Il croyait vraiment s'en sortir, comme ça, Devon ? Quand t'as un truc en tête, c'est impossible de te l'ôter. Et lorsque t'as demandé s'il te passerait du baume pour panser tes blessures, t'avais déjà toute la scène en tête. Ce serait l'opportunité de resserrer ta prise et de ferrer le poisson, enfin. Ta chambre, endroit tranquille et privé. Ton corps étalé sur ton matelas, le torse nu. Ses jambes par-dessus les tiennes, ses mains qui glissent le long de ton omoplate... vraiment, si t'avais voulu concocter un scénario plus cliché sensuel, t'aurais pas pu. C'est l'occasion parfaite.

Si Devon n'a jamais expressément refusé tes avances - même si t'as pas osé faire grand chose - t'as toujours senti qu'il avait une sorte de... réticence. Tu sais parfaitement que ce n'est pas le genre de mec à vouloir coucher avec n'importe qui, n'importe quand. Ce type est une énigme de droiture et de principes irrévocables. Tout le contraire de toi, fourbe et flexible sur tes valeurs en fonction de ce qui t'arrange. T'as l'impression qu'il faudrait une demande en mariage pour qu'il se laisse séduire. Et bien évidemment, le challenge t'énerve autant qu'il t'excite. Because I'm fucked up. On peut dire ça comme ça, oui. T'aimes pas quand c'est trop facile... ça t'ennuie. Mais là, t'as assez attendu sagement que vous vous rapprochiez, qu'il explore ton âme pour s'assurer que t'es pas juste une fille creuse. Qu'est-ce qu'il faudrait encore lui prouver, hein ?

Le ruban lumineux qui parcourt la lisière entre les murs et le plafond brille d'une légère teinte orangée. T'as allumé une bougie parfumée, qui chatoie sur ta table de nuit. Si là, tes intentions ne sont pas claires... tu crois que tu vas finir par lui sauter dessus, et advienne que pourra. S'il te rejette, et bien tant pis pour lui... au moins, tu seras allée jusqu'au bout. Au moins, tu sauras que ça ne sert à rien de laisser ton imagination s'emporter et qu'il vaut mieux la fixer sur quelqu'un qui veuille profiter de tes charmes. Même si ton ego en sera blessé, il s'en remettra, pas vrai ? On ne peut pas plaire à tout le monde. Même si personne ne s'est jamais refusé à toi auparavant, il faut une première fois à tout. Pfff.

— Bonsoir, tu le salues après avoir ouvert la fenêtre. Prêt à te faire pardonner ?

Tu lui tends la crème, encore un peu boudeuse, et traces ton chemin jusqu'au lit. Waouh. Quel accueil. T'aurais pu lui proposer un truc à boire, quand même. De base, vous aviez prévu une séance bières et confidences. Mais rien ne vous empêche de commencer par le dessert et de finir par l'entrée, pas vrai ? Pourquoi faudrait toujours tout faire dans l'ordre ? Vêtue d'une robe légère et satinée, tu t'installes en tailleur sur la couverture aux motifs boho. Il n'aura qu'à baisser tes bretelles. Easy, no?

— Y a pas de temps à perdre, tu le nargues.

Mais monsieur va se laver les mains d'abord, et ça fait un drôle de truc à ton estomac. Like, he cares. Même si toi, tu t'en fous des microbes et des virus qui traînent dans l'air, t'as jamais été une petite nature... bien que tu n'aimes pas spécialement le froid, ou te casser la figure sur des plaques de glace.

Ton lit accueille son poids comme s'il était habitué à sa présence, comme s'il y avait même un creux prévu pour son derrière dans le tissu moelleux du matelas. Y a des effluves de savon qui t'effleurent le nez aussi, et ce petit détail olfactif apaise momentanément ton esprit tourmenté... jusqu'à ce que ses doigts entrent en contact avec ta peau, et là, c'en est fini de la sérénité. Les battements s'accélèrent et font un tour de grand huit : t'as l'impression de pouvoir les sentir à la fois entre tes jambes, dans ton ventre, dans tes côtes et même dans ta gorge.

— Ouais, je pleure chaque nuit tant la douleur est terrible.

