Allongée sur mon lit, la tête légèrement tombant en arrière, je regardais le plafond comme si je regardais le vide. Je n'étais pas l'animation de la soirée et les soupirs incessant de Numa pouvaient en témoigner. Elle voulait sortir, moi non. Elle voulait boire à outrance, moi non. Elle voulait s'amuser, moi non. À quoi bon se forcer à sourire ? Aller en soirée pour être ivre et pathétique ? Non merci, vraiment. Puis, je détestais ce genre de soirée. Je savais que l'alcool pouvait aider à soulager, mais je restais intimement persuadée que ce n'était pas la solution à nos problèmes. Un nouveau soupir me tire de ma rêverie et mon seul reflex est d'attraper mon oreiller pour le lui envoyer en pleine figure. « Tu veux qu'on sorte manger un truc ? » C'était la seule solution que j'avais pour ne pas qu'elle meurt dans ma petite chambre étudiante. « Et n'imagine même pas que c'est un bon moyen de m'emmener en soirée ensuite, ça sera toujours non, non, non et non » que j'me plains en me redressant. En fait, on était déjà pathétique.

@Michelle Ford

Je vais pas bien, Marla va pas bien. Je crois que la solution est au fond d'une bouteille. Je sais qu'elle déteste mon raisonnement, puis j'ai conscience moi-même que ça tient pas bien debout. Mais j'étouffe entre ces quatre murs et puis la moue morose de ma meilleure amie m'inspire pas. Je soupire, les yeux rivés sur une petite photo de Marla et sa soeur, collée contre le mur. Un oreiller m'arrive dans la tronche. "Aïeuuuu." Je bougonne en me frottant le bout du nez. "Tu veux qu'on sorte manger un truc ?" L'intention est louable, mais si c'est pour avoir droit à la soupe à la grimace au resto, non merci. "Et n'imagine même pas que c'est un bon moyen de m'emmener en soirée ensuite, ça sera toujours non, non, non et non." Je la regarde avec une petite mine de chien battu mais je sais que ça sera non. Toujours non. Je peux pas lui expliquer que moi je veux un petit coup dans le nez, m'assomer un peu pour me vider la tête. Je bois beaucoup en ce moment, ça effraie un peu les gens autour de moi. J'me transforme en épave, je finis souvent comme la fille facile à sauter en fin de soirée. Je sais bien ce que les gens disent, que c'est pathétique mais je m'en prends un peu trop dans la figure en ce moment, j'ai besoin de faire partir. Et j'ose pas me confier à Marla, tout va de traviole dans sa vie à elle et j'ai peur qu'elle ait pas les épaules pour m'empêcher de partir à la dérive. Je sais que je devrais pas, c'est ma meilleure amie non ? Ma meilleure confidente, mais tout est un peu hardcore, je veux pas lui parler de suicide, de ma sexualité qui se perd, de trucs glauques. "Tu sais quand même qu'un verre ou deux ça peut aider ?" J'dis en me levant péniblement de la chaise dans laquelle je suis assise. Je me tourne vers Marla qui me lance un regard noir charbon. Ok, ok, j'ai rien dit. "Allons manger un truc alors, tu choisis." Enfin tu choisis tant qu'il y a un menu vegan, ce qui limite toujours nos possibilités.

J'avais rien trouvé de mieux pour empêcher Numa de souffler encore une fois ; l'étouffer dans mon oreiller me semblait la meilleure option. Cette soirée commençait mal. Aucune de nous deux étions motivées à quoi que ce soit, enfin si, nous n'avions juste pas les mêmes envies à ce moment précis. Je refusais de me laisser aller à boire de l'alcool pour la simple raison que je n'avais pas l'habitude, je ne tenais pas à l'alcool et que j'avais vraiment peur de ce qui pourrait m'arriver ensuite. J'voulais pas que quelqu'un me touche ou se sente invité à me ramener dans un endroit que je ne connais pas. On voyait ça dans les films, mais vraiment, ça me faisait flipper. La seule chose que je pouvais proposer à ma meilleure amie, c'était d'aller manger à l’extérieur. Manger un bon repas, ça allait nous faire du bien, nous réchauffer et nous remonter le moral. « Tu sais quand même qu'un verre ou deux ça peut aider ? » Je fusillais Numa du regard, un regard sombre qui en disait long, tellement que je n'avais même pas besoin de parler pour qu'elle comprenne ce que je voulais dire. « Allons manger un truc alors, tu choisis. » Je finis par me lever et j'attrape mon manteau pour me couvrir. « Tu as envie de quelque chose en particulier ? Asiatique peut-être ? » Cette fois-ci, c'était moi qui lui faisais un regard suppliant. J'aimais tellement la nourriture asiatique. Une fois à l'extérieur, je soupirais. Je ne pouvais pas m'empêcher d'avoir cet air morose au visage et j'avais aucune idée de comment m'en sortir. J'attrapais le bras de ma meilleure amie et on se mettait en marche. « Est-ce qu'on peut vraiment parler de tout Numa ? » Genre de chose que je n'oserais même pas dire à Philip ou Sullivan de peur qu'ils fassent une syncope.

