Watch The World Burn • Mob

Un nouveau concert dans la ville, les dates étaient plus nombreuses ce mois-ci, presque trois soirs par semaine. Ce n'était pas plus mal. Cela m'évitait de cogiter pendant des heures. Je pouvais cracher une partie de la rage et la colère que j'avais en moi sans passer pour un fou. La foule de la salle me donnant l'énergie nécessaire à y mettre le feu.

Les filles étaient avec moi ce soir, demain nous étions le week-end, accompagnées de la babysitter. J'essayais de passer plus de temps avec elles, en changeant les idées de Renata au passage. Dans cette situation dans laquelle on se trouvait, il était difficile de se placer. Devais-je être un père ou un psy ?

Arrivant à la fin du concert, j'allais retrouver mes filles après un bain de foule. Le temps passant, notre notoriété augmentait gentiment, même au delà des frontières de la ville. Non loin d'elles se trouvaient un visage familier, je me frayais un chemin à travers la foule en leur compagnie afin de le rejoindre. Professeur Mobius, vous ici ?

Je voulais me changer les idées. Du bruit, de la lumière, que sais-je encore. Juste, une distraction. Éviter de rester immobile. Me mouvoir, le plus possible. Sur mon portable, j'avais vu quelques possibilités qui s'offraient à moi : un comedy club, des concerts, une soirée karaoké. N'ayant envie de me confronter ni à des blagues de cul périmées ni à exposer à la population de Boston ma voix cassée par des années de tabagisme effréné, j'avais décidé de jeter mon dévolu sur un concert.

De la musique forte. J'admets que ce n'est pas mon dada d'habitude. J'ai vécu à Chicago pendant un certain temps, j'ai donc plus d'atomes crochus avec le jazz et le blues. Mais je comprends pourquoi ce genre de musique a autant d'adeptes. Il n'y a rien de mieux pour tout laisser se déverser, tout exorciser ; et il n'y a rien de plus libératoire que de crier à gorge déployée pour essayer de couvrir le bruit des guitares saturées.

Je ne me suis cependant pas jeté dans la foule. Je n'ai plus l'âge. Je suis resté près de la console et de l'ingé son, là où le son est meilleur, une bouteille de bière à la main. A la fin du concert, l'un des artistes vient me voir et m'appelle par mon nom. Machinalement, je corrige. "Lawrence". Je mets un court instant à le reconnaître, ma vision n'étant plus tout à fait ce qu'elle fut durant ma prime jeunesse. "Ahhh, le psychiatre avec qui j'ai causé de Timothy Leary... J'avais oublié qu'on avait aussi parlé de musique. Merci pour le concert, d'ailleurs."

A côté de la table de l'ingé son, se trouvait deux petites filles d'une demi-douzaine d'années, brunes, les yeux marrons, avec des casques anti-bruit sur les oreilles. Elles avaient toutes les deux le même visage mais leurs expressions étaient différentes. L'une d'elle semblait avoir le regard éteint, l'absence d'étincelle qu'on ne devait pas retrouver dans les yeux d'un enfant de son âge.

Lorsque j'étais encore à l'université, il m'était arrivé de suivre des conférences. C'était à cette occasion que j'avais découvert les travaux de Timothy Leary et son point de vue des plus... intéressants. Qui avait peut être influencé ma manière de travailler, officieusement. Il y a peu de temps, c'était la conférence du Professeur Mobius qui avait attiré mon attention et le fait d'avoir pu échanger avec lui avait été très instructifs. Tybalt ou Paz, selon votre préférence.

Sentant qu'on tirait mon t-shirt, je pris Renata dans les bras et passait la main dans le dos de Reyna en continuant de le regarder. je vous présente Renata et Reyna, mes filles. Lui adressant un signe de tête positif suite à son remerciement, je lui demandais : Qu'en avez-vous penser ? De ce qu'on avait discuté, ce n'était pas trop votre style.

Tybalt me présente ses deux filles. Sans qu'il ne me les présente, j'aurais pu deviner qu'elles étaient une partie de lui. Je lève ma bière pour les saluer. "Enchanté, les filles", leur adressé-je avec une voix plus douce que celle que j'ai l'habitude d'émettre, sans pour autant partir dans les aigus pathétiques. Peut-être pas l'introduction la plus adaptée à de si jeunes enfants. Je ne sais pas y faire avec les enfants. C'est pour ça que je n'en ai jamais souhaité. Et c'est pour ça, indirectement, que je suis divorcé.

