Installé au volant d’un véhicule qui n’était pourtant pas le sien, loué spécialement pour l’occasion afin de s’assurer de ne pas se faire reconnaitre par des personnes qu’il pourrait connaître, l’avocat s’était garé face au restaurant où travaillait l’enfant dont il était pourtant le plus fier. Bien que n’ayant pas eu l’occasion de pouvoir le voir durant tant d’années, il avait fait de son mieux pour toujours garder un œil sur lui et s’assurer qu’il pourrait toujours s’en sortir. Venant descendre la vitre de sa voiture, ses doigts venaient saisir son étui à cigarette pour en extraire un tube blanc, rempli de façon à ne pas laisser un seul espace disponible. Le plaçant soigneusement entre ses lèvres, il venait en allumer le bout à l’aide d’un briquet, le regard posé fixement sur l’entrée du restaurant de l’autre côté de la rue. Prêt à attendre le temps nécessaire jusqu’à ce que la figure enfantine apparaisse enfin dans son champ de vision. Bien qu’il ne le montrait pas, son visage aussi froid et impassible que possible, le cinquantenaire était tout de même anxieux quant à cette rencontre qui se dessinait doucement dans son avenir proche. Il se doutait bien que Narcisse ne serait certainement pas d’humeur à passer du temps avec son paternel, surtout après toutes ces années sans se voir mais surtout la raison de cette séparation. Laissant la fumée s’échapper dans un nuage presque opaque, ses yeux s’attardèrent sur une silhouette qui ressemblait tant à celle qu’il avait déjà pu voir lorsqu’il veillait sur son fils. Coupant le contact, il ouvrit la portière et descendit du véhicule en faisant attention. Prenant le temps de défroisser sa veste de costume, il écrasa son mégot sur le sol, son regard se posa sur l’homme qui semblait avoir enfin quitté son travail. Prenant alors son courage à deux mains, l’homme traversa la route afin de rejoindre la devanture du restaurant. Ses pas, résonnant certainement moins que ce qu’il pouvait entendre, lui semblaient si lourd, comme s’il s’approchait de l’échafaud. Pourtant, il s’arrêta enfin en face de son enfant, de celui auquel il tenait le plus bien qu’il ne le dirait jamais aux autres. Narcisse. Le ton semblait poser pourtant le regard était curieux, observant avec attention le jeune homme qu’était devenu son fils. J’imagine que ce serait très… cliché de dire que tu as grandis ? Il ose esquisser légèrement ses lèvres avant de s’avancer, les bras croisés contre son torse. Est-ce qu’il y a un endroit où on pourrait se parler, au calme ? Bien que cela ne le dérangeait pas de discuter dehors, il aimerait tout de même avoir de l’intimité avec son enfant.

Son service est presque terminé, les clients commencent à s'échapper du restaurant avec le sourire aux lèvres. Il est heureux dans son travail et pourtant il songe de plus en plus à le quitter, c'est trop sage pour lui. Et il a pas envie de salir l'image de son patron à cause de ses activités illégales. Il finit par s'échapper lui aussi, le restaurant ferme ses portes et le voilà de nouveau seul sur le trottoir. (Pas pour longtemps.) Silhouette qui traverse la rue pour le rejoindre, les iris qui se fixent sur le visage de l'homme et la mâchoire qui se durcit en même temps que les poings se serrent. Il n'a pas oublié le visage, l'enfant abandonné. Gravé sous ses paupières jusqu'au jour de la vengeance. Aujourd'hui ? Et son prénom craché par l'homme paraît strident à ses oreilles, douloureux et infâme. — Je t'interdis de prononcer mon prénom. ses lèvres se tordent en rictus, dérangé par le trait d'humour utilisé par le paternel. — Ferme-la. évidemment qu'il a grandit, le pater l'a quitté quand il n'était qu'un gamin et il est maintenant homme fait. — Il n'y a aucun endroit où j'ai envie de me retrouver seul avec toi. il marque une pause. — Où j'ai envie de me retrouver avec toi, tout court. la haine se lit dans le fond de son regard, se ressent dans chacun de ses muscles tendus. Comme une hyène prête à se jeter sur une gorge à déchiqueter, il fixe le pater avec l'envie de lui faire payer. — Jusqu'à présent t'étais très bon dans le rôle de l'absent, continue et fous moi la paix.  qu'il dégage de sa vue, par pitié.

Émilien mentirait sûrement s’il venait à affirmer qu’il ne savait pas à quoi s’attendre quand il s’était garé en face de l’établissement qui servait de lieu de travail à son enfant. À vrai dire, il le savait depuis plusieurs jours puisque sa voiture s’était garée à plusieurs reprises en face ces derniers temps. Mais le courage n’avait pas toujours été de la partie, comme si ce dernier s’envolait à chaque fois qu’il devait faire face à ses propres bêtises. Ou plutôt conneries parce qu’il le savait maintenant qu’il avait perdu bien plus que tout ce qu’il avait pu gagner en se tapant cette collègue plus jeune qui n’avait servi à rien si ce n’était détruire un mariage qui était pourtant heureux. Malheureusement, l’avocat ne s’en était pas rendu compte assez tôt et les papiers du divorce étaient signés depuis longtemps quand son amante lui avait fait comprendre qu’il ne représentait rien pour elle. Devant alors faire face aux conséquences de ses propres gestes, il avait enfin pris la décision d’aller confronter son enfant. Grimaçant à peine face à l’interdiction qui lui fit cependant hausser un sourcil, il l’observa quelques secondes avant de répondre. En quel droit penses-tu pouvoir m’interdire d’user du nom que je t’ai moi-même donné, Narcisse Lelièvre ? Il accentuait ce nom de famille qui reliait l’homme face à lui à lui-même. Émilien se voulait cependant diplomate et désirait simplement avoir une discussion sincère avec son garçon, espérant que ce dernier puisse lui permettre bien que cela ne semblait pas s’engager correctement. Fronçant les sourcils, il soupira et se rapprocha. Assez pour pouvoir le toucher s’il le voulait mais pas assez pour pouvoir l’attirer contre lui. Cesse donc d’agir ainsi, je ne suis pas venu pour t’ôter la vie ou m’imposer dans celle-ci. Bien au contraire, il avait conscience qu’il avait perdu cette place depuis longtemps. S’il ne le montrait pas, son cœur se serrait cependant aux dernières paroles de Narcisse, comme s’il réalisait enfin qu’il avait plus de mal que ce qu’il avait cru. Pourrais-tu agir comme un adulte et accepter de discuter avec ton père, Narcisse ? Tu ne perdras pas ton temps, je peux te l’affirmer. Manipulant les mots dans l’espoir de se voir accepter cette requête qui lui était cher, il reculait d’un pas et déposait son regard sur le restaurant, profitant que les lumières soient encore allumées pour détailler l’intérieur. Pourquoi est-ce que tu te contentes d’un travail aussi peu… glorifiant ? N’as-tu pas les moyens et le charisme nécessaire pour travailler dans un endroit où tu serais à ta place ?