Allez, je coopère. De toute façon, faut que je m'aère la tête et peut-être qu'elle a raison Marla, je passerai pas la nuit torchée dans le pieu d'un inconnu, c'est peut-être pour le mieux. "Tu as envie de quelque chose en particulier ? Asiatique peut-être ?" Boh, elle m'a fait sa tête de chaton mignon, j'peux rien lui refuser. "Asiatique ça me va, tant que je mange pas des petits animaux morts je suis pour." J'veux dire par là, tant que t'en manges pas non plus Marla. Ou je te fais culpabiliser toute la soirée. Ça sera riz cantonnais sans oeuf pour tout le monde. On enfile nos manteaux, nos chaussures et partons braver le froid polaire de ce tout début décembre. Marla soupire, m'attrape le bras. "Est-ce qu'on peut vraiment parler de tout Numa ?" Ça me désarçonne. Depuis qu'on s'est rencontrées, c'était amies pour la vie, aucun secret entre nous. Rien n'a changé ? "Ouais, de tout." Je finis par murmurer. "Je voudrais qu'on parle de tout." Je laisse planer un petit silence, un soupir et mon souffle se condense, un petit nuage blanc qui tranche dans le ciel sombre. "Tu sais, les dernières semaines, ça a été un peu dur." Je t'ai pas beaucoup vue, et je sais que t'as tes problèmes Marla. Je veux pas te prendre la tête avec ma merde à moi. Mais je crois que tu me manques.

Je proposais de manger asiatique parce que c'était ce que je préférais le plus et pour mettre toutes les chances de mon côté, je prenais mon air boudeur d'enfant triste. Numa, elle pouvait pas résister à ma mine de chien battu, je le savais très bien. Et puis, je savais aussi que sortir allait nous faire le plus grand bien. Prendre l'air, être saisi par le froid. Ouais, c'était ce qu'il y avait de mieux à faire si on ne voulait pas mourir dans ma petite chambre de la Dunster House. « Asiatique ça me va, tant que je mange pas des petits animaux morts je suis pour. » - « T'inquiète, on va manger des légumes avec du bouillon » Ça allait définitivement nous remonter le moral. Je me couvrais pour ne pas avoir froid et on sortait quand on était fin prête. « Je voudrais qu'on parle de tout. » On continuais de marcher sans rien dire. J'voulais pas qu'elle pense que je ne lui disais rien. C'est juste... Il y avait des choses assez étranges qui pouvaient nous passer par la tête. « Tu sais, les dernières semaines, ça a été un peu dur. » Je hochais doucement la tête de haut en bas. « Pour toi aussi... » que je glisse doucement. Comprenant qu'en effet, elle disait ça pour elle bien qu'elle savait que c'était aussi mon cas. « Tu.. Il.. Il t'arrive d'avoir... Comment dire... » Je réfléchissais la bouche semi ouverte avant de me racler la gorge. « Il t'arrive parfois de vouloir disparaitre ? » que je lui demande en fronçant les sourcils. Disparaitre complètement. Physiquement, mentalement. Mourir. Ça m'arrivait pour ma part. Régulièrement depuis la rentrée.

