Assis au bar du Sidh, je regarde ma bière et me demande bien quand est-ce que je vais prendre le courage d’aller lui parler. Cela fait deux semaines que je suis ici, deux semaines que je viens dans ce bar aussi souvent que possible pour l’observer, pour voir comment elle se comporte mais aussi lui parler. Deux semaines que je quitte le bar sans avoir dit un mot alors que je sais que je dois le faire, que je dois lui dire ce que je sais. Elle n’a pas vraiment l’air de savoir qui je suis, de savoir que je suis là pour la parler. Certains de ces collègues me pensent être un nouvel habitué. C’est un peu le cas mais je sais aussi que lorsque j’aurais tout dit à Joséphine, je ne remettrais plus les pieds ici. Pourquoi ? Cet endroit ne m’inspire rien de bon et même si tout à l’air très propre, je n’aime pas l’ambiance qui y règne. Je me demande si c’est possible de trouver un bar sympa où la musique ne fait pas saigner les tympans dans cette ville. Un bar où il n’y a pas toute la misère du monde qui s’y retrouve. Parce que, vraiment, c’est ce que le Sidh m’inspire. Elle apparaît dans le coin de mon œil. Ma petite sœur. Grande, filiforme, la peau sur les os. Et quand je la vois sortir du bar, je pose un billet sur le bar pour régler ma bière et embarque ma veste, en direction de la sortie. J’essaye de rester subtil, de ne pas me faire remarquer mais une fois que je suis dehors que le froid mordant me fait atrocement mal aux joues, je peste Putain de ville. De merde. À la con. Tout ce que tu veux. À Washington, ce n’était pas comme ça. Ou peut-être que je sortais moins, passant la majeure partie de mon temps chez moi, au chaud. Je tourne le visage vers la droite puis vers la gauche et peste à nouveau Par quel côté aller ? Il y a pas mal de lumières sur la gauche - l’éclairage me permet de voir qu’il n’y a pas de silhouette et d’ombres de ce côté alors je tourne sur la droite. J’espère que je vais la trouver rapidement parce qu’aujourd’hui, à l’opposé de ces dernières soirées, j’ai le courage d’aller la voir et de tout lui avouer. Je ne peux pas garder ça pour moi bien plus longtemps. Il faut qu’elle sache et elle prendra la décision qu’elle a envie de prendre, un point c’est tout.

Si j’ai bougé toute ma vie du Maryland au Massachusetts, c’est pour cette fille. C’est pour cette rousse que je n’arrive pas à aborder. Je ne suis pas douée pour la discussion quand elle n’est pas lancée par l’autre interlocuteur mais là, c’est encore pire. J’hésite. Je ne sais pas pourquoi parce que je sais que je vais le faire. Aujourd’hui, demain, ou la semaine prochaine. J’ai promis à ma mère que je la retrouverai, que je lui dirai ce que je sais et… voilà. Je n’ai rien à faire si ce n’est me présenter, lui donner toutes les cartes et la regarder me les claquer au visage. Parce que je ne vois qu’une issue négative à tout cela. Ma mère m’a bouleversé avec cette information alors je suis sûre que c’est la même chose qui arrivera pour la rousse. Et quand je la vois se rhabiller, je finis ma bière et la suis. Ce n’est pas l’idée la plus intelligente que j’ai pu avoir cette année - je me demande si le changement d’État ne m’a pas fait perdre les neurones dont je suis si fière - mais je ne m’arrête pas en chemin, pestant parce que l’espace que j’ai laissé entre elle et moi va suffir pour que je la perde. Le jour où je décide à lui dire qui je suis et ce qu’elle est pour moi. Ma petite soeur. Le gamin unique qui s’avère être un grand frère. Y a-t-il des choses que j’ai loupé ? Probablement. C’est même sûre. Elle va avoir trente ans et on en vit des choses en trente ans. Je me questionne réellement sur celle qu’elle est depuis des semaines déjà. J’ai essayé de la trouver sur les réseaux sociaux, en vain, alors je ne sais que ce que son dossier médical m’a donné. Et lorsque j’entends sa voix, je me sens aussi rassuré que paniqué. Bonjour. Que je dis rapidement avant de me racler la gorge. Enfin, bonsoir vu l’heure qu’il est. Et puis, la nuit est tombée depuis un paquet d’heure et va rester là pour une grosse poignée d’heure encore. Je m’approche doucement et vois le bout rougi de sa cigarette au bout de ce chemin. Je m’appelle Valentin Anderson-Jenkins et je voulais discuter avec vous. Est-ce que c’est une discussion quand on parle et que l’autre n’a pas trop rien à dire avant qu’on ait fini ? C’est plutôt un monologue ça Valentin. Vous avez… un peu de temps ? Mon ton est bien moins assuré que celui que j’adopte en temps normal. Le sentiment, le familial, c’est un milieu que je ne connais pas et la nouveauté, ça me tente moyen. Pourtant ça y est, je fais un pas vers elle et mon visage est rapidement éclairé par un lampadaire lointain. Elle connaît mon identité complète, sait à quoi je ressemble, ça devrait aider, non ? Et puisque j’ai entendu un bon nombre de personnes victimes d’agression dire que ça démarre souvent dans ce genre de lieu, je lève les mains et dis Je ne vous veux aucun mal. Ce n’est pas tout ce que les psychopathes disent ? Fuck.

