Autant de suggestions pour retrouver la mémoire que de rues à Boston. Ouais, la dernière en date c’était de déambuler dans les rues de la ville, ville dans laquelle j’avais emménagé à à peine neuf ans, comme si ça allait débloquer un truc. Comme si voir un bâtiment en briques rouges ou un building en verre flambant neuf allait me faire retrouver la mémoire. Cette foutue mémoire. A peine trois jours et ça commençait déjà sérieusement à me prendre la tête. Sans compter les innombrables questions de mon entourage auxquelles j’étais fatigué de toujours répondre la même chose. J’avais beau avoir suivi méticuleusement les conseils qu’on m’avait donné, être de sortie et regarder autour de moi, rien ne me semblait familier. Alors, je décidais de rebrousser chemin. Ce n’était pas faute d’avoir essayé, au moins. Mais il était temps de rentrer à la maison, où quelque chose de beaucoup plus productif m’attendait sûrement.

Je revenais donc prudemment sur mes pas, mains dans les poches de ma veste en jean, un peu perdu dans mes pensées. Ce fut sans compter cette main qui agrippait mon bras et me tirait hors de ma tranquillité. Face à moi, une jeune femme brune, grande et élancée. Sa poigne était ferme et son regard de marbre. Hmm… « Je peux vous aider? » la questionnais-je, espérant avoir une justification de son acte aussi précipité.

« T'es sérieux de me vouvoyer ? Après la nuit qu'on a passé?  » Ohlala, je sentais déjà la conversation problématique pointer le bout de son nez. Ça devait bien arriver, à un moment ou à un autre, non? J’avais été trop naïf pour penser que personne ne me reconnaîtrait dans Boston. « Quelle nuit? » m’avançais-je à demander. Je m’autorisais à nouveau un regard sur elle. Je savais ce que sa phrase impliquait. Je savais ce qu’elle voulait dire. « Je n'ai pas encore eu le temps de te la réclamer, mais j'aimerais bien récupérer ma culotte. C'est ma préférée. » Et mes soupçons se confirmaient quand elle reprenait la parole. Donc moi, j’avais couché avec… elle. « C’est quoi ton nom déjà? » Je ne pense pas qu’elle me l’avait dit. Et après avoir prononcé ces mots à voix haute, je me rendais compte que ça ne sonnait pas très gentleman. « C’est pas ce que je voulais dire. Enfin, si. Je sais pas qui tu es, et j’ai aucune idée de quoi tu me parles. J’me souviens pas de toi, désolé. » Étais-je vraiment désolé? Pas vraiment. Je n’avais pas à être désolé. Tout ceci n’était en aucun cas de ma faute. Mais elle ne pouvait pas le savoir. « J’t’explique brièvement — j’étais dans un crash d’hélicoptère y’a quelques jours et j’ai perdu la mémoire. » Ouais, et ça aussi, dit à voix haute, ça sonnait complètement irréel. Une mauvaise blague, une excuse minable qu’on pourrait donner à une fille qu’on a oublié après avoir eu ce qu’on voulait d’elle. P’têtre que c’était qui j’étais, après tout. Qui sait?

« La nuit où t'as pris ton pied dans mes bras et où je t'ai fait perdre peut-être plus qu'un litre de sueur ! » Ouh, d’accord, les choses ont escaladé plus vite que ce que j’avais prévu. C’était quoi son nom déjà? « Ça servirait à quoi que je te donne mon nom ? Puisque d'ici demain, tu l'auras oublié. » Euh, j’espérais bien que non, sinon ça voudrait dire un nouvel accident et une nouvelle amnésie. Non merci. Cependant, elle avait vraiment l’air contrariée de cette situation, avec ses petits bras croisés sur son buste et son air renfrogné. « Lucky... Mon prénom c'est Lucky. » Enchanté, Lucky. « Original comme prénom. Même si j’ai pas trop l’impression que tu me portes chance en ce moment. » Alors, je lui expliquais le pourquoi du comment. Le crash, la perte de mémoire – même si, honnêtement, ça sonnait complètement ridicule. « Sérieusement ? Tu n'as pas trouvé mieux comme excuse pour te justifier ? T'sais que c'est mal d'oublier une nana qui fait grimper au-delà du septième ciel ? » Je roulais des yeux avant d’esquisser un sourire amusé. « Beaucoup de mots pour très peu d’action. » répliquais-je alors, l’air taquin et un peu provocateur. Elle s’approche d’un pas feutré, réduisant la distance formelle qui nous séparait. Ses prunelles ancrées dans les miennes, elle ajoutait : « Quand pourrions nous revisiter ta chambre histoire de te rafraîchir la mémoire ? » Et là, je riais, admiratif de son honnêteté et de son franc parlé. Je commençais à comprendre pourquoi elle avait atterri dans mon lit. « Mon emploi du temps est pas trop chargé pour les jours qui viennent, ça t’arrangerait quand? » Moitié sérieux, moitié plaisantin. « J'plaisante ! J'veux juste récupérer ma culotte. » J’affichais une mine visiblement triste et déçue de la tournure que la conversation avait pris. « Dommage. Je vais même pas te dire que tu sais pas ce que tu rates, puisqu’apparemment, tu le sais très bien. » J’haussais les épaules d’un air un peu nonchalant. La conversation était pour moi close. Mais elle était toujours là, comme si elle attendait quelque chose. Ah. « Non mais sérieusement. » Mon sourire s’effaçait pour laisser de nouveau place à un visage sérieux. « J’ai aucune idée de quoi tu me parles, je sais pas ce que t’as foutu - ou ce que j’ai foutu - avec ta culotte mais je sais pas où elle est. Ptêtre que t’as pas le bon gars. » Tout ça n’était peut-être qu’un simple malentendu. C’est ce que j’essayais de croire, même si elle, elle avait plutôt l’air sûre d’elle.

