« Je vais aux toilettes. » Elle s’entend le prononcer comme si elle était spectatrice de l’instant, déportée de son propre corps à la seconde où ses prunelles se sont posées sur lui. Ce moment où, elle pourrait le jurer, elle a entendu son cœur se craqueler. Elle a directement éprouvé l’envie de pleurer. Un manque d’air, sa poitrine compressée. Et le besoin de vomir devenu plus que jamais, puissant. Elle s’essaie à sourire à sa colocataire devenue pour ce soir cavalière. Mais elle n’est pas certaine que ça ressemble à quoi que ce soit tant elle s’effondre intérieurement.

Elle traverse la salle en restant fixée sur son objectif premier, celui de se sauver. Elle s’espère grandiose, remarquable. L’évidence qu’elle ne voit pas, une Haiwee d’une beauté incomparable. Merveilleuse dans les reflets de sa tenue parsemée de paillettes dorées… Elle talonne, au rythme de sa prestance de Madonne. Elle se veut armée, blindée, pour ne se laisser à personne le luxe d’entrevoir à quel point elle est blessée, pour la troisième fois, par sa faute, abîmée. Elle se refuse à se mettre à pleurer.

Alors une fois qu’elle parvient dans le couloir, elle marche encore, et prend appuie sur ce dernier, l’échine courbée, sa paume libre allant éteindre le textile de sa robe, au niveau de son ventre, et elle se force à reprendre à correctement inspirer. La gorge étonnement obstruée. « Chąąʼ, ałjiłnii. » Merde, putain, ça lui fait une douleur de chien. Elle aurait souffert à la vue de toutes, mais elle… Sur la possible affection qu’éprouverait l’étudiant envers Haiwee, elle lève le doute. Prendre conscience qu’il ne l’estime pas même si ça lui coûte.  

Toutes les pensées du monde s’entrechoquent dans son esprit, incapable d’appuyer sur le bouton pause, de faire le tri. Elle songe à tout et à son contraire, parce qu’elle ne parvient pas à déterminer ce qu’il convient de faire. Si elle a le droit de le maudire pour ça. Dans le fond, ils n’en ont jamais parlé, jamais déterminé ce qu’elle était prête à accepter si elle n’obtenait pas de sa part, une exclusivité, seulement lorsqu’elle est partie en décembre dernier, elle croyait qu’il avait compris. Qu’il avait entendu à quel point elle ignore comment agir et tolérer Wendy dans sa vie. Désespérée, en un ultime espoir de se rassurer, elle repense à cette vérité qu’il lui avait soufflé au téléphone, que ça ne signifie pas grand-chose si ce n’est qu’elle reste sa patronne…

Mais ça ne fonctionne pas, beaucoup trop brûlant en elle, elle reste convaincue, qu’aller au bal avec elle ne fait pas partie de ses attributs. Et si elle s’était auto-persuadée du fait que s’il ne l’avait pas invitée c’était par la faute de leurs distincts univers, qu’ils se retrouveraient grâce à un hasard simulé, à présent, elle se dit que ce n’est que parce qu’il avait préférée à la douce brune, la rousse putassière. « Très jolie, » cette voix, qu’elle entend dans tous les bruits du monde, n’est-ce pas ? Qu’elle sait reconnaître, les yeux fermés, car son prénom prend son véritable sens lorsqu’il est, par lui, murmuré. Or par le compliment, Haiwee n’est pas touchée, loin de là, pourtant elle ne désirait plaire qu’à toi, mais toi, c’est un coup que tu viens de lui asséner.

Une longue inspiration, dans l’expectative de récupérer son éternelle contenance, puisque si la Haiwee a mal au cœur, il n’en reste pas moins le fait qu’il est courageux et qu’elle tient à son honneur. Si bien qu’elle se retourne afin de lui faire face. Ses pupilles légèrement embuées balaient rapidement son être qu’elle voit, forcément, élégant. Comme elle a pu le noter lorsqu’elle l’a vu il y a quelques instants. Sheng est, à ses yeux, et ce depuis le premier soir, trop plaisant. Le gardien divin de ses tourments. Son regard poursuivant son inspection, elle étouffe un rictus en constatant les coupes entre ses doigts. « Tu lui as dit à elle aussi ? » qu’elle est très jolie. C’est bien plus fort que de la banale jalousie, c’est le fait de se sentir, une nouvelle fois, trahie. De réaliser l’incommensurable débilité qui se dissimulait derrière la confiance aveugle qu’elle avait placée en lui.   