Il me faut plus de courage que je n’aurais pensé pour quitter la chaise du bar et me diriger vers la jeune demoiselle. Je vois assez de traumatisme tous les jours au travail - et je me renseigne assez sur la question - pour savoir qu’on n’aborde pas une jeune femme dans une ruelle mal éclairée alors qu’elle est clairement sortie pour se détendre. Enfin, quelle que soit la raison de sa sortie, on ne le fait pas et je le sais. Mais j’ai peur que mon élan de courage s’essouffle aussi vite qu’il est venu. J’ai tout du soufflé dont on a ouvert la porte du four un peu trop vite parce que là, face à elle, je n’ose plus trop bouger, trop parler. J’essaye de bien faire les choses mais je ne sais pas si une telle manière existe dans ce genre de situation. Et je crois que ce qui me déstabilise le plus, c’est bien qu’elle ne bouge pas, que son langage corporel ne montre rien. Elle n’a pas peur ? Elle ne se sent pas en danger ? Qu’est-ce qui est arrivé à ma petite sœur pour qu’elle prenne ma façon de l’aborder comme un truc complètement banal. Même son regard ne laisse rien transparaître. Je ne la quitte pas du regard, mes sens en éveil au cas où elle me dupe depuis tout à l’heure et se mette à me bombarder avec sa bombe au poivre mais… rien. Si ce n’est un refus de sa part. PI. Pas intéressée. Je fronce les sourcils et mets quelques secondes à remettre mes idées en tête. Je crois que ses mots, sa proposition à trouver quelqu’un d’autre est la dose de lucidité dont j’ai besoin. Quoi ? Non. Non, non, non. Non ! Que je dis plus rapide que je ne le pensais, secouant les bras comme un idiot, comme pour lui faire comprendre que je ne suis clairement pas intéressé. Ce serait vraiment dérangeant et très peu moral. Non, vous ne m’intéressez pas Joséphine. Pas du tout. Que je rajoute, ne me rendant pas compte que ces mots pourraient blesser. Mais je m’en fiche, elle peut être blessée que je ne veuille pas d’elle dans mon lit, ça ne me gêne pas. En fait je… Je veux vraiment discuter avec vous, de quelque chose d’important. De déroutant, de déstabilisant, de perturbant. Bordel, à l’aube de ses trente ans, je vais lui annoncer qu’il y a eu quelqu’un avant elle dans l’arbre généalogique de son père. Je ne sais même pas quelle relation ils ont. Ce sera peut-être notre prochain sujet de conversation, qui sait. Vous préférez peut-être que l’on aille se poser quelque part ? Plutôt que là, debout dans la rue. C’est elle qui décide, c’est sa vie qui va être aussi bouleversée que la mienne l’a été il y a un mois - un mois et demi de cela.