"Pour toi aussi..." Je hoche la tête. Ouais, pour moi aussi. Novembre 2018, le monde me tombe sur la tête. "Tu.. Il.. Il t'arrive d'avoir... Comment dire... " J'entends Marla déglutir péniblement, je sers un peu l'emprise de mon bras autour du sien. Qu'elle parle, je suis là. Toujours. "Il t'arrive parfois de vouloir disparaitre ?" Mes poumons se gèlent alors que j'inhale l'air glacé. Je me fige, mes deux pieds se plantent dans le sol. Non, non Marla. La dernière personne qui m'a dit ces mots, les mêmes, ceux-là. C'était Roméo Chamberlain, juste avant de se lacérer les poignets avec des lames de raisoir. Je pivote, je lui fais face. Mes deux mains viennent attraper ses bras, fort. "Faut pas dire ça, faut pas dire ça." Je fouille ses yeux paniqués. "Hé tu sais ce que ça veut dire ? Mourir c'est pas beau, tu veux pas mourir, crois moi, tu veux pas, ça fait du mal aux autres." Suicide. Le mot que j'arriverai jamais à cracher, mot tabou. J'ai un petit frère suici... J'arrive jamais à finir la phrase, je bute. J'ai les traits tendus, les yeux écarquillés. Je dois faire peur. Je dessers finalement ma poigne, mes ongles plantés dans les bras de Marla à travers son manteau. "Pardon, je devrais pas réagir comme ça. Je..." Je déglutis péniblement. "Ouais moi aussi, parfois ça me fait ça." Si Kibwe est parti, peut-être que moi aussi je pourrais partir. Parce que je vois trop de sang partout, que je suis pas bien sûr de savoir qui je veux être. Que c'est le bordel dans ma tête. Si je me saoûle tous les week-ends, si je suis devenue cette fille facile, c'est qu'il y a un truc, un truc là dessous. "J'dois te dire un truc, Marla, un truc qui va pas chez moi. Fin pas que ça va pas, mais... j'sais pas, j'suis... différente." Différente de la fille que j'ai toujours cru être. Différente de la fille que tu crois que je suis. "J'crois que je suis... gay." Je murmure ces derniers mots. Je me planque les mains dans les poches. Ces mots que j'arrivais pas à formuler, même dans ma tête. Ils sortent d'un coup, je crois que je le sais depuis un moment, en fait. Bien avant mes ébats d'un soir avec Cali. Je crois que je suis gay.

Nous n'étions pas au top de notre forme. Le mieux que l'on pouvait faire, c'était être là l'une pour l'autre. Et une question me traversait l'esprit. J'avais besoin de savoir si ce que je m’apprêtais à demander pouvait être anodin, répandu ou si c'était seulement moi qui avait un problème. J'avais du mal à la poser ma question, c'était assez gênant. J'avais peur de sa réaction en fait et... je faisais bien. Numa se fige et m’attrape pour me faire face. « Faut pas dire ça, faut pas dire ça. » Mes yeux s'écarquillent, la panique me gagne. On ne peut pas tout se dire alors ? « Hé tu sais ce que ça veut dire ? Mourir c'est pas beau, tu veux pas mourir, crois moi, tu veux pas, ça fait du mal aux autres. » - « Non.. Non, non c'est pas.. Ce n'est pas ce que je.. » Impossible de faire une phrase correcte. Je n'arrive pas à revenir en arrière, j'ai peur qu'elle me juge et je n'assume plus. Oui, pense aux autres Marla. Ne pense pas à toi. Elle me lâche finalement, peut être qu'elle a vu la panique dans mon regard. « Pardon, je devrais pas réagir comme ça. Je... » - « Non c'est rien » que je souffle en fuyant son regard, passant ma main dans mes cheveux pour les glisser dans arrière. « Ouais moi aussi, parfois ça me fait ça. » Je hoche la tête pour signifier que j'ai compris et je préfère ne pas faire de commentaire. Autant en rester là. On se remet en route vers le restaurant, mais nous sommes à nouveau arrêté pour écouter sa nouvelle confession. « J'dois te dire un truc, Marla, un truc qui va pas chez moi. Fin pas que ça va pas, mais... j'sais pas, j'suis... différente. » Je fronce les sourcils, ressentant une pointe de stress en attendant la suite. « J'crois que je suis... gay. » Je suis aussitôt soulagée. J'hausse les épaules même, et alors ? « Tu n'es pas différente... Tu aimes juste les filles. Moi aussi, j'aime les filles » J'avais jamais essayé, mais j'en étais intimement persuadée. J'les trouvais attirantes, elles m'intriguaient.