Pince-sans-rire, comme d'habitude. En réalité, oui, ton épaule est quelque peu douloureuse depuis l'incident... sans parler de ta cheville. Mais bien évidemment, pas de joli bleu pour afficher ta douleur. Foutage de gueule.

Tu ravales bien vite ton sarcasme, et oses même un sourire compatissant. Grimace qu'on voit plutôt rarement fleurir sur tes traits tant tu t'es habituée à ce rôle de fille impassible.

— Oh.

Parfois, vaut mieux rien dire plutôt que de dire de la merde, c'est ton crédo. Puis t'as pas vraiment le temps de réfléchir, puisqu'il vient de poser ses lèvres sur ta peau et que ça provoque toute une chaîne de réactions en toi, comme une flamme apposée sur la mèche d'un bâton de dynamite. Tu te retournes pour l'observer, yeux dans les yeux, à la fois pour deviner l'ampleur des dégâts émotionnels causés par l'événement que pour tenter d'interpréter ses intentions. Cette tendresse... ça veut dire quoi ?

— Ce quelqu'un est sûrement mieux... là où il est. Quant à toi... t'es là, et c'est tout ce qui compte.

Sans doute que, confronté à la mort de manière si frontale, il doute de sa place dans le monde ou de sa légitimité. Sûrement que ça entraîne des interrogations sur le sens de l'existence, et tout ça... t'as juste envie de le rassurer, de lui passer un peu de baume au cœur, puisqu'il t'en passe sur l'épaule.

Ta mâchoire se contracte ; preuve irréfutable, physique, que de telles confessions, il n'y aura pas. T'as trop l'habitude de souffrir en silence, si bien que c'en est devenu un automatisme. Oui, tu aimes bien bouder, exagérer, jouer la carte de la théâtralité. Mais tout ça, c'est surtout pour masquer ce qui cloche vraiment. La vraie douleur, tu la gardes derrière une porte blindée et tu l'autorises à sortir de temps en temps, en laisse, comme une créature honteuse qu'on n'oserait promener qu'au crépuscule.

Il semblerait que tu aies visé juste... toutes ces épreuves lui sont montées à la tête. Devon a tellement frôlé la mort et le danger que t'as l'impression qu'il veut vivre à cent à l'heure. Peut-être pour ça qu'il vagabonde, comme s'il avait peur de s'arrêter une seconde de trop et de rater autre chose, ailleurs. D'un autre côté, c'est lui qui parle de construire. Et donc... de se poser quelque part, pendant un temps. Que ce soit littéral, ou métaphorique. Ce type est bourré de contradictions et... ça te rappelle quelqu'un. T'as envie de lui demander « ça veut dire quoi, exactement ? » mais t'as peur de la réponse. T'as peur qu'il soit beaucoup plus clair, et que tu n'aies pas l'option d'esquiver par le sarcasme.

— T'es en train de me demander en mariage ?

Sourire narquois prend naissance au coin des lippes, réflexe irréfrénable.

— Faudrait pas d'abord... consommer, pour voir si on match bien ensemble ?

Déjà, tes cuisses se soulèvent, vont se poser à même les siennes, tes jambes s'enroulent de part et d'autre de sa taille, de même que tes bras, autour de ses épaules. C'est vrai... il t'offre la lune alors qu'il ne t'a même pas encore fait voir les étoiles. Elle manque de logique, sa méthode.

Si le train s'est arrêté à l'arrêt « fiançailles » sans jamais atteindre la destination « mariage », tu veux bien croire qu'il n'en a pas un bon souvenir. T'as jamais eu cette expérience... personne n'a jamais été assez fou pour te proposer l'union ultime. T'es même pas sûre que t'aurais refusé. À chaque fois que t'as été amoureuse, t'étais prête à tout... ou presque. Devon met le doigt sur un truc que t'ont reproché plusieurs personnes avant lui. T'es inaccessible, Silver, et tu le sais. Incapable d'avoir une conversation sérieuse, à toujours tout tourner en dérision, à tout juger du haut de ton piédestal, exempte des sentiments qui affectent ces pauvres humains.

