C'est étrange de se dire qu'on est pas comme les autres. À cause des autres justement. J'ai jamais réellement cru que ma vie serait parfaite. Ni imparfaite. Je me contentais de vivre pleinement comme les autres. D'admirer chaque jour comme s'il était le plus beau. Je suis née à Rio de Janeiro au Brésil, dans une des nombreuses favelas qui composent la ville, d'une mère prostituée et d'un père inconnu. Je sais qu'il s'agit d'un client. Je sais qu'elle n'avait pas fait attention à elle ce jour là. Si elle m'a gardé c'est uniquement parce qu'à l'époque, dans notre quartier pauvre, les femmes ne pouvaient pas avorter. Elle m'a porté, elle m'a aimé. Je le sais qu'elle m'a aimé. Mais ma maman aimait bien plus la drogue que moi. Ça aussi je le sais. J'ai souvent des flash de mon enfance, des brides de souvenirs qui s'effacent peu à peu de ma mémoire. Je m'y accroche toujours énormément comme s'ils étaient importants. Mais c'est ce qui me fait le plus souffrir. Quand j'étais petite, j'adorais jouer dans les rues poussiéreuses de mon quartier. On vivait dans un immeuble qui n'avait pas de porte d'entrée. Il y avait toujours un groupe de vieux messieurs qui restaient assis sur ses tabourets en bois à parler et fumer la pipe. Ils étaient gentils mais ce n'était pas eux que je préférais. Dans mon quartier, il y avait toujours un groupe d'hommes d'une vingtaine d'années qui venaient régulièrement. Je ne sais pas ce qu'ils y faisaient mais je sais qu'ils n'habitaient pas ici. L'un d'eux avait toujours un mot gentil pour moi, des bonbons. Il sentait fort la cigarette et le savon, parfois la sueur les jours de chaleur. Ça ne m'a jamais dérangé. Il me disait toujours que j'avais des yeux magnifiques et qu'un jour, quand je serais plus grande, il était certain qu'un homme prendrait soin de moi. Oui, il me plongeait dans des rêves idylliques. Des rêves qui allaient virer au cauchemars. À l'aube de mes sept ans, ma mère fut exécutée sous mes yeux, en plein milieu de la rue où nous vivions. Je n'ai jamais compris la vraie raison mais ils avaient fouillé notre appartement de fond en comble. Sûrement qu'ils cherchaient de l'argent. J'ai été abandonnée à mon triste sort, privée de ma mère, de mon foyer, de mes amis. J'ai atterri dans un orphelinat sans comprendre ce que je faisais là. Je n'avais aucune famille, nulle part. J'ai été envoyée dans un orphelinat terrible. Je pense que même la prison n'aurait pas été pire que ça. Il y a des nuits, encore, je me réveille en sueur, en larmes, sortant de mes transes cauchemardesques. J'étais dans une chambre minuscule avec huit autres enfants de tout âge. Je devais dormir avec deux autres filles qui n'ont fait que me pousser du matelas durant la première semaine. J'avais jamais été un esprit fort avant. J'ai du apprendre à me battre pour gagner ma croûte. Ça faisait déjà trois mois que j'étais à l'orphelinat. J'ai rapidement compris que ma vie ne serait désormais plus la même. Une nuit, trois garçons plus âgés que moi m'ont tiré hors de ma chambre, de force. L'un d'eux avait plaqué sa main contre ma bouche pour que je ne crie pas. Cette nuit fut sûrement la plus longue, la plus douloureuse et la plus terrible de toute ma vie. Aujourd'hui encore, il y a des choses qui me la rappellent. Je suis restée un an dans cet enfer. J'ai détesté cet endroit.

Le jour les Al Zahid m'ont adopté a été un jour très particulier. Ce jour là, une femme m'a amené en voiture dans une grande et belle maison. On m'a lavé et habillé avec des vêtements tout propre. Puis, j'ai été présentée à mes nouveaux parents. J'ai tout de suite su que je serais bien avec eux. J'ai quitté le Brésil en avion pour la première fois. J'ai découvert New York avec mes yeux d'enfants. Ma vie allait de nouveau changer, encore. J'ai poussé un lourd soupir en découvrant ma nouvelle chambre, si immense. Au fond, j'ai cru que c'était temporaire. J'ai du apprendre leur langue. À l'école, ça a été très compliqué pour moi au début. J'ai eu du mal à m'intégrer, à me fondre dans la masse. Les autres enfants me posaient beaucoup de questions. Trop à mon sens. Je ne parlais pas bien et j'avais du mal à répondre. Je ne voulais pas répondre. Finalement, au bout d'un an, j'étais persuadée de rester toute ma vie aux États-Unis. Mes parents m'ont laissé parler portugais, que je ne perde pas ma langue maternelle. J'ai fréquenté les meilleures écoles, les plus beaux endroits. J'ai appris beaucoup de choses, sur moi, sur ma vie. Je sais que j'ai toujours été à part, différente. Depuis la mort de ma mère. Peut être que j'étais trop petite pour m'en rendre compte. Il y a une part de moi que je ne comprends pas, que j'ai du mal à saisir. En grandissant, j'ai essayé de devenir une bonne personne. Je me suis prise de passion pour la mode et le maquillage. J'essaie de ne plus penser à ce qu'il m'est arrivé mais on ne peut pas dire que ce soit une réussite. Je suis sous suivi psychiatrique pour divers problèmes, j'ai un traitement à prendre à vie pour m'empêcher de virer folle. J'ai de la chance d'avoir une famille qui m'aide à garder la tête hors de l'eau.