Papiers éparpillés sur le sol de ce second bureau où personne n'a le droit d'entrer, gobelet de café en main, je fronce les sourcils. Je t'ai eu petit enfoiré ! que je lance d'un ton victorieux, plus pour moi-même qu'autre chose. Nom de nom, coiffer au poteau un juge qui se prétend maître ultime des procédures les plus complexes a de quoi donner une belle bouffée à mon égo ainsi qu'à mon orgueil. Le sourire qui prend peu à peu place sur mes traits n'a d'égal que ce sentiment de plénitude enfin ressenti. Trois nuits que je ne ferme pas l’œil, l'esprit sans repos, tous mes neurones et axones fixés dans un seul but : gagner. Après tout, si ma réputation parle désormais pour moi, il n'est pas question que je détruise chaque bataille remportée haut la main à cause d'une procédure à la va comme je te pousse. Mon antre secrète est quittée par ma présence quelques minutes plus tard, et c'est dans mon premier bureau, ode à ma maniaquerie que je visualise un appel de la secrétaire. J'ignore si cette dernière attend depuis une plombe, mais dans les deux cas, je décroche. Oui ? Le flot de paroles que dis-je, la logorrhée vomitoire qui découle du combiné me pousse à éloigner le combiné de ma précieuse oreille. Du calme ! Une info après l'autre, s'il vous plaît que je reprends d'un ton plus sec, quasi certain que cela mettra un terme à son angoisse du jour. Si elle me claque entre les pattes là, d'un coup d'un seul, je serais bien emmerdé. Gérer de gros dossiers en même temps, à peine dormir pour le fun, boire des litres et des litres de café n'est rien en comparaison du monceau de travail supplémentaire si je venais à ne plus avoir de secrétaire. Voilà pourquoi, et ce malgré l'agacement aisément perceptible, je la modère et l'encourage d'un mot d'un seul. Ce Monsieur est sans rendez-vous, Maître Chatelain ! Et ce n'est pas la première fois !! Bon, pas que secrétaire. Un peu bouledogue bien denté aussi, quelque part. J'arrive. Si je prends quelques minutes pour fermer tous mes ordinateurs, ranger les dossiers ultra sensibles dans mon coffre et prendre ma veste de costard, je sors d'un air amusé, bientôt percuté par la césure de l'instant : la panique d'un côté, la décontraction de l'autre... si tant est que ladite décontraction ne soit pas une façade. Ça va aller, Lily, je prends le relai. Vous avez deux heures de pause déjeuner à prendre il me semble... Petit clin d’œil et la demoiselle paniquée disparaît dans un souffle, son sac à main serré contre elle. Que me vaut l'insigne honneur de ta visite, hormis le plaisir de terroriser ma secrétaire ? Certes, je n'ai pas encore pris ma sacoche fétiche ayant vécu la guerre. Mais mon bureau a la porte ouverte, m'offrant ainsi deux options : déjeuner au bureau en mode livraison, ou bien dehors... livraison ou air frais ? That is the question à cent balles.

