En réalité, tu étais bien plus sensible que tu voulais l'admettre. En fait, tu intériorisais tout, gardant la plupart de tes pensées secrètes. Tu ne te dévoilais qu'à des personnes auprès desquelles tu te sentais entièrement en confiance. Ta confiance était très difficile à obtenir, en revanche, quand tu l'accordais ta confiance était aveugle, ce qui pouvait t'amener à commettre quelques erreurs de jugement. Après tout, c'était humain de vouloir faire confiance. C'était donc un exploit que Poppy t'amène à parler de ces choses que tu voyais, parce que tu osais à peine te les avouer à toi-même. Tu savais pourtant que tu ne pouvais pas garder ça pour toi, c'était un fardeau trop lourd à porter mais tu ne voulais pas l'entendre. Ta place est ici. Tu n'osais pas y croire, toi qui n'avais jamais vraiment trouvé ta place nulle part, trop bizarre, trop différent, trop inadapté. Tu semblais cultiver ton mystère et ta misanthropie, parce que pour toi c'était plus simple de tenir les autres à l'écart que de nouer des liens avec eux. Tu évitais toutes les situations qui pourraient t'exposer, tu te cachais dans ta coquille, tu te voulais distant et inaccessible. Tu as besoin d'aide. Ces mots tournaient dans ton esprit, et ça te faisait quelque peu tiquer. Ta fierté t'empêchait de totalement lâcher prise, d'attraper la main que l'on te tendait - tu ne voulais pas de la sollicitude des autres, encore moins leur pitié. Pourtant, en t'engouffrant dans cette voie, tu devinais que tu ne pouvais plus reculer, tu devais aller jusqu'au bout, mettre tes réticences de côté. Qu'est-ce que tu avais à perdre dans le fond? "Peut-être." Tu répondis finalement, restant volontairement vague, parce que ton pessimisme naturel t'empêchait de trop t'avancer. Tu préférais ne t'attendre à rien pour ne pas être déçu. "L'avenir nous le dira." Tu te perdais parfois, dans ta propre ligne temporelle. Tu n'étais pas du genre à te lamenter sur ton passé, et tu étais tellement occupé à construire ton avenir, à planifier, anticiper que tu en oubliais de vivre et apprécier l'instant présent. Tu avais certes toujours une longueur d'avance sur les autres mais ce décalage avait un prix. "Ou quand on est jeune." Tu soufflas, à propos de ces apparitions que vous étiez en train d'évoquer. "Quand on est enfant, on est plus réceptif à ce genre de chose, la magie est encore très présente, on n'a pas encore été contaminés par le cynisme et les préjugés des adultes." Après tout, les enfants croyaient bien au père Noël ou à la fée des dents, pourquoi pas les esprits? "Je me souviens très bien de la première fois que j'ai été témoin d'une apparition." Tu poursuivis, perd dans tes souvenirs, avisant la cigarette que Poppy te proposait pour t'en saisir. Tu la remercias d'un regard avant de l'allumer pendant que ton verre se remplissait, conformément à ta requête. " C'était en pleine nuit. J'étais descendu dans la cuisine pour me prendre un verre d'eau. J'allais retourner me coucher quand soudain j'ai vu la vieille voisine de mes parents. J'ai vu à l'horloge qu'il était trois heures du matin. Je n'y ai pas fait attention plus que ça, puisqu'elle ne parlait pas, mais le lendemain, j'ai appris qu'elle était décédée pendant la nuit. Elle est probablement venue me le dire avant de partir pour de bon."  Tu avais toujours eu un lien privilégié avec elle, sans doute parce qu'elle était comme une grand-mère à tes yeux. Elle te gardait quand tu étais enfant et que tes parents n'étaient pas là. C'était aussi la première fois que tu étais confronté à la mort en tant que telle. Du haut de tes six ans tu ne comprenais pas encore ce concept. Tes parents t'avaient simplement dit qu'elle était partie au ciel rejoindre les anges. Tu avais acquiescé, ne trouvant rien à redire. Plus tard, tu compris que la réalité était beaucoup plus compliquée que ça. Tu fis une légère moue. "Mes parents ont commencé à s'inquiéter que je puisse avoir des amis imaginaires parce que je parlais à des personnes qu'ils ne voyaient pas, et qui étaient pourtant très réelles pour moi. Ils m'ont envoyé consulter tout un tas de psy, qui m'ont d'ailleurs laissé un très mauvais souvenir." Toujours le sentiment d'être hors de propos, en marge, inadapté. On en revenait toujours au même point.  "L'entourage n'est pas toujours d'une grande aide." Tu finis par soupirer, étendant tes bras devant toi pour t'étirer, espérant que Poppy comprenne tes réticences.  

