Je n'ai été réellement amoureuse qu'une seul fois. Une femme. La plus intelligente, la plus belle, la plus vicieuse, la plus paradoxale qu'il m'eut été donné de connaître. Elle était parfaitement odieuse, condescendante, manipulatrice, menteuse et fourbe. Tout à fait détestable. Mais aussi émouvante, amusante, attachante, créative et audacieuse. Tout à fait adorable. Elle était un amalgame déstabilisant de grotesque et de sublime. Différente de tout ces individus qui me frôlaient en continu. Unique. Désirable. Délicieusement inaccessible. Elle était mon professeur de littérature. Vingt-cinq années creusaient leur indécent gouffre entre nous deux. C'était excitant. Inévitable. J'aimais les défis. Elle aimait le jeu, la manipulation. Sa perdition. Elle semblait vouloir sombrer, atteindre les tréfonds d'une déchéance qu'elle s'était elle-même tristement imposée. Et son but ultime paraissait être de m'entraîner avec elle vers cette fin qui ne me tentait, alors, qu'en sa seule compagnie. Une relation destructive, malsaine. L'une de ces histoires terminées avant même d'avoir réellement débuté. Je le savais, intrinsèquement. Mais je n'aspirais qu'à faire taire cette conscience exacerbée qui me criait de m'éloigner d'elle. Et pour cela, tous les moyens étaient bons. Perdre l'esprit, en sa présence enivrante et cruelle, était certes une des choses les plus simples qu'il m'eut été donné de faire. Il suffisait de ses ongles sous ma peau, de ses dents mordant sans aucune délicatesse mes lèvres ou toutes autres chairs, de ses regards durs et de ses mots excessivement douloureux ; il suffisait du bout doux de ses doigts traçant d'incandescents et tortueux sillons sur ma peau nue, de sa langue tendre recherchant la mienne, de ses yeux brûlants de désir et de ses paroles électrisantes murmurées au creux de mon oreille. Une passion éphémère. Infiniment ambiguë. Instructive et constructive. Mais surtout destructrice.
Alors qu'elle se trouvait au plus profond de cet abîme sombre et inextricable, elle a voulu mettre fin à ses jours. Plutôt : elle a voulu mettre fin à nos jours. Elle pensait que je la suivrais jusqu'à son dernier souffle, que je marcherais toujours là où elle avait préalablement laissé son empreinte et qu'il lui suffirait de se retourner puis de tendre doucement son bras afin de m'effleurer, que j'acquiescerais à chacune de ses demandes – qu'elles soient explicites ou d'un implicite sinueux – et que, même dans la tragédie de la mort je l'accompagnerais, les yeux brillants de larmes lamentablement contenues, mais un sourire admiratif et amoureux aux lèvres. Et, malheureusement, elle n'avait pas tord. Elle savait à quel point je lui étais dévouée et qu'il n'y avait aucune limite quant aux inepties dont j'étais capable pour elle seule. Quand elle m'a ordonné de cette voix doucereuse et grisante, je n'ai pu qu'obéir...
Elle s'est tuée. Elle est partie comme elle le voulait, comme elle le rêvait. Elle a fait les choses en grand, la Une de bien des journaux. Moi aussi. Contre mon gré. J'avais été sauvée. De justesse. Alors, je ne savais pas que c'était ce que je souhaitais. Je n'imaginais plus vivre. Pas sans elle. Tout me paraissait fade, sans saveur. Futile. Artificiel. Il n'y avait plus que son souvenir qui, au-travers de mes larmes, avait le goût de l'éternel avorté. Son seul souvenir... Qui me blessait et m'apaisait en même temps. Vestige de cette ambivalence qui avait fondé notre obscure relation, retranscrite jusque dans ma mémoire. Inexorablement, j'oublierai. D'abord d'insignifiants détails puis, au fil de ce temps décadent, je finirai par ne plus me souvenir tout à fait de ses traits singuliers. Je craignais qu'elle ne s'évapore tout à fait. Cette crainte me causait une douleur incommensurable teintée de cette mélancolie sulfureuse qui me prenait souvent et qui me mutilait aux moments les plus inappropriés.
Dévastée. Tiraillée entre l'envie de la rejoindre dans cet Enfer qu'elle m'avait trop souvent conté et celle, moins édulcorée et plus latente, de rester dans cet Enfer personnel mais bien plus réel et de monter aux nues ces reliques qu'elle avait bien voulu me laisser. Une souvenance que je voulais étirer au monde qui s'y intéresserait, afin de garder toujours une trace d'elle. Une marque. Indélébile. Elle m'avait montrer des manuscrits qu'elle n'avait jamais osé soumettre à des lectures expertes. Je l'ai fait pour elle. Quelques ouvrages profonds et emplit de ce déséquilibre qui la caractérisait si bien ont ainsi vu le jour. Et, sans que je ne puisse réellement me l'expliquer, je me suis sentie ensuite plus sereine. Comme libérée d'une certaine étreinte coercitive dont j'ignorais presque l'existence, mais pas la provenance.
C'est elle qui m'a poussé à la psychologie. Tenter de comprendre les méandres d'esprits instables comme le sien. Comme le mien, aussi. Des études comme une thérapie. J'ai compris beaucoup de choses. J'ai changé. Je ne souffre plus qu'avec modération.

Je me suis mariée, il y a quelque années. Un homme charmant, attentionné, soucieux de mon bien-être. Je l'aime. Je n'en suis pas amoureuse. Il s'en doute. Mais cette relation semble néanmoins lui convenir. Il me comble sur le plan matériel. Je suis heureuse professionnellement. Épanouie, extravertie, légère. J'ai mes blessures, comme tout le monde. Je les cache derrière ce masque de spontanéité et d'excentricité, derrière cette façade de confiance brute.
La seule chose que je déplore, actuellement, c'est cette incapacité à donner la vie. Qui me ronge.