Le musicien a l'air d'avoir une mémoire plus aiguisée de la mienne, soulignant à raison que ce n'est pas forcément le type de musique que j'ai l'habitude d'écouter. Je fais une moue, lève légèrement les bras, comme pour souligner que s'il était dans le vrai, il n'était pas faux que je pouvais aller vers d'autres horizons, regarder le paysage et le trouver beau, même quand il est brutal. "Je suppose. J'aime bien les choses dont je n'ai pas l'habitude.". Une manière détournée de dire que la nouveauté est intéressante justement parce que c'est nouveau. "Je me suis dit que ça me ferait du bien d'entendre quelque chose qui peut vous décocher un coup dans le ventre."

Je porte une ultime fois la bouteille de bière à mes lèvres et vide ce qu'il restait de son contenu. Sans détenir de connaissances profondes vis-à-vis des bières, je dois admettre que celle-ci se marie bien avec l'ambiance posée par la musique : une légère amertume, beaucoup de caractère, difficile d'y trouver de la douceur, mais pas impossible. Je repose les yeux sur Tybalt. "On en a peut-être parlé la dernière fois que l'on s'est vus, mais ça fait longtemps que vous faites des concerts ?"

Reyna répondit à son bonjour tandis que Renata resta toujours silencieuse, le regard ailleurs. Je n'avais pas vraiment choisi d'être père, c'était arrivé, voilà tout. Et une fois que ces morceaux de vous sont sur terre, il est difficile de ne pas prendre ses responsabilités à leur égard. J'étais loin d'être le meilleur père qu'il puisse exister mais le pire, c'est que je les entrainais malgré moi en enfer... Si les choses avaient pu être différente, j'aurai préféré ne jamais avoir d'enfant. Avec des si, on met Paris en bouteille. Elles étaient là et je les aimais malgré tout.

Ma mémoire était sélective, je retenais bien les choses mais seulement celles qui m'intéressaient. Les dossiers de mes patients, mes plantes et la musique. Elle avait une place importante dans ma vie, j'écoutais tous les styles de musique mais j'avais mes préférences, comme tout le monde. C'est pour cette raison que je me souvenais de notre échange. L'écoutant répondre à cette question avec attention, un léger sourire se dessina sur mon visage, espérant intérieurement qu'il se soit pris l'uppercut souhaité.

Je sentais la tête de Renata se poser sur mon épaule, en train de s'endormir malgré la fête ambiante. Je savais qu'elle n'allait pas avoir de sommeil réparateur. Elle se réveillerait dans quelques minutes en hurlant lorsque les images lui reviendront en tête. La replaçant dans mes bras, j'interpellais une serveuse demandant deux bières et deux limonades. Ca va faire une dizaine d'année maintenant. Mais notre style a beaucoup évolué depuis... J'aimais ça mais ça me suffisait à notre échelle. Ca ne vous a jamais tenté de tester l'aventure ? de faire partie d'un groupe.

En posant la question qu'il venait de me poser, peut-être Tybalt espérait-il une réponse alambiquée et complexe comme je sais si bien en faire. Je ne fais pas de musique car je n'ai pas le sens du collectif, ou je n'ai trouvé personne qui partage la même vision de la musique que la mienne. Ou alors posait-il la question pour la raison pour laquelle la plupart des gens posaient des questions : par pure politesse. En tout cas, si la question intéressait réellement le psychiatre, la réponse allait le décevoir. "Pas assez bon." J'aimerais être meilleur, passer le plus de temps possible à m'entraîner. Mais pour ce que je veux jouer, il faut se rendre à l'évidence et admettre que je ne suis pas assez bon. Techniquement, au niveau de l'improvisation. Et peut-être, de manière tout à fait subsidiaire, ai-je la flemme de chercher un collectif qui accepterait de me prendre avec lui.

Cela ne m'empêche pas d'apprécier jouer de la musique. Jouer tout seul a l'avantage de vous libérer du regard des autres, de tenter tout seul des trucs que vous n'oseriez jamais faire, même en répétition. Souvent, je me plante. Mais au moins, personne n'en profite (à part, peut-être, mon voisin du dessus). Un jour peut-être, quand j'aurai la cinquantaine bien tassée, que je serai comme tous les hommes de cet âge obsédé par l'idée de faire ce que j'ai toujours secrètement rêvé de faire, me rendrai-je compte que j'ai envie de faire partie d'un groupe et que je tenterai tout pour en rejoindre un. Pour l'instant, je dois l'admettre, jouer seul me convient. Et puis, ce n'est pas comme si je n'avais jamais connu le plaisir de m'incruster au beau milieu d'une jam sesh.