« Et si je portais vraiment malheur ? Et toi ? Tu ne crains pas remettre dans ton lit, celle qui te porte malheur ? T'es certain de ne pas courir à ta perte ? » J’haussais les épaules. « J’suis pas superstitieux. » répliquais-je, mes lèvres finement étirées par un sourire non peu fier. Mais peut-être qu’elle avait le mauvais gars entre les mains. Peut-être que ce n’était pas moi qui avait récupéré sa petite culotte favorite. « Crois-moi que je n'oublie jamais les têtes qui me font prendre mon pied. T'es bien ce gars qui détient ma culotte. Peut-être devrais-je reformuler ma demande à tes dents puisque ce sont elles qui m'ont arraché cette culotte. » Je roulais des yeux. Est-ce que j’étais embarrassé? J’aurais de quoi, vu la situation, et vu ses mots aguicheurs. Mais ce n’était pas le cas. J’étais bien plus à l’aise avec tout ça que ce que j’aurais imaginé. Ça me plaisait même, ce genre de petit jeu de chien et chat et ce dialogue de sourd. Elle réduisait la distance qui nous séparait et je sentais les longs doigts glisser sur mes abdominaux. « Si t'as vraiment fait un crash, tu dois avoir encore des séquelles sur ton corps non ? » « T’as peur de rien, toi. » répondis-je simplement, avant d’ajouter. « J’te montrerais bien mes bleus mais je ne vais pas me mettre à nu en plein milieu du centre ville. J’ai quelques principes, tout de même. » Même si j’avais oublié son nom. Mais j’avais une excuse. Plutôt bonne, d’ailleurs. « T'as vraiment perdu la mémoire ? » Je levais à nouveau les yeux au ciel. À croire que c’était l’effet qu’elle me faisait. Exaspérant. « C’est ce que j’essaie de te dire depuis dix minutes. » Et, comme si deux neurones venaient soudainement de se connecter dans son cerveau, elle fit un pas en arrière et ses yeux s’écarquillèrent légèrement sous la surprise. « Ah mince ! Si t'as vraiment perdu la mémoire, ça veut dire qu'il va falloir tout recommencer. Ça veut dire que tu vas devoir m'arracher une autre culotte avec tes dents ! » Je lâchais un rire à ses mots. « T’es pas croyable. » Elle aussi, riait de bon coeur. Ça faisait du bien, d’avoir une conversation normale. De ne pas avoir quelqu’un qui pose quarante questions sur le crash, le pourquoi du comment. Quelqu’un qui reste léger à propos de cet évènement. « Sinon, parlons de choses sérieuses maintenant. Ta culotte. » Elle avait l’air de vraiment être attachée à celle-ci. « Peut-être serait-ce judicieux que tu repasses chez moi, du coup. Peut-être que toi, ça te reviendra. Peut-être qu’en cherchant à deux, on aurait plus de chance de la retrouver. » J’avais un air sérieux accroché au visage, même si mes pensées ne l’étaient pas tant que ça. Mais ça, elle n’avait pas forcément besoin de le savoir.

« C'est bon, je les ai senti ces petites bosses. » Je lâchais un léger rire, sourire satisfait et fier planté sur ma tête. Elle l’avait cherché, en même temps. Et elle devait savoir qu’elles étaient là, ces petites bosses, comme elle les appelait, puisqu’elle les avait déjà touchées auparavant, dans ce qui était une autre vie pour moi. Mais si elle y tenait tant à cette culotte, pourquoi ne viendrait-elle pas m’aider à la chercher elle-même? « Serait-ce une invitation à revisiter ta chambre ? » « Pourquoi, j’ai été trop subtil? » répondis-je de façon ironique. Bien sûr que je n’avais pas été subtil. Ce n’avait pas été mon but. « J'comptais me rendre à un entretien d'embauche là, mais... » Mais t’as été trop tentée et tu préfères avoir du mal à boucler les fins de mois que de repartir de ton côté? « Eh merde... Je viens de rater l'heure de mon entretien. » dit-elle après avoir jeté un coup d’oeil à son téléphone. « Du coup, on peut partir à la recherche de ma culotte maintenant, si t'es libre ? » Le coin de mes lèvres s’étirait finement. « Oui, bien sûr, je ne voudrais pas te retenir plus longtemps que nécessaire. » Je lui offrais mon bras avec une galanterie un peu exagérée mais dont je ne me cachais pas, et entamais la route vers chez moi. « Du coup, tu veux bien me rafraichir la mémoire le temps qu’on arrive à notre destination? » Qu’est-ce qui s’était passé cette nuit là pour que ce soit aussi génial? J’étais curieux de le savoir, et maintenant que je savais qu’elle n’avait pas froid aux yeux, je ne doutais pas du fait qu’elle m’en parlerait en toute franchise, sans filtre entre les lèvres.