L'amusement danse un rythme endiablé dans le fond de mes prunelles sombres, et ce en contemplant le petit manège orchestré par nul autre que Sheng. Si ma secrétaire ne me remet pas sa démission avant la fin de la journée, sans doute serais-je chanceux... ou bien l'opposé, si cette dernière se décide à me rebattre les oreilles sur le culot de certains clients. Je pense qu'elle s'en remettra... et puis va pas me la casser avec tes ardeurs, tu sais pas à quel point elle est efficace que je réponds d'un ton léger, celui d'un pote qui en accueille un autre. Dans la seconde, je n'ai d'avocat que le costume sur mesure signé Savile Row. Mes manières ne sont pas calculée au millimètre près, et en l'absence de mon bouledogue de secrétaire, aucun témoin à ce relâchement soudain. Alors le temps, pour toi, toujours, mais pourquoi ai-je l'impression que ça sent pas bon ? En une seconde, je viens de froncer les sourcils, curieux et prudent dans un même combo. Je ne me fais d'ailleurs pas prier et attrape au vol ma sacoche ayant vécu plusieurs guerres - bien que ces dernières soient inconnues au bataillon des simples mortels - avant d'esquisser un petit signe de tête à l'encontre de Sheng. Si nous devons déjeuner et, comme je le suspecte, parler de choses un brin délicates, il vaut mieux ne pas s'engouffrer dans un restaurant blindé, branché, et peuplé de multiples oreilles un peu trop curieuses pour être honnête. Je connais un bistro où on sera tranquilles... Cette fois, Maître Chatelain s'exprime. Celui qui a sorti de la merde quelques professionnels du coin, que ce soit dans le commerce de bouche ou tout à fait autre chose. La devanture dudit bristo ne paye d'ailleurs pas de mine... mais l'intérieur est si agréable à l’œil et à l'odorat qu'on en oublierait presque qu'un petit ravalement de façade ne ferait pas de mal. William, ma table habituelle est libre ? que je lance dans un sourire franc et jovial, l'armure d'avocat s'effritant pour un bref instant. Je suis incorrigible... si mon pote a décidé de m'inviter, je prends les choses en main sans même m'en rendre compte. C'est d'ailleurs non sans un rire franc que je m'assoie à la table précédemment citée, située dans le fond du bistro, à l'abri des oreilles et des regards. Je ne t'ai pas demandé ton avis, je sais. Mais si mon instinct ne me joue pas des tours, c'est l'endroit idéal pour que le mot fuite ne s'invite pas dans l'équation... Dès lors, j'observe mon interlocuteur avec toute l'intensité dont mes prunelles d'ébène sont capable. Si l'habitude de m'attendre à tout et surtout au pire joue régulièrement en ma faveur, je crains de ne pas aimer des masses ce que je m'apprête à entendre...

Mes prunelles sombres, véritables lasers en puissance, décortiquent chaque détail de mon environnement et, surtout, des expressions de Sheng. Nous nous connaissons depuis bien trop longtemps pour que je ne sente pas l'anguille sous roche, sans parvenir à mettre des mots sur ladite sensation. J'ignore encore si le membre de la Adams House vient de m'inviter en tant qu'ami, ou bien si c'est l'écoute et le conseil de l'avocat dont il a besoin. Le petit coin cosy dans lequel je nous embarque ne paye certes pas de mine d'extérieur, mais à l'intérieur, un feu de bois crépite au rythme des vas et vient de serveur. L'odeur de viande grillée serait capable de mettre en appétit le premier venu, mais mon estomac, tout comme mon instinct, reste sur la réserve. Tu crains que mon charme et ma célébrité ne te fassent de l'ombre ? que je lance d'un ton taquin, cherchant à détendre ce rien de tension palpable dans l'air. Pour y venir extrêmement souvent avec des clients ou même en solo, ce bistro est ma cantine, mon petit coin privilégié, un rien de calme avant chaque tempête que les procès provoquent dans mon quotidien tout sauf linéaire. Meilleurs clients, futurs clients... ou même juste ma propre trogne ! La devanture fait peur mais le chef est renommé dans le coin. Et chose qui n'est pas pour déplaire mon côté chauvin sur le retour : il est français ! Un signe au serveur et il nous amène les cartes ainsi que le tableau comportant les entrées, plats et desserts du jour. Ce dernier s'efface à la vitesse de la lumière, trop conscient du fait que, si je viens accompagné, ce n'est pas pour risquer une oreille un peu trop indiscrète. Je t'offre d'abord l'apéro et tu me dis si tu as besoin de l'avocat ou du pote ? que je propose en joignant mes doigts, les yeux rivés sur la moindre petite expression qui trahirait la réponse de Sheng. Dans les deux cas, je pense qu'il sait désormais qu'il peut compter sur les deux, le pote ou l'avocat... Ou peut-être tu me donnes le plat de résistance maintenant ? Afin de ne créer aucune pression d'aucune sorte et de le laisser venir à moi, je reporte mon attention sur le menu, que je décortique avec un appétit de plus en plus féroce. Pour un peu, je me féliciterais presque de ne pas avoir pris de petit-déjeuner ce matin... ma faim n'en n'est que plus intense. J'aimerais pas être la cible de ce couvert, cela dit en passant... Une petite œillade et j'esquisse un sourire, espérant détendre au moins un brin mon pote en face. Quelque chose me dit que je risque de ne pas aimer la suite...