— Pourquoi ce serait moins important que ce qui compte pour toi ? C'est comme ça que j'apprends à connaître quelqu'un. J'suis peut-être tordue, mais je crois que c'est à travers le sexe qu'on peut vraiment savoir si y a quelque chose de plus. Mais je pense que c'est ça qui te fait peur : qu'il n'y ait rien de plus qu'avec les autres.

Il veut être spécial, Dee. Il te l'a déjà fait comprendre, la dernière fois, avec ses allusions. Mais t'aimes pas cette idée que l'intimité peut se trouver uniquement d'une seule manière. Qu'il faut faire les choses bien, apprendre à se connaître au gré de confessions interminables et seulement ensuite, autoriser les corps à s'apprivoiser. Toi, c'est dans l'acte charnel que tu captes ce qui fait vibrer quelqu'un, comment la personne dose ses pulsions, ses envies, sa tendresse. C'est ton terrain de jeu... tes données analytiques, ce qui te permet de savoir si un lien plus profond peut se créer entre vous. T'envisagerais pas de construire quoi que ce soit sans savoir ce qui fait décoller quelqu'un. Vous êtes deux parfaits opposés. Yin et Yang, qui peut-être, ne se mélangeront jamais.

Doigt sur la tempe, pas main sur le cœur ? Alors quoi, il veut... ton esprit ? Ou il n'a pas osé désigner ce qu'il convoite réellement. Sans doute que ça le mettrait trop sur la sellette.

— Y a que des tourbillons, là-dedans. J'sais même pas pourquoi tu voudrais entrer. Y a des éclairs qui zèbrent le ciel, du vent et de la pluie. Si je le montre pas, c'est pas pour t'emmerder. C'est pour te préserver.

Tu ressers tes jambes autour de sa taille et oses déposer un baiser dans sa nuque.

— Prends-moi, Dee... prends-moi et ensuite, on verra.

Même si c'est noir, ça m'fait vibrer. T'as peur qu'il t'idéalise, Dee. Qu'il s'imagine que cette noirceur est une toile d'artiste, un de ces tableaux dans lesquels t'adores te perdre, tout en coups de pinceaux sauvages et tourbillons de couleur imprévisibles. Ouais, y a de la beauté dans le sombre, dans le laid, t'es la première à l'admettre. Mais ce qu'il y a en toi, c'est pas beau, ni intéressant, c'est juste vénéneux. Y a de la méchanceté, de la triche, de la jalousie, de la possessivité mal placée. Y a des traumas qui empiètent encore sur ta capacité à contrôler tes émotions, y a des crises, des lames qui viennent courir sur ton bras pour apaiser un peu le mal qui te ronge de l'intérieur. Ta psyché est une boîte de Pandore avec des trésors enfouis, probablement si enfouis que quiconque plongera pour les retrouver s'y noiera inéluctablement. Tu veux pas qu'il se noie. Parce que tu l'aimes bien. Et tu sais qu'il t'aime bien. T'as envie que ça continue. Ce qui veut dire qu'il faudra inévitablement regarder ces démons en face, à un moment où à un autre. Être honnête avec lui, ça passe d'abord par le fait d'être honnête avec toi-même et ça... ça, ça te fait peur.

Un échange. Une... promesse ? C'est quoi, exactement, les termes de cet accord ? S'il accepte de te laisser découvrir son corps, tu acceptes de lui prêter une sorte de... clé ? L'ignorant. Il prendra la fuite dès les premiers pas dans ton monde. Tu l'imagines comme un paysage apocalyptique, avec des cadavres qui jonchent les rues et des objets tranchants à chaque détour.

— J'te montrerai ce que tu veux. Ça te plaira pas, mais j'te montrerai quand même. Tu t'en rendras compte, et alors, il sera déjà trop tard.

La fuite. La main qui te lâche alors que tu perds l'équilibre. C'est ça, qui arrivera. Comme sur la patinoire. Tu le pousses sur le lit pour le dominer, ondules à califourchon sur ses hanches. Tes doigts glissent le long des abdos que tu devines sous le tissu, remontent et s'agrippent au col de son haut.

— T'es sûr de toi, Devon ?