Les soirées étudiantes, c’est bourré de gens prêts à tout et n’importe quoi pour oublier le stress des exams, la panique de « l’après » fac et toute sorte de mal que ni l’alcool ni les antidépresseurs  ne parviennent à apaiser. C’est toujours une bonne opportunité de se faire de nouveau contacts, d’agrandir mon réseau et en passant, de trouver quelqu’un.e avec qui m’amuser.

Il fait bon, je suis dehors devant le local en train de fumer une clope et une grande brune postée près de l’enseigne lumineuse du bar me fait de l'œil. Mais juste au moment où je fais un pas en avant pour me diriger vers elle, je vois arriver Ricky du coin de l’œil. Ce mec est aussi discret qu’une ombre, apparaissant derrière vous sans que vous ayez entendu quoi que ce soit. Puisqu’il est trop tard pour fuir,  je reste figé sur place en me maudissant intérieurement de ne pas avoir bougé plus tôt.

— Jaaaaax…

— Rickyyyyyy… je lui réponds sur le même ton faussement enjoué.

Il m’en tape cinq et je grimace alors qu’une odeur de sueur m’agresse les narines.

— Mec, t’aurais pas un truc ? Un p’tit truc pour moi ?

Et c’est reparti…

— On a déjà eu cette conversation la semaine dernière, nan ? j’ironise en lançant un regard par-dessus son crâne - la brune est en train de discuter avec une pote. Tu te souviens de ce que je t’ai dit ? Laisse-moi te rafraîchir la mémoire : quand t’auras payé le reste de ta dernière commande, on sera de nouveau copains. En attendant… j’te fais une fleur, avec ma patience. Y en a d’autres qui auraient déjà crevé les pneus de ta bagnole.

— Tu sais que j’aurai bientôt les sous, mec, dans quelques jours, max…

Ahhh, ce ton désespéré… ça me donne des hauts-le-cœur.

— On en reparlera dans quelques jours, alors.

Avant qu’il ait le temps d’ouvrir son clapet pour me balancer une nouvelle excuse, je le dépasse en le bousculant et… me rends compte que la nana a disparu. Bordel. Je retrouve mes potes dans un coin de la salle, près du bar, et noie ma frustration dans une dernière gorgée de bière en écoutant les autres parler du prochain match de baseball. Je joue pas - à part sur scène -, et j’en ai donc rien à foutre de cette conversation, c’est pourquoi je laisse vagabonder mon regard à la recherche de quelque chose de plus intéressant.

— Je te laisse m’offrir un verre.

Qu… quoi ? T’es qui, toi ? J’dois être distrait ce soir, parce que je t’ai même pas vue venir. Pourtant, y a de quoi regarder. J’crois même qu’on s’est déjà croisés dans les couloirs de la Adams, nan ? Tes yeux en amande et ton air un peu pincé me disent quelque chose. J’avise la flûte dans ta main, à peine entamée.

— Faudrait d’abord finir celui-là, non ? J’peux t’aider, si tu veux.

Regard appuyé en direction de ta boisson. Ça ressemble à… du champagne. Pas vraiment le truc qu’on avale en deux gorgées comme un shot de tequila, mais… on est jeunes, on est fous, on est r… enfin, TU es riche, visiblement.

J’me fais pas prier. Je renverse la tête vers l’arrière et finis ton poison doré en quelques gorgées comme si c’était qu’un pauvre verre de flotte. Bizarrement, ça me plaît quand on me donne des ordres. Et j’ai comme l’impression que c’est un truc que t’aimes bien faire, donc je me laisse prendre au jeu et te suis jusqu’au bar comme un bon toutou à qui on aurait promis une friandise.

Je sors ma carte de crédit de ma poche et m’accoude au comptoir en te zieutant rapidement avant de porter mon attention sur le barman qui patiente en essuyant un verre à l'aide d'un torchon avec autant de délicatesse que s'il était en cristal. Quoique, ptêt' bien que c'est le cas.

— Un Jack on the rocks pour moi et… (Je reporte mes yeux vers toi et lève un sourcil.) Alors, qu’est-ce que ce sera ?

C’est là que tu commandes une bouteille de champagne et l’emportes à une table en rigolant avec toutes tes copines, fière de ton coup. Tu me ferais pas ça, hein ? Parce que crois-moi, j'hésiterai pas à venir la boire avec vous, si ça tient qu'à ça. J'sais pas pourquoi, mais je me méfie des filles comme toi. Peut-être que j'ai l'habitude que les nanas dominantes aient aussi un côté sombre et cruel. Et que j'ai tendance à tomber facilement dans leurs filets.

Je remonte mes manches et te tends ma patte.

— Jax. Tu t'appelles ?  

C’est quand ton nom franchit tes lèvres que je sens un truc se serrer dans mon estomac, comme si quelqu’un était venu me le pincer avec un clé anglaise. Harvard étant l’université la plus difficile d’accès au monde, le campus regorge de « nepo babies », ces gosses appartenant à telle ou telle famille ou lignée célèbre, qui s’attendent généralement à ce que la vie ne soit qu’un long tapis rouge bordé de roses sans épines. Ces gens qui ouvrent leur propre « boîte » à peine après avoir atteint la puberté. Et quand on entre dans une confrérie, on est tenu de connaître un peu la composition de ses membres… raison pour laquelle ton nom ne m’est pas étranger.