C'était étrange, pour toi, de rencontrer quelqu'un comme toi. Bien sûr, Poppy et toi n'aviez pas du tout la même histoire ni la même personnalité mais vous aviez tous les deux ce don, que tu considérais pour le moment comme une malédiction. C'était un monde inconnu qui s'offrait à toi, un monde dont les lois venaient remettre en cause toutes tes perceptions. L'alcool t'embrouillait les sens et l'esprit, ça se mélangeait dans ton crâne. Il y avait encore tant d'anecdotes à raconter, de souvenirs qui remontaient avec une exactitude presque obscène. Pourtant, tu ne te sentais pas encore prêt à plonger dans ces abysses obscurs, pas comme ça. L'alcool t'avait certes donné l'impulsion nécessaire pour parler, mais pour approfondir le sujet, tu préférais encore être sobre. Puis, tu commençais à sentir la fatigue t'envahir, il se faisait tard et tu n'aspirais qu'à une chose, retrouver ton lit, même s'il y avait fort à parier pour que, une fois chez toi, tu cogiteras encore pendant des heures sur votre conversation. "Les mystères de la vie...ou de la mort, en l'occurrence." Tu grinças, bien que l'un et l'autre soient la face d'une seule et même pièce."C'est bien parce que les enfants n'ont pas de filtres qu'ils peuvent se montrer particulièrement cruels." Tu déploras, non sans amertume. C'était ces mêmes enfants qui t'avaient exclu très vite parce que tu étais trop bizarre, qui faisaient des réflexions méchantes parce que tes parents étaient beaucoup trop vieux par rapport aux autres parents - était-ce de ta faute, franchement, si ta mère t'avait eu très tard? - et c'était encore une fois ces enfants qui s'étaient moqués de toi quand tu avais commencé à parler de ces choses que tu étais le seul à voir. Certes, c'était dans ta nature d'être solitaire mais ta carapace ne s'était pas forgée toute seule, les mauvaises expériences y avaient largement contribué. Tu fronças les sourcils quand Poppy évoqua les liens qui perdraient même après la mort. "Je suis croyant." Tu avouas alors, te redressant sur ton tabouret. "Enfin, je suis catholique, pour être précis. J'ai choisi cette spiritualité à l'adolescence, quand j'ai eu besoin de croire à quelque chose et, j'ai souvent entendu que nos proches disparus continuaient à veiller sur nous d'une certaine manière, et j'aimais assez l'idée qu'on finirait tous par se retrouver, au paradis." Peu importait les formes qu'ils prenaient, certains les appelaient anges gardiens, pour d'autres il s'agissait d'entités bienveillantes et protectrices. Dans ta religion, ces entités n'existaient pas sans leur penchant maléfique, les démons. "Tout ce que je sais, c'est que ces choses étaient un jour humaines, même si elles ne sont pas matérielles." Humaines, même corrompues. Après tout, l'humanité avait un côté sombre elle aussi, sinon, pourquoi tant de personnes commettraient les pires forfaits? Tu esquissas une moue ironique quand ta patronne affirma que la rationalité avait ses limites - ou quelque chose de ce genre. Tu étais plutôt bien placé pour le savoir. Tu n'eus pas le temps de méditer là dessus car la prochaine question de Poppy te prit de court. Tu pâlis de plusieurs teintes, alors que tu passais tes doigts sur ta bouche, pensif. "Mon premier amour, en effet. Elle est décédée il y a quatre ans, mais je ne souhaite pas entrer dans les détails, je n'aime pas trop en parler. " Tu ne diras rien de plus aujourd'hui, parce que tu ne te sentais pas prêt pour aller dans les détails, pas pour l'instant. Cette fois-ci, l'alcool n'était pas suffisant pour te délier totalement la langue et tu espérais qu'elle le comprendrait.