Le givre puis la neige avaient pris possession de Cambridge et plus généralement de la côte Est. Tout était ainsi en suspens, comme endormi, anesthésié. Deirdre pouvait aisément assurer la comparaison entre la météo et son âme. D'abord la honte, un soupçon de plaisir, puis la douleur, compagne familière avait tenu à revenir dans le jeu. Et enfin, tout s'était atténué. Le givre avait pris possession de ses veines, et elle aimait à évoluer dans cette atmosphère cotonneuse de neige. Plus rien ne comptait. Ses certitudes s'effritaient les unes après les autres, son cœur, son ambition, son sang. Toutes ces évidences n'en étaient plus alors mieux valait éteindre le tout. La Danse subsistait. C'était la parade pour survire, pour sentir la vie dans ce corps désabusé. Deirdre assurait toujours son existence d'Iris à défaut de pouvoir habiter la sienne. Elle s'appropriait la vie d'une autre, d'un personnage romanesque, pour oublier sa propre transparence. Iris brillait, Iris attirait les regards, Iris suscitait l'admiration, l'envie, le désir, la pulsion. Le sang éclatant et écarlate battait vivement au cœur de ses tempes, au plus creux de son sternum et pulsait avec chaleur dans son bas ventre. Iris aime à exposer son corps exsangue, les courbes parfaites, les yeux cyans habilement dissimulés derrière un loup de dentelle. L'ébène des cheveux est troqué au profit d'un roux flamboyant, se déployant en une cascade de boucles. Iris sait parfaitement comment lancer, son numéro, le connaît sur le bout des doigts et le commence avec grâce, comme tous les soirs. Le corps s'élance, plie mais ne rompt pas, et les yeux font face à l'assistance. Deirdre s'étonne, Deirdre s'anime de voir deux pupilles au bleuté familier se poser sur son corps exposé. Ce n'est pas la première fois me direz-vous. Mais Deirdre sait pertinemment que c'est Elle qu'il regarde et non Iris. L'étonnement laisse place au sourire et le numéro suit son cours, la contenance professionnelle est assurée. Bientôt la musique de fin résonne. Et la Reine descend de son estrade pour amasser les liasses vertes au creux de ses avides phalanges. « Tu veux un numéro particulier ? » lance-t-elle au Prince pas si Charmant. Il n'a quand même pas fait tout ce chemin pour rien.Iris est la reine du spectacle mais depuis longtemps Deirdre a appris à réaliser les meilleures parades face à l'affront.

L'avantage de tout ce chaos qui l'entourait depuis sa tendre enfance résidait en la solidité de sa carapace. Patiemment, année après année, elle avait érigé un mur entre Elle et les autres. Si bien que l'étonnement de voir Jasper ne transparaît pas de sa peau. Les fards de scène y sont sans doute aussi pour quelque chose. Elle ne connaît que trop son avidité de nuire, de se gorger de la détresse des autres pour oublier la sienne. Ils ont en commun des années de pratique. Mais elle ne lui fera pas ce plaisir. Sa noire flamme est bien trop attirante alors l'Irlandaise y répond par une sorte de mépris distant. Gratter ne serait-ce qu'un peu de cette surface serait trop dangereux pour nous deux. « Il ne faut pas. Je vais m'occuper de toi. » rétorque-t-elle d'une voix suave en approchant son visage du sien. Il ne la veut que pour elle, il veut se repaître en silence, profiter du spectacle dont il se pense le metteur en scène en intimiste. Pour dire la vérité, elle est presque flattée qu'il se soit intéressée à son cas. Les phalanges exsangues attrapent la main de l'Intrus pour l'inciter à se lever et l'entraînent dans la pièce adjacente. Celle réservée aux plus riches clients. « Une bouteille de champagne ! » lance-t-elle au serveur en passant. Naturellement aux frais de l'Ellington, il paiera au moins de cette façon son affront. Maintenant, seule en sa compagnie, elle passe ses doigts sur ton torse, et tourne doucement autour de lui, si bien qu'elle se trouve maintenant dans son dos. Ses mains n'ont pas quitté la poitrine de l'Homme, là où est sensé battre ce qui anime chaque être humain. Peut-être que comme elle, la glace y a pris sa principale résidence. « Je t'ai tant manqué pour que ton importante personne vienne se frotter aux bas fonds ? » susurre les lèvres peintes dans sa nuque avant d'y marquer une empreinte aussi douce que vulgaire. Là est tout le contraste. « Ou bien c'est pour te réjouir de mon triste spectacle ? » Sa tête se pose doucement sur l'épaule de l'Ambitieux, presque soumise, peut-être furtivement d'ailleurs. Ta force nourrit la mienne Jasper. Elle lui fait de nouveau face, son visage se rapprochant du sien pour le frôler presque. « Tu perds ton temps. » Ici. Avec moi. Il n'y a rien de bon à venir te frotter à moi.