"Un jour, peut-être", finis-je par concéder en dessinant une moue de circonstance. Un jour, plus tard. Peut-être quand j'aurai terminé mon projet actuel, finir de rédiger mon roman, écrire enfin quelque chose qui ne me ressemble pas. A l'allure où ça va, c'est pas demain la veille. "Je dois avouer, vous n'avez pas la g...", je me corrige au dernier moment devant les gamines. "... profil du psychiatre très plan-plan. Rien que l'encre, c'est pas si commun." Une manière pour moi de briser la glace. C'est pas mon fort.

Sa réponse à ma question m'intéressait. C'était une façon d'évaluer la personne qui se trouvait en face de moi. Une personne qui aimait la musique avait déjà fait un premier pas pour que je m'intéresse à lui. En plus d'écouter sa voix, je scrutais également ses expressions et ses mimiques dans la pénombre du lieu. Je ratais une partie des informations mais cela était quand même révélateur. Il ne tient qu'à vous de le devenir si vous en avez envie... Devenir meilleur. Mais pour cela il fallait du temps et c'était une monnaie de plus en plus rare, je ne pouvais que le constater. Vous me feriez écouter à l'occasion ? J'étais curieux de voir ce dont il était capable.

Le laissant relancer la conversation avec une remarque assez directe, un nouveau rictus se dessina sur mes lèvres. Il prit même la peine de faire attention à son langage, chose que j'avais du mal à faire moi même en présence des filles. Trop d'années passées dans la rue. C'est ce qui est intéressant : la réaction des gens. Quand vous leur parlez d'un psy, ils pensent à un homme dans la cinquantaine avec un costume en laine marron. La plupart des mes patients ne savent pas à quoi je ressemble avant de passer la porte du cabinet. Parfois certains font demi-tour, incapable de passer au delà de leur apriori. Et je prenais un malin plaisir à observer la surprise se dessiner sur leur visage. Il est temps qu'une nouvelle génération arrive pour casser les codes.

La serveuse revient finalement avec nos boissons, Donnant les limonades à Reyna, elle alla rejoindre sa babysitter avec son butin. Je la suivis du regard tout le long de son rapide trajet, afin de m'assurer qu'elle ne finisse pas de la même manière que sa sœur. Une fois la sachant en sureté, je pris la bière que je tendis à Lawrence avant de prendre la mienne et de la tendre dans sa direction. Arrêtons les manières si vous le voulez bien. A la tienne ! Passant du vous au tu, commençant à me lasser des manières.

Je pouffe. Il ne tient qu'à moi de le devenir si j'en ai envie ? "Voyons, docteur, vous êtes psychiatre, vous devez bien avoir un conseil miraculeux qui ferait de moi un virtuose !" Je l'admets, mon côté joueur a repris le dessus, avec un brin provocateur. Je ne pense pas que ce mec soit de ceux qui s'offusquent du moindre sarcasme innocent. Et ultimement, ce mec, il a fait le serment d'Hippocrate, il ne va quand même pas m'en retourner une, si ? Effectivement, comme il le dit, il ne ressemble pas à l'archétype du psychiatre chiant, fils de psychiatre chiant, lui-même fils de psychanalyste chiant. Et je dois admettre, quand il parle de casser les codes, que je me sens un peu conquis. Est-ce parce qu'il est plus jeune que moi que j'envie son enthousiasme iconoclaste ? Jalouserais-je son ardeur ?

Je chasse cette bête réflexion de ma tête au moment où la serveuse nous fait parvenir nos sésames éthyliques. A peine ai-je le temps de tourner la tête que les filles de Tybalt ont déguerpi. L'avantage, c'est que j'éviterai d'être mal à l'aise en leur disant "au revoir". Avec un sourire satisfait, je prends la bière que l'on me tend et trinque avec engouement. Je prends bien note du passage au tutoiement, que je trouve fait avec une certaine élégance. Comme lui, je commençais à attendre le signal pour m'y mettre. "A la tienne, Paz.". Tant qu'à faire, autant prendre le diminutif avec moi en même temps que le "tu".

"Si tu ne trouves pas le blues ou le jazz trop chiants, on pourrait effectivement faire une petite session ensemble, un de ces quatre, lui dis-je alors après avoir bu une généreuse gorgée de bière. J'aimerais bien voir le choc des cultures que cela provoquerait." Oui, ce serait quelque chose à voir. "Avec un peu de chance, je serai peut-être même assez attentif pour que j'apprenne quelques trucs."

