmée. “Bonjour.” Alors mon visage se tourne vers la voix et je devine qu’elle ne travaille pas avec moi. J’en fronce mon expression, ne sachant pas quoi dire à l’inconnue, dans le fond. “Je viens de la part de Gresham... Voir comment vous allez. Il s’inquiète et ne se sent pas bien de ne pas pouvoir être à vos côtés.” Pour le coup, j’ignore comment lui répondre, j’en reste d’ailleurs silencieuse quelques secondes, le temps de me remettre sur la bonne longueur d’ondes.

J’en lève finalement les yeux au ciel, en souriant face à cette rencontre qui me semble peu réelle. « Gresham… » je soupire, sans pouvoir le contrôler. « Je suis Taylor… » je commence avant d’hésiter à prononcer la suite de mes pensées. « Et je suis désolée pour le vieux bougre qui me sert de meilleur ami. » parce qu’à cause de lui, elle s’est traînée jusqu’ici. Je ferme les yeux, pince les lèvres, un brin de fièvre. « Vous voulez vous assoir ? » ce n’est pas comme si j’allais la renvoyer dans le couloir. Autant qu’elle reste avec moi, pour m’empêcher de broyer du noir, et de même pour elle, bien que pour l’instant, je ne peux le savoir.
 

Je ne saurais dire si le fait qu’il ait envoyé quelqu’un me plaît, ou si ça me fait un peu flipper. Venant de Gresham, je pense que je vais me contenter d’être touchée. Parce qu’il doit vraiment s’inquiéter pour moi, et je m’estime chanceuse d’avoir dans ma vie, quelqu’un comme lui. “Enchantée. Je suis Rebecca.” Un sourira amical va se flanquer sur mes lèvres lorsqu’elle se présente à son tour. Peu certaine de l’attitude à emprunter, bien que je me doute que cette femme vient en paix.

Alors je l’invite à rester, parce que je préfère passer un moment avec elle plutôt que d’affronter mes pensées. Et d’assumer un peu plus à quel point j’ai eu peur de mourir, combien cela aurait pu être pire. “Et ne vous excusez pas. C’est moi qui lui ai proposé de venir vous voir. Je suis sur place depuis maintenant pas mal de temps... Ça me fait du bien de changer un peu de chambres... et de service. Et de parler à quelqu’un.” J’en fronce mon expression, surprise par ses propos, parce que je suis convaincue que je ne l’ai jamais vu. Mais aussi et surtout qu’elle ne travaille pas ici, non pas que je connaisse personnellement tous mes collègues, seulement j’ai quelques fois un souvenir d’un visage que j’aurais pu croiser dans un couloir peu fréquenter.

Puis à sa façon d’être habillée, il n’y a, de toutes les manières, pas de raison de douter, de ce fait, je me dis qu’elle fait partie de ceux qui sont de l’autre côté. De ceux qui souffrent en silence de devoir veiller sur quelqu’un en mauvaise santé. “Comment vous allez ?” Je ne suis pas comme ça, de celles qui se plaignent alors qu’il n’y a, au final, pas de quoi. Ma jambe, ce sera seulement l’histoire de quelques mois. “Vous pouvez me dire la vérité... Je dirais au vieux bougre que vous allez bien.” Ce coup-ci, je ne peux pas retenir un léger rire, j’adore l’idée d’une complicité féminine. Quand je ne peux, sur mes doigts, compter que trop peu de copines.