Il est là, enserré entre ses phalanges douces et lascives. Qui aurait pu croire cela alors que tout avait commencé par une lutte sur un matelas ? Jasper semblait être de la race des masochistes à venir se fondre entre ses bras. Un commun qui les réunissaient encore une fois. Elle s'étonne presque en sentant l'organe battre, de par sa seule présence ou de par l'effet que son corps provoque sur le sien. Elle ne le sait pas vraiment et ne cherche pas à comprendre car la surprise redouble à sa réponse. Tout l'été, ils se sont fuit mutuellement, s'attachant parfois à d’ambiguës retrouvailles. Mais là, c'était volontairement qu'il s'était offert à ses prunelles. A priori, pas pour la désarmer ou la rouler à terre. Deirdre ne sous-estime toutefois pas les capacités de Stratège du Professeur. « Pourquoi ? » formule-t-elle alors qu'elle lui fait face. La dentelle vient toujours habiller l'opale de ses yeux , si bien que la conversation peut sembler incongrue. Mais le sarcasme vient emplir les lèvres de la Brune faussement Rousse à la deuxième question de l'homme. « Tu sais bien, je suis de la race des Ambitieuses. » Alors embellir les enfers, semblait un challenge digne de ce nom. A moins que ce ne soit les enfers qui l’embellisse et lui donne cette dimension particulière à la frontière de la fuite et de l'attraction. Jasper est bien trop curieux, le risque de voir sa présence se répéter est bien trop grand, alors Deirdre tente la fuite, pousse au rejet. Le temps se perd et l'Entêté s'en contrefiche. « Très bien. » s'amuse alors la Capricieuse. Il n'y a rien de mal à jouer un peu. Jouer vaudra toujours mieux que de gratter la surface, que de tenter de comprendre le pourquoi du comment. « Tout à fait Monsieur, de chaque dollar, de chaque once de tenue et de toute parcelle d'orgueil. » Ses doigts appuient sur le thorax de l'Intrus pour l'inciter à s'asseoir sur le siège. Deirdre entrepend les mouvements sensuels que lui dicte son statut d'Iris tandis qu'une lueur espiègle vient emplir le métal de ses prunelles entre les deux voiles de noirceur. « Il n'y a pas de raison que je sois la seule à me mettre à nue. » Elle se tourne présentant ainsi son dos et sa cambrure, ses doigts attrapent l'attache du tissu recouvrant sa poitrine pour mieux le défaire et le laisse glisser au sol, le numéro est bien huilé, la danse parfaitement étudiée, la parade suffisamment armée pour décourager l'adversaire.

