Il existe très certainement des femmes absolument folles du côté protecteur des hommes, mais ce n'est pas du tout mon cas. Avoir un protecteur, c'est m'empêcher d'aller au bout de tout ce que je veux accomplir. Je ne suis pas idiote, Rui est chirurgien, je ne peux pas me dire qu'il ne comprendra jamais ce qui affaiblit mon corps à ce point. Que je sois énervée ou pas la toux est la même. Crois-moi, on est de vieilles potes, elle et moi. Mes lippes laissent échapper un petit soupir, et j'ai follement envie de m'enfuir de ce carcan. Ne pas être aimée. Ne pas être voulue. Je crois que je pourrais sauter sous un bus tellement l'envie de ne pas être considérée telle une chose fragile m'effraie. Voir dans les yeux de mon jumeau tout le désespoir et ne pas être en mesure de lui apporter la moindre aide... je ne souhaite ça à personne, pas même mon pire ennemi. Aussi, si j'accueille au départ Rui contre moi et pose ma main en délicate caresse contre sa chevelure, je m'éloigne au bout de quelques secondes. Non. Je m'écarte avec vivacité, la pression pesant si lourd contre mes épaules que mon corps entier en tremble. Je ne ressens rien d'autre que le désir irrépressible de m'enfuir, loin, seule. Non, non, non, non !!! Tu ne peux pas me balancer ça alors que tu m'as sorti il y a quelques jours « vouvoyez-moi » ou « demandez la parole avant de vous exprimer » ou encore « vous êtes des moins que rien »... pas exactement tes mots mais en gros ça voulait dire ça ! Mais tu sais quoi ? J'aurais tout accepté sans rien dire. J'aurais joué à la parfaite interne, compréhensive mais pas trop, présente mais pas trop, à fond dans ce besoin d' aider les gens. Parce que c'est pour ça que j'ai choisi médecine, aider les gens, apporter ma pierre à l'édifice, même pas devenir la meilleure à tout prix. Sauf que cette nuit là, quand je me suis déshabillée devant toi, quand je t'ai montré cette lingerie qui me tenait à cœur parce que je l'avais cousue moi-même... c'était une fille vierge qui te faisait face, et qui n'imaginait pas une seconde que tu allais la planter en dessous sexy et la laisser payer la chambre ! Tu imagines si je n'avais pas le fric ? J'aurais fait comment ? Je me serais retrouvée au poste ! Tu me dis d'arrêter les combats de rue, mais je te signale que c'est grâce à eux que je n'ai pas passé la nuit en cellule !! Je ne sais pas dans quel monde tu vis, Rui, vraiment je ne sais pas. Mais je ne veux pas être la pauvre interne cataloguée de coucher pour réussir. J'ai déjà peu de temps devant moi, ce n'est pas pour me tirer une balle dans le pied en prime. Ma respiration est difficile tant j'ai débité un nombre impressionnant de paroles en peu de temps, et quasiment sans reprendre mon souffle. Je ne sais pas ce que tu veux, ce que tu cherches, mais je ne serais pas un nombre sur une liste de chirurgien. Je refuse. Pas la peine de me raccompagner, je sais me défendre si on m'emmerde. Je ferme mon manteau et entreprend de rejoindre les grandes artères afin de trouver un taxi. Il n'est pas tard, je devrais en trouver un pour peu que mon souffle me laisse en siffler ou en héler un.

Je lève les yeux au ciel. Bien une réaction merdique de mec ça, incapable de se battre pour ses émotions ou sa volonté, non ça cherche à blesser. C'est ça, joue les machos ça va encore plus me donner envie ! que je lance en m'éloignant, levant la main pour la secouer et montrer ainsi ma colère et ma déception. Plus jamais de la vie je ne montrerais quelque fragilité que ce soit face à ce type. Mes talons claquent en un léger bruit sourd sur le bitume, et je frissonne en maudissant le fait d'avoir mis une robe. Quelle idée de se pomponner comme ça ! Un large soupir échappe de mes lèvres alors que je me dirige dans une ruelle encore plus mal famée que la précédente, et bientôt, deux types assez baraqués cherchent à me barrer le chemin. Je recule d'un pas, la rage au ventre, les poings serrés. Mais c'est que t'es pas mal, ma biche... que dirais-tu d'un petit quart d'heure nocturne ? J'arque un sourcil de surprise avant d'éclater de rire. T'as cramé le peu de neurones que t'as mon gars si tu penses que je suis ta biche... Okay, ils sont deux et mille fois plus baraqués que je ne le serais jamais, mais une fois ma paire de talons aiguilles ôtée, je flanque un coup de pied bien senti à l'entrejambe du premier afin de lui apprendre la politesse. Les femmes ne sont pas des bouts de bidoche espèce de connard ! Si le mec que je viens de frapper se retrouve à genoux, le second me tire bientôt par les cheveux pour me balancer contre le mur, coupant net ma respiration. Il me faut toute la volonté et la rage du monde afin de reprendre mes esprits et éviter un nouveau coup. Mes réflexes de coach de boxe me permettent de me baisser à temps pour mieux frapper la gorge. Un geste vif, précis, et sans appel. Hélas, mon corps est secoué par le choc et ma toux reprend de plus belle, laissant une jolie trace de sang contre ma paume. Ma vue se brouille légèrement et je titube plus que je ne marche, oubliant mes chaussures au passage. Respiration difficile, j'essaie de m'éloigner des deux sales types sans y parvenir vraiment, car le premier m'attrape par la robe, qui se déchire légèrement sous sa poigne. Vas-y, t'en meurs d'envie abruti ! Si tu crois qu'une meuf mourante en a quelque chose à foutre...

