Le strike. Tous les attraper d’un magistral coup de filet. Le rêve d’à peu près tous les gamins qui veulent rejoindre les forces de l’ordre à un moment de leur vie. Ainsi que la désillusion d’à peu près tout ceux pour qui ça devenait un métier. Le système se complexifiait tellement, ne serait-ce qu’en apparence, que pour s’assurer une victoire, aussi fragmentaire soit-elle, il fallait bien souvent s’entendre avec certains des co-accusés…

Peut-être, un si peu probable mais si important peut-être, que cet état de fait relevait de l’absence de jeunes adultes motivés, concernés et impliqués dans les causes qu’ils défendaient, au milieu de cet océan de fonctionnaires vieillissants et désabusés.

« Milton it is, dans ce cas. Excellent choix. »

Il récupéra la photo que lui tendait Joyce et alla la scotcher bien au centre de leur plan d’attaque.

« Si ce n’était pas personnel, ça n’aurait probablement aucune chance de réussir. Tu as fait le bon choix. Ultimement, c’est à peu près le seul tableau où nous avons l’avantage – we actually care. »

Penché au-dessus du carton, les bras croisés à dévisager leur suspect, William se dit qu’il devrait adapter cette approche à ses propres enquêtes. Ça donnait vraiment une perspective inspirante sur les choses de toiser de toute sa grandeur ces sujets qui dépassaient à peine du plancher.

Se frottant le menton de la main droite, il marcha tout doucement autour de la photo en silence, le regard fixé sur sa cible. Un tour. Puis deux. Et un troisième. Imaginant à chacun de ceux-ci un angle différent sous lequel attaqué le problème. S’ils voulaient embarquer les médias, il leur faudrait des preuves tangibles.
Des copies des transactions financières ? Il faudrait que les liens soient suffisamment évidents pour qu’un lectorat peu impliqué arrivent lui-même à connecter les points, ce qui devenait de plus en plus compliqués à une époque où on pouvait s’embaucher des comptables à 50-60,000USD par année dans l’unique but de complexifier à l’extrême ces échanges d’argent.

Des aveux, peut-être ? Ça aussi, ça serait le jack-pot, mais il faudrait que Joyce parvienne à jouer dans la tête de Milton. Et pour autant qu’il avait en grand estime autant les capacités que les motivations de la jeune habitante de la Dudley, c’était loin d’être un pari assuré, quand bien aurait-elle été une interrogatrice chevronnée.

Des échanges de courriels, ce serait parfait. La presse adorait ce genre de matériel. Le problème consistait encore une fois dans la manière de les obtenir sans avoir recours à des méthodes illicites qui viendrait un peu les invalider.

Alors qu’il entamait son quatrième tour, une idée plus convaincante commença à prendre forme dans son esprit et il stoppa net son petit manège avant de lever la tête vers sa comparse.

« Dis-moi, Joyce, as-tu déjà essayé d’attraper un cochon graissé ? Apparemment, c’est super divertissant… »


@Joyce Millett

Joyce observe William récupérer la photographie pour l'afficher au plein centre du tableau qui semble tout droit sorti d'une de ces séries policières qu'elle regarde parfois – sa chambre entière s'est transformée en chambre de détective, ce qui au moins la rassure sur une possible autre carrière si elle se fait virer de Harvard et voit flamber son futur de biologiste marine. La fatigue a été étouffée depuis bien longtemps par l'adrénaline qui court dans ses veines et elle hoche la tête aux propos de l'agent du FBI. Pour sûr, l'affaire et le besoin de vengeance, ou au moins d'exposer au grand jour les tourments de cette affaire, brûle dans ses veines. Elle en a marre des impunis qui se croient tout permis. Un jour le karma leur retombera dessus et s'il faut pour ça lui donner un petit coup de main, elle est prête à s'impliquer là-dedans. Contrairement à eux, elle a beaucoup moins à perdre.
Le silence s'installe dans la chambre alors que William commence à faire les cent pas pendant qu'elle réfléchit à la manière dont il est possible de faire tomber cette première tête. Il faut se rendre à l'évidence : elle n'en a pas la moindre idée. Tout ce qui est dans ses capacités, c'est éventuellement les relevés scientifiques ; pour enquêter, interroger, espionner, elle se doute bien moins douée. Il faut dire qu'elle n'a jamais fait ça, alors il est bien beau de se lancer dans des grands discours sur la moquette confortable de sa chambre d'étudiante, mais quand derrière il faut assumer… Heureusement qu'elle est en présence d'un professionnel dont elle peut presque voir les idées se balader entre ses deux yeux, si bien qu'elle n'est pas surprise lorsqu'il s'arrête soudain et qu'elle l'écoute attentivement en s'attendant à l'idée du siècle.

