T’as sept ans, t’as plus de maman. Tu te tiens rigide, sans expression, devant son corps sans vie. Autour de toi tout le monde pleure. Ton père se noie dans ses sanglots, te serre fort l’épaule. T’as mal. Il serre de plus en plus fort, pleure de plus en plus fort. Ton épaule te lance, tu le repousses brusquement. Devant son air surpris et ses yeux bouffis, tu lui lâches froidement : « t’en trouveras une autre ». Ce jour-là tu t’es pris ta première gifle. Ce n’est pas grave, t’as quand même raison.
Deux ans plus tard, ton père se remarie.

T’as grandi, t’as une belle vie. Fils unique, on te chouchoute, on te couvre d’amour et de cadeau. Ta famille vie dans l’opulence, tu ne manques de rien. Alors pourquoi tu vrilles ? T’as ce vide en toi que tu n’arrives pas à combler. Tu ne sens rien, ne ressens rien, t’as l’impression que ton cœur est anesthésié à vie. La joie, la colère, la tristesse tu ne connais pas trop, sauf peut-être lorsque tu as vidé la réserve de whisky de ton père. Là t’as peut-être bien quelques émotions, et encore. Mais ces émotions tu ne les comprends pas, ni les tiennes ni ceux des autres.
Tu tentes d’oublier que t’es vide en t’occupant l’esprit. T’enchaînes les bêtises et les excès. Tu goûtes à tout dans l’espoir de ressentir quelque chose. Tout ce que t’arrives à ressentir au final, c’est cette adrénaline quand tu te fous dans la merde ou quand tu te retrouves au bord de la mort.
T’as trois poils sur le menton et t’es déjà devenu délinquant. Papa et belle-maman ne savent plus quoi faire de toi. T’envoyer chez un psy est hors de questions, tous deux se refusent à croire que tu pourrais avoir un problème mental.

Au milieu de tes excès tu fais des rencontres et bizarrement, tu finis même par te faire des amis. T’as rejoint une belle bande de bras cassés, d’enfants brisés, qui arpentent les rues de Dublin et foutent le bordel partout où ils passent. Tes plus belles années : jamais tu ne t’es ennuyé. Tu ne sais pas trop si tu t’es attaché à cette bande parce qu’elle te permettait de te distraire, parce qu’elle te permettait de goûter à tous les interdits sans jamais être seul, ou si c’est parce que tu les appréciais réellement. Il t’est difficile d’identifier un tel sentiment alors pour toi, c’est seulement parce qu’elle te procurait ce dont tu avais besoin : de l’adrénaline. Rien de plus. Pourtant -tu n’oses pas l’admettre- avec eux t’en as ressenti des choses. Mais ces choses-là, tu les as balayés, par peur ou par honte. Tu t’es embrouillé avec la majorité et tu es parti, sans un mot. T’es venu, t’as tout saccagé sur ton passage et t’as disparu brusquement, telle une violente bourrasque de vent. La bande pour toi, c’est terminé. T’es de nouveau tout seul mais à vrai dire, ça ne t’affecte pas plus que ça. Du moins c’est ce que tu prétends.

T’as grandi, t’es plus un gosse. Et pourtant tu continues d’agir comme tel. T’as pas changé, t’es toujours le même, faut croire que t’évolues pas, que t’es figé dans le temps. T’es toujours vide derrière tes grands sourires et tes nombreuses blagues de mauvais goût. T’es toujours dans la connerie, dans l’excès, t’essaye toujours de combler quelque chose dont tu es conscient que tu ne combleras jamais. Tout ce qui a changé, c’est ton environnement. T’as changé de continent, t’as traversé l’Atlantique pour pouvoir te jouer des intellos et gosses de riches américains. Harvard, c’est ton nouveau terrain de jeu.