« Il ne vous croira pas. » Ou alors il le fera, mais il envisagera toujours le pire, surtout pour moi. Je n’ai pas la prétention de prétendre ou mériter de sa part beaucoup plus d’attention… Mais je sais comment il est, et il ne se laissera pas amadouer par un simple « elle va bien, ne t’en fais pas. » Non, je sais pertinemment que malgré tout ça, dès que la tempête sera finie, Gresham se pointera chez moi, et cette idée ? Elle m’amuse parce que je l’aime bien, son côté protecteur à la limite du fou à lier. Gresham n’a aucune limite en amour comme en amitié. Il ne sait pas faire les choses à moitié. Mais là n’est pas la question, et j’en reviens à Rebecca ainsi qu’à mes propres émotions. « J’ai eu peur, mais ça va. » Je n’en ai pas le choix. Je n’aime pas vraiment parler de moi. « Je m’en remettrai. » Là encore, ce n’est pas possible d’opter pour une autre possibilité. « Vous parliez de pas mal de temps… » je commence en ayant peur d’être déplacée, mais tout vaut mieux plutôt que de tergiverser sur mon accident déjà démodé. « Vous rendez visite à quelqu’un ? » Car une autre raison serait tout de même quelque chose de peu commun.

Elle se met à rire, et c’est directement communicatif, je ris un peu aussi. “Dans ce cas, on peut mentir un peu, non ?” L’idée est tentante, c’est vrai, cela dit, j’ai comme une sensation que ni elle ni moi ne prévoyons un véritable mensonge à raconter à notre allié. Gresham est comme ça, il sait se faire une place dans la vie d’autrui, et quoi qu’on en pense, on ne peut pas se plaindre de l’avoir comme ami. “Du genre : elle est un peu fatiguée et douloureuse mais elle me semble forte, elle va et ira bien.” J’en fronce légèrement les sourcils, incline la tête en souriant toujours, et forcément, j’approuve cette idée. Et de ce fait je ne me prive pas de le lui souligner d’un « Nous avons un deal. » assez amusée.

Et enfin, je lui dis ce qu’il en est vraiment, que c’est effrayant, un accident. “Je comprends... ça fait toujours peur les accidents de la route...” Je n’en ai aucun doute, et je réalise bien que j’ai de la chance de m’en être sortie qu’avec une jambe abîmée. Que ça aurait pu être pire, et que j’ai de quoi, le ciel, le remercier. “Que l’on soit le blessé ou l’entourage...” Et étrangement, j’ai l’impression qu’elle ne se contente pas de citer un mirage. Mais comme je ne le connais pas, je n’ose pas la questionner plus que cela. Après tout, nous sommes deux inconnues réunies pas la force des choses, portant le nom de Ewart.

Mais je me permets de tout de même m’étonner de sa présence à mes côtés en pleine tempête plutôt que chez elle, et comprend que c’est une visiteuse d’autres patients. “Oui, en effet. A mon fils... et mon mari.” Je ne la réprime pas, ma mine dépitée, désolée que sur des personnes aussi proches elle doive veiller. Et alors que je m’apprête à m’aventurer à les poser mes questions si difficiles à formuler, elle me coupe d’un ; “Mais n’en parlons pas...” Et je ne peux que me contenter de respecter son choix. “Vous êtes ici depuis longtemps ?” elle reprend. Un brin perturbée par toutes les informations, bien que minimes dans le fond, qu’elle vient de me donner, j’ai du mal entendre de sa demande le réel sens et m’égare quand je commence « Quatre jours… » en tant que patiente, certes, mais à la vérité, dans l’hôpital, j’y suis un peu depuis toujours. « Pour ma blessure en tous cas. » Mordille l’intérieur de ma joue avant de continuer. « Mais je suis médecin, » ou presque, « je souhaite devenir chirurgien, » et je le serai, parce qu’il ne peut en être autrement, « du coup, je suis ici depuis des années. » Mais je ne m’en plains pas. La médecine, elle fait clairement partie de moi. « Je suis désolée, vous savez… » même si elle ne voulait pas en parler, je ne peux pas m’empêcher.