– Heu… non ?

Elle n'est pas certaine de bien le suivre sur ce terrain-là. Cochon graissé ? Est-ce que c'est une métaphore où Milton représenterait l'animal grouinant enduit sous une couche de graisse afin de mieux s'extraire des pièges qu'ils pourraient lui tendre ? Est-ce que c'est pour signifier à l'étudiante d'être particulièrement prudente dans sa quête de la vérité, qu'il peut parvenir à s'échapper à tout moment, la laissant pleine d'huile et les fesses dans la boue ?

– Je ne suis pas sûre de bien comprendre… c'est une image ?

Peut-être que, finalement, l'adrénaline n'était pas assez forte pour dominer la fatigue et que son cerveau avait décidé de lâcher l'affaire pour la nuit. Peut-être que les paroles et l'idée de l'enquêteur étaient limpides et que c'était simplement elle qui ne parvenait pas à suivre. Trop d'hypothèses, elle n'a simplement pas envie de décevoir William qui se présente comme son premier – et pour l'instant son unique – allié dans ce combat qui promet d'être compliqué à jouer et épuisant sur la durée. Que pourra-t-il bien penser d'elle si maintenant déjà elle fatigue ?

« Non non – ma question est très littérale. “Connais ton ennemi et connais-toi toi-même ; eussiez-vous cent guerres à soutenir, cent fois vous serez victorieux.’’ Si j’ai bien compris le truc…
»

William reprit la petite et innocente découpure de journal qui leur avait d’identifier que tout ce beau monde se connaissait. Celle du Haverhill Gazette qui annonçait la trente-troisième édition de son festival du cochon graissé. Présidé par Birch et Milton. Puis il la tendit à Joyce.

« …et si notre hypothèse est bonne, le cœur de notre affaire est le lien entre ces deux hommes. Dès qu’on arrive à trouver la trace d’un influx d’argent de la fondation de Birch vers Milton ou un membre de sa famille, on le tient. Et on sait où et quand les trouver : à la 34ème édition du fameux festival du cochon graissé de Haverhill. Quelque part à la fin juillet, je dirais ? Souvent, la date de ce genre de trucs est à peu près aussi coulée dans le béton que peut l’être Pâques.
»

Ils ne reviendraient probablement pas de là-bas avec un mandat d’arrêt, mais ils pourraient très certainement parvenir à mieux comprendre la dynamique établie entre leurs suspects. L’occasion leur offrirait probablement plusieurs possibilités pour la suite de leur démarche : après tout, les deux hommes ne seront certainement pas sur leur garde et ne soupçonneraient au grand jamais le piège que Joyce et William dresseraient tout doucement autour d’eux.

Et dans le pire des cas, il s’agirait d’une décevante journée de bière froide, de fast food et de musique.

Ça pourrait être pire.

« Alors, je me demande, tu as des projets pour le mois de juillet ?  »