Qu’importe la réponse à sa question, rien ne saurait la satisfaire. Il ne peut être apaisé, son calvaire. Ce qu’elle a pu éprouver lorsqu’elle l’a vu à ses côtés. Plus que la douleur de ne pas avoir été invitée, elle est si intense la brûlure causée par le fait que c’est elle, qu’il a sélectionné. C’est une fille de son monde qu’il a préférée. Dans sa cage thoracique, c’est comprimé, et son cœur, de battre pour lui, a des envies de s’arrêter. Et pourtant, elle se tient droite, elle aspire à la dignité. En une bataille intérieure pour ne pas pleurer, pour l’étudiant qui se trouve face à elle, elle l’a déjà trop fait. En vain, à bien y penser, parce qu’ils s’en retrouvent toujours au même point. « Non. » Il tranche finalement, et les commissures de sa bouche s’affaissent, en un mouvement qui traduit l’écœurement. « Pas même pour la forme, » alors c’est pire, n’est-ce pas ? Tu as choisi de t’afficher avec une femme qui ne te plaît pas plutôt que de convier celle qui se maintient devant toi.

Et quand, en un geste furtif, il réitère sa proposition de boisson, en un battement de paupières, elle la dédaigne. Heurtée par la suite de ses pensées. « Un an déjà, » évidemment que dans d’autres circonstances elle aurait été touchée, qu’il se souvienne que cela fait un an qu’ils se sont rencontrés. Qu’il a fait irruption dans son quotidien pour tout bousculer. Elle en veut à cette émotion dans le creux de son estomac. Il s'est ancré en elle, dès le départ, en un regard. Elle saurait décrire à la perfection, l’impact qu’ont eu sur elle, les empreintes de ses lèvres, de ses doigts. Additionné à tout ce qu'ils ont pu vivre à deux depuis ce jour-là. Seulement les souvenirs ne suffisent pas, car elle se rend à une évidence qui lui donnerait presque froid ; Quand tu me blesses, « Tu ne le vois même pas. » Les mots éraflent sa trachée, exultant un rictus mauvais. Qui se transforme petit à petit en un rire saccadé, les paumes sur ses hanches, martyre de cette prise de conscience des véracités qui vient de la frapper, de plein fouet. Le manque de sentiments et de considération entremêlés. « Tu en as strictement rien à faire. » Elle le promet, le bal de ses rêves s’est transformé en Enfer. « Tu viens avec tes deux verres comme si ce n’était pas… » Comme si rien, à dire vrai. Parce qu’elle est une Haiwee et qu’elle est assez docile pour tout pardonner  « Comme si j’allais me contenter de l’accepter. » Elle est fatiguée, se sent bafouée. Elle n’arrive pas à se contrôler, elle se perd dans les méandres de son esprit écorché, et ses doigts vont accrocher le cocktail qui lui est destiné, après tout elle reste une colombe bien éduquée. Frôlant la folie, quand elle s’indexe, pour appuyer ses songes jusque-là jamais avoués, qu’elle se met à hurler. « JE, » pas elle, pas une autre, moi, et pas toi « JE t’aime, » elle insiste avec force contre sa poitrine, pour marquer le pronom sujet utilisé, et cette non-réciprocité, « JE t’aime depuis un an. » Possédée quand elle signe ses paroles d’un sec mouvement, le kir se déversant sur le visage de l'étudiant.    

Elle-même est surprise par la révélation de ses sentiments. Depuis un an. Oui, c’est vrai. Cet aparté dans cette chambre à peine allumée, il a tout bouleversé. Dès l’instant où il a réussi à piquer sa curiosité. Où son cœur s’est emballé quand de se robe il a défait les lacets. Elle l’aime depuis un an, et elle l’a gardé pour elle - plus ou moins bien - tout ce temps. Elle a accepté le sens unique, elle s’est autorisée à ne pas être la seule, convaincue qu’il allait finir par réaliser qu’elle est celle qu’il voulait à ses côtés. Sur sa liste, elle voulait être le premier choix ainsi que le dernier. Elle l’aime, et elle est désabusée. Sa désillusion traduite dans ses gestes, dans cette véhémence qui ne régresse… « Curieuse façon de le démontrer. » Observant les phalanges de l’étudiant allant effacer les vestiges de son verre sur ses traits. A la fois elle lui en veut comme elle le regrette, si bien que ses prunelles glissent sur les plies du col de sa veste. Elle détaille les perles de la boisson, la preuve que sa jalousie et déception lui ont fait perdre la raison.

Les secondes s’étiolent contre les murs du couloir, tandis qu’il prend le temps de boire, d’épancher une soif et d’éteindre une amorce de colère. Elle aimerait qu’il hurle afin de répondre de la même manière. « Mais t’as bien fait, il était mauvais, » la réplique vient signer la fin de sa gorgée, mais la respiration d’Haiwee reste accélérée, et elle doit se contenir pour ne pas lui préciser qu’elle n’en a rien à foutre de sa boisson alcoolisée. Elle te dit que tu l’aimes et tu arrives à commenter la saveur de ce que tu viens d’avaler. Elle en a l’impression de rêver. « Aimer. Tu n’as même pas su me l’expliquer » Encore, elle a ce rire à la lisière du mauvais. Si elle doit l’expliquer, c’est que tu ne le ressens pas, et tu le retournes si bien le couteau dans la plaie. Le verre évidé, elle le laisse tomber à ses pieds, en un bruit qui résonne dans son esprit, si bien qu’elle n’entend pas réellement ce qu’il lui dit. « Les mauvaises origines…les miennes. » Oui, elle a failli te le murmurer, cette nuit-là. Mais à dire vrai, ce n’était qu’une pirouette pour cacher ses craintes. Ses origines n’ont jamais été pour elle un problème, parce que ses valeurs se couplent à celle de l’amérindienne. Puis les devoirs donnés par sa naissance, ne régissent plus réellement les lignes de son existence.

