Tu es né dans la douleur. L'accouchement s'est bien passé, aucune complication. Non, la douleur elle vient d'autre chose. Des médecins te donnant la fessée pour te faire pleurer, pour s'assurer que tout aille bien. Aucun cri, aucun son ne sortait de ta bouche qui se tordait de douleur pourtant. Quelques heures plus tard, quand on t'a arraché aux bras de ta mère sanglotante et inquiète, vous avez appris que tu n'avais pas de cordes vocales. Tu étais donc incapable de parler, de chanter, de produire ne serait-ce qu'un son. Tu n'as jamais été sourd, tu étais capable d'écouter, d'entendre. Tu avais même une bonne ouïe, encore aujourd'hui ton audition est parfaite. Tu ne comprenais pas quand tu étais gosse pourquoi les personnes autour de toi, étrangères à la famille, commençaient à parler plus fort devant toi, en articulant d'avantage comme si tu étais mentalement diminué. Tu te souviens, tu avais quatre ans et ta baby-sitter parlait comme ça, fort, en articulant comme si tu ne comprenais pas la langue. Tu l'as trouvé stupide, comme toutes les autres personnes qui ont croisé ton chemin durant toute ta vie et qui ont cru que ton incapacité à parler t'empêchait également d'entendre leurs voix. La majorité des gens associent mutisme avec la surdité. Comme si l'un n'allait pas sans l'autre. Pourtant, on avait beau leur dire que tu entendais très bien, beaucoup avaient cette mauvaise manie de te parler différemment, de ralentir leur débit et d'élever la voix. De quoi te faire croire que tu étais stupide, un rebut de la société avec ton handicap de merde. Maintenant, les gens comme ça, tu les envoies se faire foutre.

Tu as toujours dû compenser pour ton handicap. Tes parents, surtout ta mère, refusaient que tu te laisses définir seulement par ton handicap. Lorsque tout le monde disait qu'il fallait que tu intégres des écoles spécialisées, ta mère répondait avec virulence que son fils était plus intelligent que tous ces petits cons dans les écoles privées. Il lui arrivait de menacer de faire un procés si jamais les professeurs, directeurs et autres examinateurs lui disaient d'abandonner l'idée pour que son fils suive un cursus plus adapté à sa condition. Mais elle a tenu bon et tu as pu poursuivre un cursus "normal" à partir du collège. Ayant passé tes années d'école primaire à la maison, tu avais des tuteurs qui t'enseignaient à la maison. Et en y allant à ton rythme, tu as pu trouver une arme redoutable : Le stylo. Tu écrivais sans relâche. Tout ce qui te passait par la tête. Tu as des montagnes de journaux intimes relatant les moindres faits et gestes de ta vie jusqu'à ton entrée au lycée. Tu as appris durant toutes ces années avec ces différents tuteurs à utiliser le stylo comme une extension de tes doigts. Tu écrivais plus vite que n'importe qui. Tu avais des crampes, les doigts sales, plein d'encre. Mais ça valait la peine, car ENFIN, les gens te comprenaient immédiatement, le dialogue était plus facile avec tout le monde et tu avais la sensation d'être "normal". Tu avais dix ans et plus jamais tu ne voulais être incompris comme avant.


Ta petite soeur, de trois ans ta cadette, a toujours pensé que son grand frère était comme tout le monde. Même si elle se posait des questions, pourquoi son grand frère adoré ne disait jamais rien. Ta mère lui avait répondu que sa voix avait été emprisonnée comme Ariel la petite sirène. Ton père lui avait dit qu'un monstre lui avait volé. Elle avait pleuré devant l'injustice et le lendemain elle cherchait le monstre, armée d'une épée en plastique, bien décidée à retrouver ta voix. Tu l'aimais tellement, et même si tu savais que c'était un mensonge, tu prenais une seconde épée en plastique et tu allais chasser avec elle. Et vous viviez des aventures phénoménales. Elle passait ses après-midi avec toi à discuter. Tu écrivais ou dessinais sur une ardoise, et elle comprenait. Et elle te répondait aussi de la même manière. Elle pouvait répondre oralement, mais elle choisissait de faire comme toi, de t'imiter. Son premier geste d'empathie, de gentillesse. Ta soeur, cet ange tombé du ciel qui te donne encore aujourd'hui tant de courage et qui te sermonne si tu t'écartes du "droit chemin".

