J’étais venu voir si d’aventure elle travaillait ce soir, histoire de régler certains détails venus assombrir un tableau déjà bien chargé. D’ordinaire j’aime tout planifier, être celui qui tient les rênes de ma destinée et me retrouver au dépourvu dans un tête à tête avec Jude sans y être préparé, sans avoir été prévenu, m’avait fortement contrarié. Mais après quelques minutes passées dans l’établissement, ma main sur cette bière que je ne laisserais pas s’éventer, il est clair qu'à présent je ne trouverais pas des réponses derrière ce comptoir ce soir.
Il me faudra encore patienter pour m’en assurer auprès d’une barmaid qu’elle a l’habitude de côtoyer. Faut dire qu’ici, les employées ont toutes de longues jambes effilées et sont dotées d’un plongeant décolleté, bar sexiste qui se sert d’un marketing visuel pour vendre et ainsi faire oublier à la clientèle masculine ce qui a pu ronger leur dure journée. Une autre gorgée et il est peut-être temps de dégager mais la fraicheur entre mes doigts me rappelle qu’il serait malheureux de gaspiller alors je reste pour le plaisir d’en terminer.
C'est là qu'il s'assoit à coté, l’énergumène qui vient interrompre mon moment de léthargie en s'extasiant jusqu'à oser faire ce pour quoi bon nombre sont repartis édentés. La main ne s'attarde pas, encore une chance puisque déjà je le dévisage, les doigts fermement enroulés autour de la bouteille évidée. Ça pourrait faire mal mais ce serait inapproprié, surtout au beau milieu d'un lieu bondé comme celui-ci. Mets nous deux whiskys, . Et pendant qu'il paye la commande, une dernière fois la bouteille trouve l'assise de mes lèvres avant de lui glisser: « tu dois te tromper. »
 

Dans d’autres cas, d’autres circonstances et avec quelques années de moins je l’aurais certainement mieux pris, c’est évident. Faire partie intégrante d’un gang me pousse à la méfiance constamment, que ce soit lors de mes rendez-vous d’affaires ou bien lors de sorties sur mon temps libre. Mais on se décontracte le sphincter, ce n’est pas ici qu’il leur viendrait l’idée de me planter parce qu’il serait très difficile de le revendiquer après, une rixe dans un bar n’étant pas la meilleure des solutions pour faire passer une vengeance sans craindre les retombées judiciaires bien ciblées si tant est qu’ils aspirent à gagner en réputation. Bref, pas d’esclandre, c’est un pauvre gars paumé, sans doute plus très étanche, en manque flagrant d’une épaule sur laquelle geindre et pleurer. Un whisky ? Ok, si c’est le prix à payer pour l’écouter, je me ferais volontiers violence en espérant qu’il n’en vienne pas à parler de ses déboires sentimentaux.

La bière à peine terminée que j’enchaine, ma paume se refermant sur le verre qu’il a pour moi commandé. « A la tienne alors…. » machin parce qu’il ne s’est même pas présenté. Faut l’avouer, ce malt se boit comme du petit lait et réchauffe le gosier. L’objet vitrifié retrouve sa place même s’il n’a été qu’à peine touché - modération, modération - pour m’aventurer dans la quête de vérité. « Et pourquoi cet élan de générosité ? Un anniversaire ? »  Et une tournée générale était peut-être un peu trop demander au porte-monnaie.  

 Mh non, pas tellement. Je suis là avec mon frère à la base mais il doit encore être je ne sais où. Et le téléphone… ça existe. Il y a cette fille-là, celle que nos regards croisent inexorablement lorsqu’il s’agit pourtant de faire profils bas, de jouer la discrétion. Pas désagréable à regarder mais d’un genre trop poussé, trop vulgaire et qui ne cache rien de ses envies de lubricité. Trop fardée pour n’être qu’une petite amie jalouse qu’il aurait vexée ou une étudiante qu’il aurait tringlée, venue en redemander. C'est une escorte particulièrement collante. Sans blague. Pourtant celle-là ne fait pas partie du cheptel de Lyra mais une fois relookée, pourquoi pas… Nous l’avons brièvement regardée, constatant avec méfiance de sa détermination à nous fixer. Si tu as envie de t'éclater mon gars, je te file 200$ pour qu'elle me lâche la grappe et qu'elle s'occupe de toi. Proposition que j’aurais peut-être acceptée il y a des mois de çà mais aujourd’hui je suis un homme rangé de ce côté, n’aspire qu’à cette notion d’exclusivité dont elle m’a demandé les droits. « Pourquoi tu ne lui donnes pas ce qu’elle veut ? » Ce serait si compliqué de la baiser et de lui dire adieu ? Tirer un coup et s’en aller, la laisser humiliée, souillée dans sa chair sur le plancher et quitter la chambre sans se retourner. A sa place, entre céder 200 dollars et me faire plaisir, je n’aurais pas longtemps hésité. Il est bien le premier que je vois à se plaindre d'être poursuivi par une créature de la nuit. Il a quoi? La vingtaine passée et à cet âge, généralement, on ne pense qu'à en profiter.

 Le verre trouve acquéreur et moi mon bonheur quand d’une poigne ferme j’en éprouve la fraicheur, visualisant brièvement ce glaçon qui flotte pompeusement à l’intérieur. « Je suis en couple maintenant, c'est plus pour moi tout ça. » Whisky qui me brule dans une première salve le gosier, la chaleur irradiante a avorté ce fou rire que j’ai vu se pointer à l’entendre ainsi parler. Dans un premier temps il y a eu ce billet d’une somme importante et maintenant il me plante qu’il a, malgré son jeune âge, assez profiter de la vie. Si tu crois avoir tout vu… Tu trompes l’ami. Il s’est retourné encore une fois porté par la curiosité et j’en ai eu le sourire narquois parce que je n’ai jamais vu un homme redouter une femme comme çà. « Ignore la »  Il n’y a pas plus appropriée comme façon de procéder afin de se faire oublier. « Et si tu ne sais pas quoi faire de tes 200 billets, moi je sais. »  Même si je suis dans le même cas que toi, maqué et fidèle à ce qu'elle m'a réclamé, approcher celle-là ne me dérangera pas parce que j’ai toujours de la suite dans les idées.