J'agrippe le bois de la table machinalement, laisse mes empreintes le caresser. Je suis vraiment curieuse de ce que tu vas me dire. Je trouve que la photo est déjà parlante en elle-même, on voit la douceur et la force dont elle était capable Tanwen. Une femme magnifique, des billes claires, une crinière rousse, le genre de visage qui inspire d'emblée confiance. Je me suis parfois dit qu'elle était un ange tombé du ciel et que finalement, le sort l'avait juste rappelé à retourner au monde auquel elle appartient. Elle était trop bonne pour nous. J'acquiesce en silence alors que tu me dis que tu vas essayer. J'essaie de me détendre, de rendre les vibrations plus favorables à sa venue et je peux jurer que je peux sentir quelque chose, une certaine résonnance. « Oui. Elle a un fils. » Dont je suis la marraine, mais je ne veux pas interférer, je veux en dire le moins possible pour que les choses que tu perçois soient claires. « Non c'est elle, je n'ai pas d'enfant. » Je n'ai personne en réalité. Une famille lointaine, et elle était la seule à laquelle je me sois vraiment raccrochée.

Le ventre se serre. Le coeur rapetisse, pompe le sang et le renvoie brutalement vers chaque extrémité de mon corps. Ce n’est pas de la peur, juste un peu d’appréhension. D’habitude, j’exécute de tels désirs sans les prendre au sérieux. Je ne cherche jamais le canal de communication. Celui qui me connectera à la personne demandée. Mais aujourd’hui, je veux essayer, comme je l’ai déjà fait avec mamie. Je puise l’énergie provenant de cette photo et de tes souvenirs accrochés à cette demoiselle partie trop tôt. La concentration est intense. Le silence est assourdissant. Dans le noir, un flash surgit. Un bambin. Du feu. De la colère. De la peine. Je suis traversée par toute sorte d’émotion. Je suis comme vidée de mon énergie vitale. Un puits sans fond. « Elle .. Elle veut le bonheur du père de ce bonhomme, elle voit qu’il se fait du mal et souhaiterait qu’il puisse tourner leur page. Ils se retrouveront le moment venu, mais pour l’instant, elle veut qu’il vive. » Le pouce qui caresse la photographie, je rallume mes yeux pour les lier aux tiens. C’est vrai que je ne ressens qu’une profonde solitude depuis que je t’ai rencontré. Pas d’enfant, pas de moitié, ni de famille. Ton bonheur semble si lointain, j’crois même que tu n’y crois plus. « Êtes-vous amoureuse ou dans une relation malsaine ? » J’ressens des vibrations du coeur. Un palpitant qui souffre. Bordel, pourquoi je t’ai posé une question pareille. Ce ne sont pas mes oignons, même si physiquement, tu m’intéresses énormément. T’es une telle beauté. Un joyau précieux. Ça ne m’étonnerait pas que tu sois convoitée, mais peut-être que tu t’interdis toute union. Tu dois grouiller de blessures. « J’ai l’impression que vous vous interdisez beaucoup de chose à cause de votre profession, je me trompe ? » Certes, c’est un raccourci facile, mais j’sens que ça va plus loin que ça, plus loin qu’une peur de mourir et d’abandonner une famille.

Je saurais pas dire ce que ça me fait de t'entendre parler d'elle, c'est à la fois une joie profonde et une peine immense. Mes sourcils se froncent sous les paroles. Elles sont d'une effroyable justesse. « Il ne me croirait pas, pourtant c'est ce que je m'efforce de lui dire. » Et il finira sans doute par le faire, mais pas avec moi c'est une certitude. « En quelque sorte. » dis-je en relevant mes yeux sur les tiens. Amoureuse oui, mais les choses étaient bien plus complexes que ce que la majorité des gens pouvaient vivre. Je suis étrange, souvent incomprise, mais mes peines de cœur sont bien réelles. Son problème au mien, c'est qu'il est trop vaste, trop capable de se donner à plusieurs personnes et de se fracturer de toutes parts. Libre et refusant une seule attache mais en étant capable de se lier à plusieurs. J'ai tellement le sentiment de ne pas être normale, que j'ai simplement abandonner l'idée de le faire battre pour une âme quelconque. « Ce n'est pas ma profession non. » Je racle ma gorge un peu mal à l'aise. Le raccourci pourrait être évident, ne pas prendre le risque de peiner un partenaire avec les dangers de ma carrière, mais ce n'est pas ça. « C'est ma nature. » Et sans doute que tu ne comprendras pas, mais je me vois pas m'épancher davantage. « Elle n'a pas d'autres messages ? »

Je tâtonne dans l’obscurité, sur une vie qui n’est plus. Un esprit qui a rejoint les cieux, mais que nous avons convoqué pour quelques réponses. En réalité, j’expérimente carrément la chose. Je n’étais jamais parvenue à entrer en contact. Jusqu’à présent, je feignais une communication avec l’au-delà. Aujourd’hui, j’sens sa présence. Sa peine. Cette femme est ici. Elle nous écoute et est torturée par la tristesse qu’éprouvent ceux qu’elle a laissés. Elle s’en veut d’être partie si tôt. Mais moi, c’est pour toi que je me fais du souci. Pour les vivants. Les morts peuvent seulement veiller sur nous. Telle une psy, je joue l’anguille pour obtenir des informations sur la cause de ta solitude et les réponses sont minimes. Tu ne t’étales pas sur toi, pas du genre à te faire plaindre. J’aime cette mentalité, parce que j’ai la même. T’es une battante qui souffre en silence. Sentant ton malaise, je coupe aussitôt pour ne pas récolter une seule ridicule étoile et un commentaire négatif. Ma réputation doit être irréprochable si je veux continuer à nourrir ma gamine. Les doigts se reposant sur la photographie, je clos mes paupières et cherche le canal que j’avais trouvé. Ça vient de l’âme, c’est une sensation .. déroutante. « Si. Elle dit que ce n’est pas de votre faute. Mais je sais pas de quoi elle veut parler .. » Yeux qui se rouvrent sur ton visage harmonieux, je repousse le bout de papier glacé vers toi. « Elle sera toujours avec vous et vous attend. Le plus tard possible sera le mieux … » Ça, je crois que ça vient de moi. J’voudrais surtout pas que tu te foutes en l’air pour aller la rejoindre. « Et vous, avez-vous une question à lui poser ? »

Pour n'importe qui, ça pourrait sembler totalement réaliste d'avoir recours à ce genre de services. Mais voilà, j'avais eu envie de tenter l'expérience, frappée par l'aura singulière que tu dégageais. Et je ne m'étais pas trompée, tu semblais avoir un don véritable, même si la deuxième partie de ta consultation était disons plus commune. « Merci. » dis-je avec un petit sourire. Tanwen aurait été la première à dire que ce n'était pas de ma faute effectivement, mais la culpabilité était tenace, quand bien même je sais que cela n'aurait pas apporté grand chose que je sois à ses côtés dans la maison en flamme plutôt que d'attendre qu'elle parte en éclaireur, j'étais sous son commandement, mais j'aurais inversé nos rôles sans la moindre hésitation. Cela ne ferait pas grande différence, si c'était moi qui n'étais plus là aujourd'hui, alors qu'elle... « Oui... » Je soupire légèrement, fermant les yeux. Cela me paraissait délicat à formuler, mais je pense qu'elle comprendrait. « Est-ce que je dois m'éloigner d'eux ? » Et les laisser vivre leur vie. Pas tenter de prendre une place qui sera jamais la mienne.