Le collège ne t'a pas épargné, les gamins peuvent être cruels avec quelqu'un de différent. Mais tu as su survivre en t'effaçant complètement, à l'arrière de la classe. Heureusement, ton héritage familial t'a sauvé. Il suffisait que les parents de tes bourreaux sachent que leurs enfants emmerdaient le petit Swarovski pour qu'ils remontent les bretelles de leurs marmots, trop effrayés à subir les foudres d'une famille puissante. Le collège, tu l'as vécu comme une ombre dans le décor. Tu as étudié, tu as appris des choses, sans jamais trop avancer dans la lumière. Mais au lycée, tout à changé. Il y avait toujours des cons pour te rappeler que tu avais un handicap, certains même s'en servaient pour te rabaisser. Tu faisais partie de ces beaux garçons mystérieux que les filles aimaient bien et ça n'enchantait pas tes camarades masculins. Alors tu avais un véritable harem autour de toi. En grandissant, les jeunes filles étaient devenues plus matures, tolérantes. Elles te défendaient de tous ces mecs qui cherchaient à te faire sentir anormal et monstrueux. Certaines le faisaient car elles étaient amourâchées de toi, mais toi tu aimais les mecs. Tu les aimes toujours. Quand tu as commencé à avoir tes premières relations sexuelles, tu t'es rendu compte que tu en ressortais avec beaucoup plus de plaisir et de satisfaction que tu l'aurais pensé. Le sexe était devenu un moyen pour toi de libérer ta frustration quotidienne accumulée toutes ces années à cause de ces gens qui te définissent par rapport à ton handicap. Alors tu n'as jamais cessé. Accumulant les partenaires sexuels sans aucune honte, expérimentant, dépassant les limites de ton corps pour t'évader et oublier la cruauté des autres. Et tu continues encore aujourd'hui.


Harvard. Le summum de l'intellect. Ton moyen le plus radical de prouver à tous ceux qui t'ont malmené qu'ils avaient tort. Qu'en étant muet, tu pouvais suivre un cursus scolaire dit "normal" et le réussir avec brio. Lors de ton entretien, tu as beaucoup parlé de ton handicap. De comment il a affecté ta vie. Des moyens que tu as mis en oeuvre pour contourner les problèmes et comment tu t'es battu pour être accepté. En ressortant, tu étais heureux. Puis ton sourire s'est effacé. Tu as rendu un essai relatant ton histoire, l'histoire du gosse qui prouve à tout le monde que son handicap ne l'empêchait pas d'être "normal". Tu as passé ton temps à l'entretien à parler de la même chose. En rentrant ce soir là et en relisant tes vieux journaux intimes, tu te rendis compte que majoritairement tu écrivais que personne ne te comprenait. Tes écrits, tout tournait autour de ton handicap. Toi qui voulais qu'on te prenne pour un mec normal, tu passais ton temps à penser à ton mutisme. Tu as brûlé tous les journaux intimes, bien décidé à te comporter comme un homme et non comme un muet. Tu es Hermes Icare Swarovski, tu étudies la mode à Harvard, tu aimes créer des vêtements. Ta couleur préférée est le bleu, tu adores la pizza, jouer aux jeux vidéos et les soirées orgiaques. Tu collectionnes les montres hors de prix et tu voyages un peu partout. C'est ce que tu es d'abord. Muet est le dernier des adjectifs te concernant désormais.