Forcément, il veut plus. Il ne vient pas pour s'amuser mais bien pour se repaître du spectacle de la mise à mort de son orgueil. Mais Deirdre est capable de trésors lorsqu'il s'agit de se préserver et sa fierté ne s'abaisse pas à son corps. De cette égratignure, elle perçoit les mêmes plaies chez le Professeur. Pour autant, la proximité est dangereuse. Toujours. A quoi bon baisser sa garde pour se voir entaillée à nouveau ? Les béances sont exsangues depuis longtemps. Il n'y a rien de bon à sauver chez moi, Jasper. Elle sent les doigts masculins venir s'emparer du loup ornant ses yeux, si bien que son visage est maintenant à découvert. Un artifice de plus ôté. « Je préfère les Brunes. » ordonne l'ancien Jaune. Et c'est un sourire désabusé qui orne les lèvres de la Misérable. Les doigts graciles viennent ôter bientôt les boucles de feu pour y laisser apparaître le jais. Les billets sont entassés tout comme son orgueil,sur le côté. Là en biais. Signant l'agonie de la parade. La Solitaire s'approche, lascive toujours, enfourchant le Téméraire, si bien que son visage s'abaisse dangereusement proche du sien. « Tu viens voir Iris ou Deirdre ? » Parce que c'est bien la deuxième que tu contemples présentement. Et sans doute que tu te réjouis des enfers dans lequel la Petite peste est tombée depuis plusieurs mois maintenant. Le regard qu'elle perçoit chez lui vient embraser sa solitude, meurtrir la chair là où le sang afflue pourtant. L'eau viendrait presque se joindre au bal mais elle a appris à en lier les mécanismes toutes ces années durant. Il n'y voit sans doute qu'un jeu futile, elle y ressent une bien plus profonde abnégation. Cela fait bien longtemps qu'elle n'a pas ressenti une réelle compagnie dans sa perpétuelle solitude. Mais il se lassera comme tous. « Ne me blesse pas davantage. » chuchote-t-elle doucement. Pas certaine que le Serpent résiste à la tentation d'une attaque. C'est pourtant bien sa gorge blême qu'elle vient offrir en sacrifice aux mains souveraines.

Le voile se ferme sur ses prunelles incandescentes. La raison abdique. Et le sublime se loge peut-être dans cet interstice entre faille et volonté de tenir. C'est pourtant une faible créature qui repose entre les mains viriles du Ténébreux Jasper. Haletante presque, comme une frêle bête blessée en son cœur mais dont la prestance pousse à tenir debout toujours. Cela vaudra toujours mieux que de se laisser détrôner pour de bon. La surprise s'empare d'elle d'abord quand elle sent les lèvres de l'Attaquant venir se poser sur sa gorge blafarde. Puis la douceur du baiser vient aiguiser la douleur tapie là. Bien à l'abri, dans les tréfonds. Elle remonte telle une flèche insidieuse. Cette douceur qu'on a jamais voulu lui offrir en cadeau, elle l'apprivoise encore. Elle lui fera mal toujours. Parce qu'elle vient rappeler à son propre insu l'absence, la béance, le creux. Elle n'est pas feinte, elle est réelle et surtout désintéressée. Elle n'aurait pas pensé que la Sieur Ellington fasse partie des généreux donateurs. Deirdre s'accroche alors au corps belliqueux, vient farouchement quémander sa dose de trop peu. Les lèvres avides s'arriment encore à celles qui se sont si candidement offertes pour en savourer la substance, pour en apprécier le don. Le corps élancée se niche au creux du plus solide, si bien que le spectacle paraîtrait bien pathétique. Et la Solitaire reste ainsi en silence contre son Similaire pendant quelques secondes, quelques minutes ? Elle ne saurait dire. L'ironie, compagnie princière revient tout de même dans la partie lorsque les lèvres délavées murmurent en un sourire. « On a pas le droit de toucher aux filles normalement, tu le sais ? » Sans doute que tu n'ignores pas les lois Ellington. Mais appesantir davantage sur nos béances serait sans doute trop périlleux pour nos deux âmes en perdition, alors la remarque permet l’amarrage doucement. Nous permet de reprendre nos places, sur un piédestal branlant certes, mais à la simulation habituelle.