Il y a bien entendu les dons. Mais pour le commun des mortels, le meilleur moyen de se perfectionner dans un domaine est l'entrainement acharné. Ne jamais rien lâché, même quand des connards essayent de te mettre des bâtons dans les roues. Un rictus apparu sur mon visage. La pratique. Une réponse sobre qui répond très bien à sa problématique.

Le serment d'Hippocrate ? Ca faisait un bon moment qu'il s'essuyait les pieds dessus. Par ses pratiques parfois douteuse et son caractère explosif. Plus on chasse le naturel, plus il revient au galop.

Toute ma vie j'y ai été confronté. Les pauvres sont des ignares alcooliques qui ne feront jamais rien de leur vie à part se faire exploiter. Si tu es tatoués, tu ne peux pas devenir un médecin. Parce que je n'avais pas eu la chance de naitre du bon côté de la barrière, j'étais condamné à vivre une vie de merde...? J'emmerde les bien pensants et les préjugés.

Prenant la bière pour lever notre bouteille à cette nouvelle rencontre, je laisse tomber une partie des faux semblants pour être un peu plus naturel. Comme dans toutes les choses de la vie, tout est une question de dosage. J'avalais une gorgée de houblon liquide, continuant de jeter des coups d'œil derrière son épaule pour vérifier que mes filles étaient toujours bien là.

Mon regard retourna sur mon interlocuteur. Tous les styles de musiques ont quelques choses à nous apprendre. Ce n'est pas mon style de prédilection mais ça sera toujours intéressant. J'avais fait plusieurs voyages à la Nouvelle Orléans et sa culture musicale m'avait beaucoup appris. Sans parler de ma rencontre avec Cab Calloway quand j'étais petit, il faisait partie des artistes qui m'avaient donnés envie de faire de la musique. Viens. Prenant une nouvelle gorgée, je lui fis signe de la tête de me suivre avant de traverser la foule.

Il semblait prendre la direction de la scène.

Dans la salle, la foule qui était encore il y a quelques minutes dirigée comme un seul homme vers la scène est devenue beaucoup moins compacte. Certains sont sortis profiter de l'air frais automnal, d'autres sont restés dans la salle et se sont agglomérés en petits groupes qui échangent tantôt sur la performance à laquelle ils venaient d'assister, tantôt sur les goûts musicaux qui les avaient amenés à assister à ce concert plutôt qu'à un autre. De temps en temps me parviennent des rires, les mots d'une personne parlant plus fort que les autres. Ce brouhaha, auquel je suis indifférent d'habitude, a quelque chose de réconfortant pour moi. Peut-être bien, ce soir, que je n'avais pas envie de rester seul chez moi, à manger chinois en corrigeant des copies bâclées par des étudiants en gueule de bois.

Paz et moi avons une discussion normale, qui ne jure pas avec les gens qui nous entourent. Je trouve cela aussi réconfortant. Il semble ouvert à la proposition et, bien qu'il admette ne pas considérer mes propres préférences comme son style de prédilection, semble intéressé par l'idée d'en entendre de ma part. Il est vrai que nous semblons tous deux originaires de deux univers bien différents, desquels nous essayons de sortir. Ça a été mon obsession depuis des mois : faire quelque chose de nouveau. C'est la raison pour laquelle j'écris ce nouveau roman. C'est certainement la raison pour laquelle je suis dans cette salle de concert ce soir. C'est certainement la raison, aussi, pour laquelle j'échange avec ce mec avec lequel je n'ai discuté qu'une fois auparavant, et que je suis étonnamment beaucoup plus sympathique que d'habitude.

Au moment de lever le coude, mon interlocuteur décide toutefois de bouger. J'aurais pu croire qu'il était ennuyé et voulait échapper à notre conversation s'il ne m'avait pas demandé de le suivre. Je décide d'obtempérer. Après tout, c'est soit ça, soit rester tout seul à boire de la bière. J'évite les petits groupes de personnes qui nous séparent de la scène et nous nous y retrouvons rapidement. Devant moi, un kit de batterie impressionnant, avec tout ce qu'il faut pour jouer vite et fort. A ma droite, une guitare électrique dont je ne parviens pas à identifier le modèle mais qui est définitivement différente de ma propre Gibson. Je lève les yeux vers Tybalt tout en désignant vaguement, de ma main libre, les instruments qui nous entourent : "Des amis à toi ?"