Je sais bien que tout ce qui est en train de se passer pourrait sembler louche. Et si un bon saint maritain passe par là et vient s’immiscer dans la conversation, je ne saurais même pas comment me défendre sans tout balancer d’une manière des plus clinique. Sans sentiment, sans compassion, sans rien. Ce n’est pas ce que je veux, je ne veux pas la braquer. Je ne la connais pas du tout et ai peur que quelque chose se passe mal alors il faut que je tempère la chose, que je calme mes mots et tente de montrer ma bienveillance, ma gentillesse, mon calme et mon tempérament de … bon saint maritain. Je risque de me prendre un coup dans le nez par une des personnes qui est comme moi. Le sauveur, celui qui ne peut pas laisser les monstres de cette vie faire leur loi et terroriser les femmes d’une manière ou d’une autre. Je reste à une distance respectable et attends qu’elle m’autorise à ouvrir la bouche. Je m’attendais à un oui ou à un non mais clairement pas à cette négociation. Euh... C’est une bonne question. Je la regarde et déglutis difficilement. Je pense juste que si je ne vous le dis pas, vous allez vous demander ce que cet homme vous voulez et ça pourrait vous perturber ! Que je souffle rapidement, tentant l’humour même si je sais bien que ça ne marchera pas. Elle est trop sûre d’elle, il n’y a rien qui la déstabilise ni l’intrigue. Elle ne réagit pas comme toutes les femmes que j’ai pu rencontrer. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé dans sa vie, à la douce Joséphine, mais sa nonchalance me perturbe presque. C’est déstabilisant, pour sûr. Je n’ai besoin que de quelques minutes. Deux ou trois maximum et après, si vous le souhaitez, je déguerpillerai. Valentin, gentleman à ses heures perdues. Je pourrais juste lui dire la chose, en finir et voilà. Mais non. Je veux qu’elle soit consentante d’entendre ce que j’ai à lui dire. Je veux qu’elle voit mes bonnes intentions et non pas qu’elle me pense comme l’un de ses nombreux clients, un crétin qui n’en fait qu’à sa tête et bafoue ses envies et valeurs. Vous n’avez qu’à me dire de dégager et je jure que je serai parti avant que vous puissiez dire ‘ouf’. Promesse que je tiendrai sans soucis aucun. Je déteste être à un endroit où je ne suis pas censé être et, pire encore, pas voulu. C’est aussi simple que cela.

tw : mention décès, alcool.

J’ai l’impression d’être un gamin devant la fille qui lui plaît, à ne pas savoir aligner trois phrases. Elle me fait perdre tout mon calme et ma consistance et je hais cela. Vraiment. Surtout qu’elle ne m’intéresse pas du tout. Mais j’ai la trouille, peur qu’elle me rejette, qu’elle me repousse et que mon déménagement ici - pour la rencontrer et apprendre à la connaître - soit l’acte le plus égoïste qui soit. Je ne l’ai jamais été, égoïste, et je ne compte pas commencer à trente six ans. Il faut que je trouve, que je me trouve, que je redevienne l’homme que je suis, celui que ma mère a élevé à la perfection et que son père a abandonné avant même la naissance. Le grand gaillard qui n’a jamais réellement pleuré, celui qui a passé sa vie à se forger en voyant ses grands frères partir à la guerre et ne pas toujours en revenir. Ça forge un caractère, une vie, on ne va pas se voiler la face. En tout cas, il faut que je me concentre parce qu’au lieu d’intéresser la rousse, je la fais rire et fuir, ça se voit dans sa gestuelle, dans sa façon de se comporter et ce n’est pas ce que l’on veut, ce que je veux. Il faut que ça sorte et plus vite que cela. Ça me ronge et j’en ai assez. Alors je tente la dernière manière de l’alpaguer, de la faire rester, de la faire m’écouter. Soit. Elle accepte. Je ne m’essouffle pas mais me raidit légèrement, reprenant consistance. Après vous. Que je souffle rapidement, la main tendue pour la laisser prendre le devant, la tête du cortège qui n’est composé que d’elle et moi. Mais c’est aussi une façon de lui montrer qu’elle a le pouvoir, qu’elle peut fuir si elle le veut. J’espère qu’elle ne le veut mais seul le temps me le dira. Sa menace me prend de court et je lève les mains comme pour me défendre. Vous ne pensez pas que si c’est ce que j’avais voulu faire, je l’aurais fait quand nous étions dans cette ruelle peu éclairée ? Parce que là, à part me faire cramer et ratatiner, je ne vais pas y gagner grand chose. Qu’est-ce que vous voulez boire ? Que je demande alors que, d’une galanterie sans égal, j’attends qu’elle entre dans le bar et me passe sa commande. Je reviens rapidement à table et dis Ok. Je ne vais pas passer par quatre chemins. Parce que je l’ai assez fait jusque là. Mon cul sur le banc, je la regarde et cherche ce que nous avons en commun. Pas grand chose, je le sens. Mais ça ne m’arrête pas. Ma mère est décédée il y a quelques semaines et, sur son lit de mort, m’a dit que j’avais une petite soeur du nom de Joséphine Porter, qui habite à Boston. La fille d’un Américain peu présent que je n’ai jamais pu appeler papa. Et je ne sais pas si c’est la même chose de son côté. Ou a-t-elle une relation fusionnel le avec le paternel ? Je suis Valentin Anderson-Jenkins, fils de Miranda Anderson-Jenkins et Patrick Porter. Et s’il y a bien une personne que je crois sans remettre sa parole en doute, c’est ma mère. Pas besoin de test ADN, je le sais et je la crois. Elle ne voulait juste pas que je finisse seul.