« N’importe quoi ! » s’exclame le psy en tapant sur le muret à côté de lui. Ni une ni deux, le voilà perché dessus. « Y a pas de docteur ou de professeur ici ! Faut pas l’écouter ! »

Tex fronce un sourcil, un seul, ça n’en vaut pas deux. Bien, puisqu’on prétend qu’il peut être autre chose qu’un professeur, il va prouver que ce n’est pas le cas. Il se tient droit, comme lorsqu’il prend place auprès du tableau et qu’il veut que sa voix porte ; il lève son index, et sa voix change de timbre, désincarnée comme celle d’un narrateur de documentaire.
Il est assez habile avec sa voix. Il peut interpréter toutes les voix d’un jeu vidéo si nécessaire. Mais ça, ça ne risque pas d’arriver en public. Seul dans son cyber-salon avec ses engins d’enregistrement, et encore, si le lapin le regarde de travers, il perd tous ses moyens.

« Absalom Boston était effectivement un habitant de Nantucket, cette île non loin d’ici d’où partent les baleiniers, et c’est également une figure historique célèbre à plus d’un égard. Son style vestimentaire pourrait m’aller… pour le temps d’un bal costumé, en tout cas. »

Très vite, le psy lui coupe la parole. C’est assez incroyable que le docteur Rainer ait obtenu le dit doctorat, songe Tex : il n’a pas l’air de bien supporter les cours magistraux, celui-là… ou peut-être qu’il se venge d’en avoir écouté trop souvent, trop docilement.

« Un bal costumé ? Super idée ! Alors, miss- »

« Ashley », coupe Tex à mi-voix. On n’appelle pas une jeune femme « miss ». Sérieusement.

« Ashley ! Faut aller avec lui ! Il va devoir se trouver une autre cavalière, sinon, et ça va être trop d’interactions sociales pour lui sur un an ! Il va fondre ! Alors, tu mettrais quoi, toi, comme costume ? Je te verrais bien en elfette. »

Discrètement, Tex montre le psy à sa nouvelle amie. Et lui ? Pourquoi on ne lui réclame-t-on pas ce genre d’effort ? C’est parfaitement injuste. Eux, ils doivent danser, se donner en spectacle, se déguiser, et lui rien, c’est le chef d’orchestre, il se contente de lancer les idées en l’air et d’attendre qu’on les rattrape. Il serait temps qu’on lui lance un défi également. Oh, bien sûr, lui-même est trop effacé, trop déstabilisé déjà, pour trouver quelque chose de vraiment pinçant. Mais Ashley en aura peut-être l’impulsion. Après tout, c’est elle la plus importunée ici… elle qui n’a rien à faire avec leurs histoires de psychologie appliquée.

Ah, merci. Au moins cette jeune femme était de son avis quant aux manières à respecter dans le cadre hiérarchique. Tex lui adressa un rare sourire, presque enthousiaste. Puis il observa l’interaction, satisfait de constater que le psy réagissait au défi avec son exubérance habituelle, comme s’il n’attendait que ça pour prouver de quoi il était capable. Après tout, c’était fort possible. Tex le regarda s’éloigner en direction du groupe qui faisait des paniers dans un coin de la cour, déterminé comme s’il partait sauver le monde. Il avait mordu à l’hameçon.

« Bien joué. Mon Dieu, j’ai cru qu’il ne nous lâcherait plus. Mais maintenant qu’il a trouvé des partenaires de jeu, on ne le reverra pas avant un moment. »

A cet instant, le docteur Rainer les désigna avec véhémence, et tous les sportifs tournèrent leurs regards vers eux. Tex eut un léger mouvement de recul, et une grimace passa sur son visage sculptural ; qu’on les laisse en-dehors de ça, par pitié. Clairement, le psychologue expliquait qui l’envoyait. Il n’allait pas assumer qu’il avait envie de se joindre à eux, n’est-ce pas ? Il lui fallait d’autres coupables. Quel gamin il était, parfois.

« Oh non… venez, profitons-en pour faire un tour. »

Discrètement, le professeur s’engagea sous une arcade ; l’ombre lui fit du bien, et la musique s’estompa un peu, laissant diminuer dans ses veines le dosage d’hormones du stress lié à l’exercice passé. Il avait fait plus que sa part, on n’avait plus besoin de lui à présent. Et il était hors de question que l’un de ces jeunes gens athlétiques – dont certains étaient torse nu, pour l’amour du Ciel – viennent leur parler. D’autant qu’ils parleraient principalement à Ashley. Etudiant et étudiante, et lui, ombre qui n’avait droit qu’à quelques pensées diffuses. Merci bien. Il préférait largement se retrancher hors de l’action avec elle, et parler de pharaons, si distants dans le temps qu’ils ne leur causeraient aucun désagrément.