@Joyce Millett

La citation semblait tout droit sortie d'un film – ou d'un livre – et paraissait très classe lancée, comme ça, au milieu de cette chambre où fourmillaient les idées révolutionnaires. Néanmoins Joyce ne peut s'empêcher de s'interroger : si ton ennemi te connaissait autant que toi tu le connaissais, alors qui gagnait vraiment ? Et bon, on avait beau savoir que l'ennemi avait la bombe nucléaire, si entre nos mains on avait un lance pierre, on irait pas très loin. Comme quoi, parfois, le bon sens ne s'accordait pas avec les grandes phrases. Même si, sur le papier, ça faisait joli…
Enfin, là n'était pas la question, elle était plutôt sur la date de cette prochaine foire au cochon graissé qui réunissait tout ce que Joyce adorait sur Terre : des animaux stressés par des combats qui n'auraient pas dû être les leurs, une chaire animale et graissée, des porcs partout autour des cochons. La biologiste grimace, mais abdique. Il faudra bien faire des sacrifices pour mener cette guerre à bien et ne pas laisser toutes les armes entre les mains ennemies.
Attrapant son ordinateur, elle cherche rapidement la date de ladite 34ème – 34 de trop selon elle – édition du festival avant de le tourner en direction de Will, la page d'accueil du site web affichant une affreuse image d'un cochon en train d'être rôti sur braise, photo de la dernière édition. Et, en gros, la date de la prochaine : le samedi 30 juillet, de quoi pimenter leur été.

– Manger des glaces à l'eau et arrêter des bandits.

Même si aucune glace ne pourrait faire passer le goût de la suie et de la graisse. Le plus dur lors du festival serait probablement de contrôler les relents nauséeux qui lui perceraient l'estomac.

Joyce étouffe un soudain bâillement qui traverse sa gorge ; la nuit commence à peser trop fort sur ses épaules et elle jette un coup d'œil à l'horloge dont les aiguilles semblent se confondre. Maintenant qu'un plan à commencer à se fomenter, la pression s'est comme relâchée sur ses épaules et elle n'a qu'une envie, celle de dormir et de compter les cochons – bien vivants ceux-ci. Ce n'est pas qu'elle souhaite congédier William, mais… le sommeil l'appelle. L'envie, également, d'envoyer un petit message à Denzel, rituel qu'ils avaient dans leur jeunesse lorsqu'ils ne dormaient pas ensemble, celui de toujours se laisser un message avant de partir au pays des rêves, dans l'espoir que Morphée traverse les distances qui les séparaient pour les porter l'un à l'autre.

– Est-ce que ça te va de préparer notre offensive un autre jour ? Je m'endors un peu sur nos idées et je doute d'être encore utile à quelque chose ce soir… ou plutôt ce matin.

Immédiatement, dans un réflexe profondément encodé par quelques années vécues sans que personne ne l’attende jamais vraiment et à travers lesquelles sa perception du temps avait pris sa retraite, il leva sa montre devant ses yeux pour reprendre contact avec la quatrième dimension.

« Oh shit, il est super tard! »

Ou alors c’était le beau-milieu de l’après-midi et le monde entier s’écroulait.

« Moi qui était venu discuter tranquille et écouter tes idées, voilà que je t’entraînes dans mes manies. Je suis vraiment désolé. »

Manie- alors qu’il parcourait son environnement du regard, il n’y avait définitivement aucun autre mot pour expliquer tout ceci. Brusquement, tout l’inapproprié des circonstances lui remonta à la conscience ; qu’est-ce qu’il foutait dans la chambre d’une étudiante à une heure où même Cendrillon avait la décence de se retirer, à coconstruire une croisade étudiante qui avait, au final, beaucoup plus à voir avec des rêves de grands adolescents qu’une démarche sérieuse et réfléchie, avec des comités et des assemblées générales.

Ses problèmes ne se limitait définitivement pas à sa perception du temps.

« Écoute, je te laisse décanter tout ça… Peut-être qu’au matin, tout ceci ne sera plus qu’un vague souvenir d’un gros délire. Ce serait peut-être mieux ainsi, de toute façon… »

Il agrippa son veston, caché son amoncellement d’objets un peu hétéroclites dans un coin qu’ils avaient condamnés pour laisser leur ‘projet’ se développer. Puis il se dirigea tout doucement vers la sortie.

« Et n’hésite pas à me passer un coup de fil si j’étais je peux être utile. »

Après un dernier regard sur la pièce, il se tourna ensuite vers une Joyce visiblement au bout du rouleau.

« Bonne nuit, Joyce. Prends soin de toi. Et n'oublie pas que tu as la vie devant toi... »

Et sur un dernier sourire, il referma la porte sur cet épisode hors du temps, ayant chassé pour un moment ‘’this damp, drizzly December in his soul’’ …


@Joyce Millett