@Haiwee Wind River | Seul, je n’aurais jamais deviné la raison qui a finalement poussé l’Amérindienne à quitter la fraternité. Pour moi, c’était simplement le résultat des incompatibilités qui ressortaient vis-à-vis de ses attentes, des ses espoirs placés à la Currier avant même son arrivée. Les conséquences de la déception, quand on ne trouve pas sa place, quand nous ne sommes pas certains d’être là où nous devrions être. Je pensais que sa décision avait été réfléchie, prise suite à notre discussion dans les jardins de la fraternité. Elle savait que la Currier ne répondrait pas à ses attentes, et elle préférait se retirer d’elle-même plutôt que de se forcer à vivre avec une communauté avec qui elle ne partageait rien. Rien de dramatique en soit, la vie étant ainsi faite de tentatives ratées, de chemin égaré avant de reprendre la route sereinement. Jamais je n’aurais imaginé que la jeune femme ait pu vivre un tel traumatisme, jamais je n’aurais imaginé que la raison de son départ ait été si brutal. Je comprends alors mieux pourquoi aucun bruit de couloir - ou tout et son contraire - n’avait pu justifier ce départ parmi les violets. L’évocation de cette effroyable expérience fait remonter de vieux souvenirs, de vieux réflexes en voyant les siens. Si mentalement, elle semble donner l’impression que tout va bien, son corps la trahit quelque peu dans ses mouvements, dans sa gestuelle. Elle pose sa main sur son flanc, je suis certain, à l’endroit exact où elle avait été blessée. Par balle ? Arme blanche ? Impossible à déterminer, mais la blessure devait être suffisamment grave pour avoir laissé une trace sur son corps, et le traumatisme, suffisamment profond pour qu’elle n’ait rien oublié de ce drame, même plusieurs mois après.

Calmement, je pose la question que n’importe qui d’autre aurait posé à ma place, mais contrairement aux autres, je ne m’attends pas à ce qu’elle prétende aller bien. Je m’attends à, comme beaucoup de personnes après une telle expérience, ce qu’elle fasse preuve d’une certaine nervosité, d'une certaine angoisse, ou du déni. Qu’elle minimise l’impact de cet événement sur sa santé, physique et mentale. Surtout mentale. On pense que les choses vont bien, quand le corps se remet, on se dit que l’on est sur la bonne voie, mais l’esprit lui, ne se soigne pas comme la chair. Pourtant, on a tendance à se croire guéri aussitôt les pansements disparus. A tort. C’est pourquoi je précise ma question, sans pour autant insister. Elle est toujours libre de répondre ou non à la question, mais elle n’a pas à avoir peur, avec moi, de dire que ça ne va pas. Alors je l’écoute, hochant légèrement la tête, ne nourrissant aucun jugement. Je sais combien il est dur de passer par là. « Je suppose que ça aurait été dur pour toi de revenir à Boston un jour si tu en étais partie après ça, mais c’est normal de vouloir rentrer dans ces moments là. » Chercher du réconfort dans les bras de ceux que l’on aime, pouvoir entendre leurs voix, retourner à un endroit dans lequel les craintes s’effacent. Ou en tout cas, donnent l’illusions de s’effacer. Car c’est sans surprise que j’apprends qu’elle en cauchemarde encore. Le corps est guéri mais pas l’esprit. « Ce n’est sûrement pas ce que tu veux entendre… » Encore une fois, mais elle allait finir par avoir l’habitude avec moi. «… Mais le plus long de la guérison se fait ici. » Je pose mes doigts sur ma tempe, pour désigner l’esprit. « C’est loin d’être simple de guérir mentalement après un tel traumatisme, et les cauchemars sont fréquents dans ces moments là. Je ne sais pas, ce que l’on t’a conseillé après ta sortie de l’hôpital, mais n’hésite pas à voir quelqu’un si tu en ressens le besoin. Il n’y a pas de honte, et ça aide à avancer. » Quand on est enfin prêt à vouloir guérir. « Et si vraiment tu ne veux pas te confier à un inconnu, n’hésite pas à en parler quand même, à quelqu’un en qui tu as confiance. Un ami, de la famille. Ton ex-parrain de fraternité aussi. » C’est avec une légère retenue que je lui souris. Je n’étais sûrement pas son premier choix dans la liste, mais je savais quel effet ça faisait. « Même si c’est dans un mois, six, ou bien un an, hésite pas. Je suis passé par là aussi. » A ma façon. Je ne m' appesantis pas plus sur le sujet, essayant de dévier sur une conversation plus légère. Je ne la forcerais pas à parler si elle n’en a pas envie, mais je voulais qu’elle sache qu’elle pouvait trouver une oreille attentive si besoin. « Plutôt du genre routinier en ce moment. Mon quotidien est assez calme, je gère les cours et ma vie privée sans trop de difficultés. Je ne vais pas avoir grand chose d’intéressant à te raconter sur les derniers mois. » Tout était plutôt calme cette année. Il faut dire que ça changeait la vie de ne plus avoir à veiller sur un Prince à longueur de journée.