« Je suis vraiment désolé pour cet incident, » murmura-t-il, comme s’il n’osait pas briser le silence revenu – silence fait du brouhaha habituel d’une cour pleine d’étudiants, mais tout de même. « Et merci… d’avoir dit que je me débrouille. Je n’aime pas mener, à la danse, » avoua-t-il en lui jetant un regard en coin, avec un sourire d’excuse. « Je le fais parce que c’est la convention. Comment vous sentez-vous ? »

Il était bel et bien professeur, et responsable du bien-être des étudiants, et il craignait que cette petite conversation ait stressé cette jeune fille si intéressante, à la répartie bien trempée. Ce serait vraiment dommage qu’elle considère la cour comme un endroit moins sûr parce que cet énergumène de psy l’y avait si familièrement interpellée.

« Dans les univers virtuels, » sourit Tex en levant les yeux au ciel. « Là où je sais que je ne peux faire de mal à personne. Là, je suis capable de tout. »

Brièvement, il se mordit la lèvre et son regard retomba au sol, s’ancra à la terre. Il ne connaissait pas la peur, dans ce domaine de l’art ; ni les tabous, ni les petites gênes du quotidien. Il n’y avait pas de fatigue, pas de lassitude morale. C’était le royaume du rêve, où il suffisait de vouloir quelque chose pour l’obtenir. Etait-il une mauvaise personne pour s’y montrer si libre ? Cela ne voulait-il pas dire qu’il avait ce genre de désirs extrêmes dans la vie réelle aussi, sans en manifester aucun ? Il espérait que non. C’était surtout pour ça qu’il voyait un psy. Il voulait que quelqu’un ait l’oeil sur lui. Ne jamais se faire du mal à lui-même ; ne jamais faire de mal aux autres. Quand on perdait la raison, ces deux mondes se confondaient, sans doute. C’était le poids de sa culpabilité, qu’il n’était pas encore prêt à déposer à ses pieds.

« Je vous remercie infiniment pour votre amabilité à mon égard. Il vous aurait été si facile de me mettre mal à l’aise et de vous moquer de moi. Ou me brusquer, ou… Si seulement tout le monde était comme vous, » murmura-t-il sans oser la regarder.

Elle ne le complimentait pas inutilement, ce qui était toujours mauvais pour son moral, mais elle ne l’enfonçait pas non plus. Elle disait simplement les choses comme elles étaient. C’était rassurant. Un calme à distance de sécurité. Il aurait pu simplement se promener avec elle dans un parc, profiter du spectacle de la nature, ou lire des livres différents côte à côte, sans parler, et s’apprécier, comme le font les animaux qui n’ont pas découvert le langage, ou qui ne l’utilisent qu’en cas d’alerte. C’était une forme d’affection sans heurts, entre êtres qui ne se feront jamais de mal. Pas de contacts, bien sûr ; mais ça, il avait appris à s’en passer.
Peut-être qu’ils ne feraient que s’entretenir dans leurs travers respectifs. C’était le souci.

A présent qu’ils étaient assez loin, il risqua encore un coup d’oeil en direction du match de basket acharné. Il y en avait au moins un qui s’amusait comme un petit fou. Rainer lui avait confié un jour qu’il avait un chien, une sorte de petite balle rebondissante toujours de bonne humeur, et il pouvait imaginer leurs jeux sans problèmes.

« J’espère qu’il ne pense pas qu’il y a un enjeu à gagner, parce qu’il enchaîne les paniers pour le moment… Enfin, ne vous en faites pas, il ne vous importunera jamais, d’une façon séductrice, je veux dire. Mon radar me dit que vous n’êtes pas son type. »

Rien de moqueur ; on ne possédait pas ce radar sans y être susceptible soi-même. Mais rien de précis non plus, rien de dit réellement, car le docteur n’en avait pas parlé, de ce domaine-là. Et certains vivaient toute une vie sans jamais s’en apercevoir. Mais il avait une façon enthousiaste de se rouler par terre avec les garçons de l’équipe, de les attraper à bras-le-corps pour une fausse bagarre de quelques instants, qui suggérait une attraction informulée, une affection qui ne demandait qu’à se développer. Sans mots, il ne se passerait rien. C’était étrange à observer de loin. Avait-il l’air aussi maladroit, lui-même, avec le recul ?