Je me souviens vaguement que tu fais partie de l’élite, née d’une mère chanteuse ou actrice, ou un truc du genre. Tu possèdes, bien évidemment, ta propre marque, même si je me rappelle pas de quoi il s’agit exactement. Une chose est sûre : on ne fait pas partie du même monde, et tu prendras tes jambes à ton cou dès lors que le voile se lèvera. Pas vrai, rouquine ? À moi de la jouer fine. Parce que ouais, j’suis joueur, et plus que tout, j’adore les paris. Alors, est-ce que je gagnerai la partie, rien que ce soir ?

Je règle nos boissons en intériorisant mon choc à la vue du prix - ça coûte SI CHER une coupe de champagne ?! - et souris à ta question.

— Je reste à Boston - j’ai des affaires à régler. J’irai peut-être faire un tour à Yosemite, me perdre dans la nature.

Pourvu que tu me demandes pas de quel genre « d’affaires » il s’agit… à moins que tu n’aies un penchant pour les happy pills. Ça m’étonnerait pas, d’ailleurs. Tant de responsabilités à un si jeune âge… c’est comment que tu décompresses, hein ?  

— Et toi…? Tes employés s’en sortiront sans la patronne, le temps d’un été ?

Façon détournée de te faire comprendre que je sais qui tu es. Parce que j’ai l’impression que c’est ce que tu attends de moi, et, soyons honnêtes, quelque part, j’ai le syndrome du gosse qui veut toujours faire plaisir.

J’aime bien ça, répondre à côté de la plaque, ne pas aller dans la direction que l’autre attend mais prendre un tournant au dernier moment, quitte à choquer les esprits. Si j’avais un psy, il dirait sûrement que c’est parce que la normalité me fait peur, que je cherche sans cesse à me prouver et à prouver à tout le monde que je n’ai rien d’ordinaire. Mais j'ai pas de psy, alors, vous devrez vous contenter de mon explication : je me délecte des réactions que je provoque. Ce dégoût dans ton regard, par exemple - bizarre, pourquoi le nom d’un parc te fait cet effet, hm ? - me donne autant envie de m’enterrer six pieds sous terre que d’en rajouter une couche. 



Quant à ta manière de prononcer le mot « contrôler », elle me donne un petit haut-le-cœur. J’ai l’impression que c’est une habitude, chez toi, que tu régis ton petit monde comme une gamine régirait sa collection de Barbies. Et j’ai autant envie de te fuir que de me damner à tes pieds.

— Ouaiiis… les arbres, la montagne, les lacs… tu t’es déjà baignée en pleine nature, avec pour seul bruit de fond le flot d’une cascade ?



Inutile de répondre : c’est presque inscrit sur ton front que tu ne vas nulle part sans tes pantins, que tu n’as probablement jamais mis le pied dans un endroit où t’étais sûre de ne pas avoir de réseau.

— Des affaires, ouais, je répète sans plus de précision, à la fois amusé par ta curiosité et flippé que tu découvres réellement de quoi je veux parler.



J’avale quelques gorgées de mon poison en baladant mon regard sur ton décolleté. On ne va pas rester là à papoter toute la soirée, n’est-ce pas ? J’ignore si c’est ce que tu attends, mais je décide que c’est le moment. Je me penche vers ton cou et glisse à ton oreille :



— Ça te dirait de poursuivre la soirée dans un endroit un peu plus… calme ?



Je laisse délibérément mon souffle caresser ton épaule avant de me redresser, un air de défi placardé sur le visage.

C’est quoi, cette question-piège ?! Parce que oui, je suis sûr que c’en est une, à en croire ton air suspicieux. Quelle est la bonne réponse, Wendy ? En cheval blanc ? Si je réponds « en bus » je suis éliminé direct, c’est ça ?


— J’ai marché ; j’habite pas loin. Mais on peut prendre un taxi.



Des gouttes s’écrasent contre les vitres autour de nous ; pas l’atmosphère idéale pour une balade romantique. Bienvenue à Boston, où la météo est aussi imprévisible qu’une femme enceinte.


Je vide mon verre d’une traite, et c’est là que mon regard se heurte à un autre visage que j’aurais aimé éviter ce soir : Tamara Johnson, une nana de la Dudley avec qui j’ai accidentellement couché à une house party y a quelques semaines. Accidentellement, parce que j’avais aucune intention de céder à ses avances… sauf qu’elle a su se montrer très convaincante, et que j’avais avalé une moitié de pilule d’ecstasy pour faire plaisir à Josh - le mec qui organisait la house party -, et que tout et tout le monde devient beau et attirant quand t’es high. J’ai aussi accidentellement zappé de répondre à ses messages, les jours suivants, et je l’ai accidentellement évitée dans les couloirs de la fac.

Help.



— Où est-ce que tu veux qu’on aille ?



Eh, j’ai jamais dit que j’étais hyper subtil. De toute façon, ça m’a pas l’air d’être le genre de filles à vouloir tourner autour du pot pendant cent-quinze ans. Si elle veut la même chose que moi, elle sera ravie qu’on échappe tous les deux au small talk. Et si ça peut me faire échapper à Tamara par la même occasion, c’est tout bénèf.