@Haiwee Wind River | Elle m’avait semblé si différente le jour où je l’avais rencontrée, Haiwee. Pas seulement différente de celle qu’elle était aujourd’hui, sept mois plus tard, mais aussi différente de moi. J’avais longtemps pensé qu’elle et moi n’avions rien en commun, que ce soit par nos éducations, nos valeurs, nos histoires. Persuadé que tout était amené à nous opposer, persuadé que nous n’avions rien à partager. Pourtant, plus nos chemins se croisaient, plus je prenais conscience d’avoir été dans le faux. Nos vies étaient certes très différentes - nos caractères aussi - cela ne signifiait pas pour autant que nous n’avions rien en commun, à apprendre l’un de l’autre. Suffisait de voir ces longues conversations qui réussissaient à nous animer chaque fois que nos routes se croisaient, chaque fois que la tourmente était évoquée. Ca n’a rien eu d’un coup de foudre, rien de ces relations dans lesquelles, on sait instantanément que l’on est fait pour s’entendre, mais l’amitié était née, doucement, comme quelque chose qu’il avait fallu construire au fil du temps, au fil des expériences de la vie, parfois traumatisantes.

Je sais ce qu’elle a traversé Haiwee, contrairement à d’autres. J’ai connu cette douleur, le mal et la peur qu’elle fait naître, ainsi que la paranoïa et le décalage avec le reste du monde. Je suis peut-être le seul à ne pas être le seul à ne pas lui dire combien je suis désolé pour elle pour cette raison justement. Parce que je sais qu’elle n’a pas besoin qu’on la plaigne, qu’on s'apitoie sur son sort. Elle a besoin qu’on lui tende la main pour continuer à avancer jusqu’à ce qu’elle soit à nouveau capable de le faire seule. Combien dans son entourage l’avait compris ? Combien dans le mien, à l’époque ? Bien sûr, je pèse chaque mot que je prononce pour ne pas raviver sa douleur, mais je ne réfrène pas mes pensées pour autant. Je sais que même si ce n’est pas la discussion la plus amusante de la saison, chercher à la protéger de tout n’est pas la solution. Je guette néanmoins les expressions de son visage, pour prendre conscience de l’impact de mes mots, pour remarquer si je vais trop loin avec ceux-ci. Mais les hochements de tête se poursuivent, de même que les sourires, ce qui me réconforte sur le fait que mes mots n’ont pas été totalement mal choisis.

Sa remarque m’arrache un léger rictus quand elle reprend la parole. « Pourtant crois-moi, ce n’est pas toujours le cas. » Je n’ai pas toujours ce recul sur la situation, ni cette lucidité. Si elle m’avait connu quelques années auparavant, elle saurait combien j’avais eu du mal à affronter tout cela, et combien, cela pouvait encore être pesant dans mon présent. Mais il était toujours plus simple de conseiller les autres que d’appliquer ses propres conseils dans sa vie. « Mais va pour le mot ami dans ce cas. » Mon sourire n’est pas large, mais sincère. C’était un petit peu gênant dans le dire à haute voix, mais je suppose que c’était ce que l’on devenait, des amis. En tout cas, nos discussions ressemblaient à celles que j’avais avec les miens. Elle avait même le courage de me questionner sur ma propre vie ces derniers mois. Sa question me laisse un instant silencieux, pris au dépourvu avant que j’opine du chef. « Oui, je le suis. » Parce que j'étais entouré de personnes qui savaient comment apaiser mes maux, volontairement ou non, et que pour la première fois depuis longtemps, mon cœur était à nouveau plein d’espoir. Nos verres vides sur la table, j’adresse un nouveau sourire à la jeune femme alors que je me lève doucement. « Je vais devoir te laisser. Mais n’oublie pas ce que je t’ai dit, peut-être importe quand, je suis toujours joignable. » Ma main vient effleurer son épaule lorsque je passe près d’elle, dans un geste amical de soutien. Elle réussirait à surmonter cela, sans le moindre doute.