"Non.. Non, non c'est pas.. Ce n'est pas ce que je..." Je suis horrible, elle m'avait demandé de l'écouter. Et je l'ai pas fait. Je me suis braquée, j'ai buté. Peut-être que jamais tu pourras me parler de ça, le suicide, la mort. Ces mots que j'ai à fleur de peau. "Non c'est rien." finit-elle par trancher, ses yeux se perdant sur ses pompes. Je tente de me rattraper. Je mens pas. Marla, je mens pas. Ce sentiment de vide, cette bulle de rien. Je l'ai aussi. Dans la poitrine. Elle hoche de la tête, elle veut plus en parler. Plus avec moi. On se remet en marche et ça me bouffe ça, de pas avoir su écouter. Et ça remue en moi, j'ai tout qui semble vouloir sortir. Et ça sort. Ce que j'ai sur le coeur, tous ces tourments qui me prennent la tête depuis des semaines, qui me tordent les boyaux. Je lâche ce mot, qui me fait peur. Et Marla hausse les épaules, un air léger. "Tu n'es pas différente... Tu aimes juste les filles. Moi aussi, j'aime les filles." Je plante mes pieds dans le sol. Comme si c'était le truc le plus anodin du monde. "Tu comprends pas, je..." Si, si, elle a très bien compris. Mais ça lui passe au-dessus de la tête, ce truc qui moi, me coupe le ventre. "Tu... Mais Philip ?"

Il y a des choses que nous sommes obligés de garder pour soi. Des secrets intimes, si profond, que personne n'était à même de les comprendre. Sullivan, Philip, ils ne seraient pas capable d'accepter que de telles pensées me traversent l'esprit. Je pensais que Numa, elle y arriverait, malgré son passé familial. Mais non. Elle se braquait aussitôt et elle me poussait dans mes retranchements, quitte à me faire revenir sur ce que j'avais dit plus tôt. Finalement, on clôturait le sujet et je laissais ma meilleure amie partir sur une toute autre discussion. Elle semblait paniquée et pourtant, pour moi, il n'y avait rien d'anormal à mes yeux. « Tu comprends pas, je... » Je fronçais doucement les sourcils. Si, si, je comprenais très bien. C'est juste que contrairement à elle, je n'en faisais pas toute une montagne. Je lui offrais un sourire rassurant et elle semblait comprendre enfin. « Tu... Mais Philip ? » Je haussais les épaules. Quoi Philip ? « Je l'aime. Je peux aimer des filles et des garçons. Enfin, j'peux aimer tout le monde en fait. Je m’intéresse à la personne, à ce qu'elle est, ce qu'elle dégage. » Je m'en fiche de son sexe. C'est tombé sur Philip.

Tout va pour le mieux, alors ? J'veux dire, j'ai l'impression de voir tous mes projets de vie s'effondrer : casée avec un charmant mari, des enfants adorables, la famille la plus respectable. Si j'aime les filles, rien de tout ça n'arrivera. Je vais devoir me battre, affronter le regard des autres, à commencer par celui de ma famille. J'veux dire, au Kenya, être gay c'est faire de la prison. Comment je fais, dis moi comment je fais Marla ? Je suis une trouillarde, j'ai pas le courage moi. Marla n'en semble pas bouleversée le moins du monde, tout va pour le mieux. Elle hausse les épaules, légère. "Je l'aime. Je peux aimer des filles et des garçons. Enfin, j'peux aimer tout le monde en fait. Je m’intéresse à la personne, à ce qu'elle est, ce qu'elle dégage." Ouais, ça a un sens tout ça. Pourquoi c'est pas aussi simple pour moi alors ? Je sais pas. Je me tais. Je reste seule avec ce qui me pèse comme un fardeau. On est à quelques minutes du japonais, mon portable vibre dans la poche de mon jean. "Tu viens à la soirée chez moi Num ?" Message de Cassie, une pote à moi... qui justement habite dans les environs ! On y sera plus vite qu'au resto. Je bats des cils, fais les yeux doux à Marla. "Hey, une amie vient de m'inviter à passer chez elle. C'est un plan posé, tranquille, t'inquiète pas. Puis si ça nous plaît pas, on est pas obligées de rester." Je vois qu'elle semble pas convaincue. "Alleeeez, y aura sûrement à manger en plus et je te promeeets qu'on se fera un jap bientôt !" [...] Je sais même pas quel est l'argument magique qui a fait céder Marla. Mais c'est un oui. Un oui timide, peu assuré mais oui quand même. Hop, on bifurque et en moins de deux minutes, on se retrouve au pied de l'immeuble de Cassie. On entend la musique pulser jusque dans la rue, les voisins d'en-bas qui gueulent. Je lance un petit regard désolé à Marla, bon pas siii posé que ça finalement. "On regarde, si on aime pas, on s'en va ! promis, promis." De toute façon, j'ai déjà pianoté le code sur le digicode, la porte s'ouvre. On plonge dans la gueule du loup.