Les jours défilent, se ressemblent, en étant quand même relativement différents. Sans que je m’en rende compte on nous a projeté en automne, je ne faisais pas gaffe en fait, absorbé par mon travail au salon, au Starbucks, et avec ma vie personnelle je ne tenais plus compte de ce qui m’entourait. Derrière mon comptoir, pendant un petit moment de répit, je me laissais transporter et je penais à des dessins que je pourrais faire. C’est vrai, l’automne pour moi c’est le paradis, tant de paysages aux couleurs envoutantes, tant de possibilités à explorer, tant d’idées à mettre sur le papier. Je me dis que j’irais peut-être me cacher dans une forêt pour dessiner, et me poser. Partir loin du monde, de l’agitation, du bruit pour être proche de la nature, des animaux et du calme. Me sortir de mon quotidien et de ma routine sans fin, m’apaiser et m’oublier pendant un instant éternel dans la beauté que la nature nous apporte dans cette période de transition. Cette période si particulière où les arbres abandonnent leurs habits d’été pour revêtir de magnifiques costumes qui laisseront tomber et se retrouver nu et dévoilés pour l’hiver. Moment de préparation pour nous aussi, dire au revoir au soleil, et accueillir les nuits paraissant sans fin qui se couple avec le retour du froid, des vêtements chauds et de tout ce qui pourrait nous faire oublier le froid glacial.

     Me laissant envahir, j’en oublie mon travail, mes responsabilités, je confonds des noms, des personnes mais surtout des commandes (ça fait péter un câble mes supérieurs, faut que je fasse gaffe un jour je me ferai virer sinon). J’y peux rien, j’ai beau voir la réalité en face, l’éviter est bien plus facile et moins douloureux. J’aimerais qu’un jour je ne souffres plus, ni des erreurs, ni de celles des autres, j’aimerais trouver la paix, mais je sais que c’est impossible, l’humanité est voué à souffrir quoi qu’il en coûte. Vivre c’est souffrir, la négativité c’est pas mon truc de base mais je pense que tant qu’on vit en communauté on va à un moment ou à un autre souffrir, que ce soit à cause des autres ou de soi-même. C’est pas pour autant qu’on doit cesser de vivre, on doit faire avec et avancer, quoi qu’il advienne. Bon je sais c’est ni le moment, ni l’endroit de parler de ça, vous avez pas l’habitude que je fasse de la philosophie d’un coup comme ça (en fait si un peu) mais si j’en parle pas ici je peux le faire quand. Malgré ce que vous pouvez penser je parle sans retenue, de ce qui me plait comme ce qui l’est moins quitte à me faire détester mais comme ça je sais à quoi m’en tenir des autres. Et puis si vous voulez pas m’entendre dites le clairement et que ça vous plaise ou non je continuerais, je suis comme ça, enchanté.

     C’est avec ferveur que Mizuki continue son débat dans sa tête et pense à tout ce qu’elle pourrait faire pendant son temps libre. Elle imagine donc, ses balades en forêt, ses futurs dessins des paysages d'automne, des idées de tatouages. Comme elle l‘a déjà dit, elle en oublie un peu son travail au risque de se faire éjecter. Heureusement qu’il n’y a personne pour l’instant. Rectification, je vois au loin un jeune homme qui s’approche dangereusement de notre Mizuki qui a encore l’esprit ailleurs, je dirais même qu’elle est dans une autre dimension. Oui j’exagère un peu mais j’aime bien la taquiner sur ça, ça marche à chaque fois. Au fond, je sais qu’elle a remarqué qu’il était là mais elle est tellement loin que le temps qu’elle revienne il se sera passé dix siècles sur terre et ce pauvre petit attendra toujours sa commande. Sur ce, je lui rends la place.

     Me revoilà donc, pas aussi perdue qu’il le dit (la prochaine fois je lui en colle une), je m’apprête donc à retrouver mon boulot de serveuse après avoir traversé milles époques et plusieurs continents. J’utilise donc les formules de politesses classiques pour l’accueillir et lui demander ce qu’il souhaite. D’une voix hésitante, il me répond qu’il veut un spicy latte pumpkin. En retour je lui demande donc son prénom et une nouvelle fois, d’une voix toujours plus incertaine il me répond qu’il s’appelle Woobin (j’avoue que j’ai eu peur de me tromper car j’ai mal compris mais je suis un peu sourde c’est pas sa faute). Je le remercie, termine les formalités de paiement et lui souris pour tenter de le rassurer car je vois bien qu’il est stressé ou dérangé par quelque chose. J’espère que je n’ai fait de bizarre, mais je ne pense pas, il doit peut-être seulement être timide. Je le comprends totalement, j'étais comme ça avant, j’avais peur de tout, peur de parler, peur de me dévoiler aux autres. Je pouvais à peine téléphoner pour prendre des rendez-vous et même parfois pour parler à ma famille. Toute interaction avec le reste du monde me terrifiait, je préférais largement la solitude, un bon livre ou du papier et un crayon. Le voulant ou non j’ai été amenée à rencontrer du monde et à laisser cette peur derrière moi mais c’est surtout en venant à Boston que j’ai réellement changé et que je me suis ouverte. Je pense aussi qu’au Japon on laisse peu de place pour soi, on doit toujours être parfait au yeux des autres, et s’incliner toutes les cinqs secondes. Boston a vraiment bouleversé quelque chose en moi, cette ville, ce pays me permet de m’épanouir, d’explorer pleins de choses qu’il m’était impossible de faire auparavant. Partir du Japon m’a ouvert tant de possibilités, je vois les choses autrement.

     Une fois sa boisson préparée je lui tends pour qu’il puisse aller s'asseoir, j’espère qu’il ira mieux comme la conversation est terminée et qu’il va se détendre et penser à autre chose. Je t’envoie du courage par les pensées Woobin. Je retourne donc à mes occupations, et j’amène une boisson à une table qui l’avait oubliée. à ce moment-là je remarque quelque chose, ou plutôt quelqu’un. En effet, le jeune homme de tout à l’heure, ne cesse de me fixer avec une certaine intensité. J’ai quelque chose sur mon uniforme? Une tâche? Je t’ai offusqué? Ou tu veux juste venir me demander quelque chose? Je m’interroge et je décide finalement d’aller vers lui et de lui poser directement la question, gentiment bien-sûr. Je suis directe et sans retenue, j’y peux rien et au pire ce sera une personne de plus dans la liste des gens qui n’aime pas ma franchise. Au mieux c’est juste un client qui a oublié de commander un truc et qui stresse de venir me parler et j’aurais cogité pour rien. Quelle que soit l'hypothèse, je compte bien le savoir et je m’approche donc de sa table.

     “Re bonjour monsieur. Veuillez m’excuser mais j’ai remarqué votre regard insistant, voulez-vous commander autre chose ? Y a t-il un problème avec votre boisson ?”

@Woobin Chae