“Ah.” La réaction me fait légèrement sourire, en même temps ce n’est pas comme si je m’attendais à quoi que ce soit. Elle n’allait pas non plus me faire une ovation parce que je travaille là. Puis de toutes les façons, elle fait acte de présence pour Gresham, mais je ne le vois que trop bien que son esprit n’est pas réellement avec moi. “Qu’est-ce que ça fait de devenir la patiente alors ?” Je ne le retiens pas, mon soupir mélangeant l’ironie et la surprise. Son audace, aussi, je la souligne d’un hochement de tête, car je ne saurai définir si c’est une question que j’aurai posé, à quelqu’un que je ne connais. Et plutôt que de me montrer à la limite de me sentir attaquer, je préfère le voir du bon côté, surtout lorsqu’elle se permet d’ajouter ; “La nourriture, qu’est-ce que vous en pensez ?” Cette fois, je ris franchement, parce qu’il est clair qu’elle n’est pas sérieuse en le demandant. Je fais même semblant d’hésiter avant de lui confier. « C’est une horreur, et ce n’est pas un mythe. » La vérité, c’est que lorsqu’on est du côté patient, tout nous déplaît, parce que la seule obsession que l’on a c’est de pouvoir rentrer chez soi. Et j’avoue que je me damnerai pour manger tout et n’importe quoi, tant que je le ferais en étant bien calée, dans mon canapé. Entre mon chien et l’homme que je peux aimer. « Pour tout avouer… » J’inspire longuement. « Je déteste être de l’autre côté. » Mais qui pourrait être capable d’apprécier ?

Et puis je m’en reviens au sujet qui me semble beaucoup plus important, puisque mon corps est abimé mais toujours vivant. “Ne le soyez pas... Ce n’est pas de votre faute à ce que je sache.” Certes, mais en même temps, ce n’est pas comme si je pouvais dire autre chose. Etrangement, on m’a juste appris à me comporter comme une personne civilisée et polie. Quand ma langue passe sur mes lèvres pour les humidifier, je réfléchis. « Votre nom de famille, c’est quoi, déjà ? » Que je sache si je connais des informations sur leurs cas.  

“Je vois.” Un énième sourire fend mes lèvres, en même temps, elle s’attendait à quoi ? Que je lui dise que c’est l’éclate depuis que je suis clouée au lit ? Elle doit forcément être bien placée pour savoir que tout le monde déteste être de l’autre côté. Qu’il faudrait être pas net pour aimer être hospitalisé. “Je ne sais pas non plus si j’apprécierais de devenir cliente d’un avocat.” J’en hausse les sourcils, comprenant de ce fait quel est son métier. Même si ce n’était pas les mêmes choses que l’on doit gérer, j’imagine que je ne voudrais pas non plus être plongée au milieu d’un procès. “Je suis avocate.” Encore, je hoche le visage, pour lui préciser que « J’avais compris. » parce que mine de rien, ça aurait été étrange si elle m’avait sortie ça, sans forcément être avocate. Et je ne crois pas que Gresham ne s’entoure de personne à la santé mentale délicate.

Alors je lui demande son patronyme, simplement pour savoir, si je l’aurai déjà entendu quelque part, dans des bruits de couloirs. Je ne suis pas spécialiste en traumatologie, mais peut-être que j’ai assisté à l’entrée de sa famille au sein de ses murs aseptisés. “Walsh.” Pas plus, pas moins. J’en resserre ma mâchoire, parce que oui, j’ai entendu parler de leur histoire. Déglutissant, car je sais que les résultats ne sont pas encourageants. « Oh. » simple réaction, je me sens stupide doublée d’un con. Et je réalise que je ne sais pas quoi lui dire, que je garde le silence, et lui laisse par ce fait le loisir, d’imaginer le pire. Ce n’est pas censé être le rôle du médecin, non celui-ci se doit d’être rassurant, bienveillant, ce qu’ici je ne suis pas, et suis contente de ne pas porter ma blouse blanche au nom de Taylor Veena. « On vous a dit quoi ? » Je le sais, je le sais pertinemment, mais j’ignore que dire de plus que cela.