Toujours noyée par cette vague de désillusion et de douleur, elle se retient de toutes ses forces de ne pas se tordre en deux, lorsqu’elle reprend avec ferveur. « Ca ne s’explique pas ! » Elle te l’a dit quand elle était à Dallas, et toi avec elle encore une fois. Ca ne s’apprend, l’amour c’est une émotion que l’on ressent. C’est cette sensation qui fait s’emballer le cœur, c’est un sourire qui nait de façon spontanée lorsqu’on aperçoit l’être apprécié. L’amour c’est penser à l’autre plutôt qu’à soi. C’est compliqué, sinueux et délicat. L’amour se mesure au sacrifice, à l’attente. Oui, elle est amoureuse, parce qu’elle l’attend. Et si elle n’avait pas si mal, elle aurait pu attendre longtemps. Elle inspire, profondément, au calme elle aspire et elle tend, « Si tu ressentais, ne serait-ce que le quart de ce que j’éprouve pour toi, nous ne serions pas là à tenir ce genre de conversation. » Pauvre âme en perdition.    

Elle peine à réaliser la force avec laquelle il vient de balayer ses sentiments. Les réduisant à des détails peu importants. A du vent. Et parce qu’il est incapable de lui répondre la réciproque, elle s’ordonne de se répéter la vérité plusieurs fois. Il ne l’aime pas. Dans l’espoir de ne pas flancher, une victime qu’elle se refuse à incarner. « C’est vrai. » En deux mots, lapidée. Elle en a le souffle coupé. C’est pire que la photo, pire qu’à le voir il y a quelques minutes seulement avec Wendy accrochée à son bras. Ca s’entend un cœur qui craque à l’intérieur de soi ?
Alors elle reprend, mentalement, déglutissant… S’il l’affectionnait, c’est vrai, ils ne seraient pas là. C’est tout aussi vrai, qu’il l’aurait invitée. Que leur relation possèderait plus de clarté. De fait elle s’en veut violemment, d’avoir été si naïve à ce jeu. De lui avoir trouvé toutes les excuses du monde, toutes les justifications possibles, sans penser que cela pouvait venir de son manque de considération, pas même une seule seconde. « Je n’aurais pas dû venir de trouver » Elle oscille, l’être comme scindé en deux, ce que c’est douloureux, d’ouvrir les yeux.

Interdite, elle détaille le moindre de ses gestes afin de les interpréter, à la recherche d’un semblant de faille. Sa veste remise en place, un piteux sourire flanqué sur ses traits, l’aimer depuis un an et le haïr en un instant. La débâcle des sentiments. « Je vais te dire ce que c’est moi, c’est de pouvoir faire semblant de ne rien éprouver. » Son univers décoré d’une myriade de faussetés. Elle en ferme les paupières, pour ne pas avoir à le regarder quand il choisit de la délaisser. Esseulée, à brûler dans un purgatoire, elle et son cœur offert. Remit en bandoulière.

Et si l’orgueil voudrait qu’elle retourne dans cette de réception, pour continuer à jouer ce rôle qui ne lui sied plus à la perfection. Ses pas la conduisent dans l’autre direction. La même qu’il a emprunté, entendant les murmures de tous ses dieux souffler dans son esprit à quel point elle est damnée. Combien de son chemin elle s’est éloignée. Elle ouvre la porte, et se plaque contre cette dernière, elle n’a pas eu le temps d’avaler le sens de ses mots, l’esprit embué par d’autres maux. « J’arrête. » L’histoire complète, qui ne s’écrivait à l’évidence que dans sa tête. J’arrête oui… De t’aimer et tout le reste. Ce nous qui n’a pas lieu d’être. Qui n’existe que dans des songes que tu ne partages pas. J’arrête parce que je ne me ressemble plus et c’est à cause de toi. Suivi, de cette amorce de méchanceté dans le seul but de lui rendre la pareille alors qu’elle n’a jamais été du genre à s’adonner aux amusements teintés de perversité. « Tu avais raison, cette nuit-là, » La première, celle où elle t’a donné tout ce qu’elle était, son corps et son âme à la fois. Quand elle ne voulait n’appartenir qu’à celui pour qui son cœur bat. « Je mérite mieux que ça. » Menteuse qui arrête mais qui est là. Ledit organe hurlant, qu’elle n’avait, pourtant, besoin que de toi.