Les événements semblent s'enchainer autour de moi alors que je me retrouve la tête recouverte, incapable de faire autre chose qu'attendre et, surtout, entendre. Étonnamment, mon corps ne tremble même pas. À croire que l'esprit qui est le mien aime à penser que ma perte n'en serait pas vraiment une. Rui finit par se rapprocher de moi et ôter cette sorte de protection visuelle avant même de s'exprimer. Si je n'ai pas pu tout suivre de ce qui s'est déroulé près de moi, la grimace qu'il esquisse n'échappe pas à ma vision émeraude. Ne pense pas une seconde que tu vas passer outre la trousse de secours toi-même que j'articule avant de porter une main à mon arcade sourcilière, dont s'échappe un long filet rouge. Ça va être chaud à cacher avec du fond de teint cette histoire... Contre toute attente, j'éclate de rire. Sans doute une façon très personnelle de laisser échapper l'adrénaline qui manque de faire fondre mes veines à cette seconde précise. Les secondes s'égrènent alors que je le guide jusqu'aux hauteurs de Boston, sur le terrain sauvage où se trouve ma caravane retapée de mes mains. J'ouvre la porte et invite Rui à pénétrer dans mon antre où l'on trouve plusieurs mannequins avec des robes et autres lingeries cousues de mes mains. Mais l'instant n'est pas à la frivolité et c'est la raison pour laquelle je me saisis de ma trousse de secours pleine à craquer avant d'énoncer, en me moquant de mes propres plaies : fais voir que je soigne ça.

Même si j'étais daltonienne la tache sur ta chemise elle est bien visible que je réplique aussitôt en marquant un sourcil de défi. Mais mon titulaire me demande du temps et il n'est pas question de m'imposer. Je sors de la caravane afin de contempler la vue sublime qui s'offre à mes yeux émeraudes tandis que je respire à plein poumons. Ma poitrine me fait mal, alors que le filet de sang s'écoulant de mon arcade sourcilière continue sa lancée jusqu'à faire quelques taches sur ma robe. Je tente tant bien que mal de calmer ma respiration afin que ma toux ne vienne pas s'infiltrer dans l'équation. Autant dire que la voix de Rui me fait légèrement sursauter et m'incite à débarquer dans la chambre et entrevoir un jeune homme non seulement musclé mais tatoué. Au départ je n'énonce aucune syllabe et me contente de m'emparer de la trousse de secours afin d'en sortir un petit kit de suture flambant neuf. Tu veux bien me laisser faire ? Enfin je veux dire... te toucher. Promis je fais gaffe à ton œuvre d'art. Comme tu peux voir la cousette c'est mon dada. Rui peut admirer quelques-uns des vêtements que j'ai cousus, et je tente de ne pas commenter les marques sur sa peau. Je pourrais dire énormément de choses mais d'instinct je choisis le silence. Je veux qu'il me guide, qu'il soit à l'aise en ma présence, et ce malgré tout ce qui s'est passé ce soir. Même si t'as dit que je suis l'interne et toi le titulaire. Au pire fous-moi des sales notes et des commentaires de merde le reste de l'année, je m'en fous je sais pas si je serais encore là demain, mais laisse-moi juste te recoudre cette saleté ! T'auras quasi pas de cicatrice. Juré. Comme à chaque fois que je panique intérieurement, je cause. Je dis ce qui me passe par l'esprit et ce n'est pas parce que son dos est moult marqué. J'ai jamais vu d'homme à moitié nu devant moi. Va pas croire que ton corps me choque. Non. Tu es magnifique. Écoute pas la mourante qui dis de la merde. Laisse-moi juste te soigner et après je te ramène chez toi, deal ?