Quelques jours plus tôt…

En vidant mon sac suite à l’agression, je me rends compte que j’ai deux téléphones. Je suis surprise mais quand je me remémore l’incident, je me souviens qu’Adrian est arrivé d’un coup… Serait-il possible que ? Quand je vois le fond d’écran de verrouillage, je le vois une dame avec un petit garçon. Et je le reconnais que trop bien. Je fais une petite moue satisfaite : Je sens qu’Adrian va devoir revenir vers moi… et je compte bien en profiter. Mais d’ici là, je préfère mettre le téléphone en sureté et le range dans le petit coffre-fort de ma chambre.


Aujourd’hui…

Avec un groupe d’étudiants, nous travaillons ensemble au développement des comptes d’une entreprise fictive. On doit analyser la vie financière de celle-ci dans le cadre de notre exercice. J’essaie de me concentrer mais au bout de trois heures, je commence à avoir envie de m’évader et surtout des envies de meurtres. Heureusement, on parvient à finir à temps et je m’échappe aussitôt à l’extérieur des bâtiments.

Je profite des douceurs printanières en inspirant, appréciant la chaleur du soleil qui caresse ma peau. Sauf qu’en ouvrant les yeux pour prendre le chemin jusqu’à ma voiture, je me rends compte qu’au bout de l’allée se trouve une personne que je connais très bien… Adrian Dastanov… Lorsque nos regards se rencontrent, j’adopte une attitude « mignonne » et lui fait un geste de la main en mode « salut ».

Purement hypocrite.

Puis je repars en arrière en sentant bien qu’il va clairement faire en sorte que je lui rende son bien le plus précieux. Je dois avouer que j’avais baissé ma garde et je le regrette alors que je cherche un moyen de lui échapper. C’est alors que je tombe sur les sanitaires… j’entre dans les sanitaires pour femme et me cache dans la première cabine.

En espérant que ça passe vite…
Peut-être qu'il est reparti ?

Non, il n'aurait pas autant essayé de l'avoir aux vues des appels sur son téléphone !

Les rumeurs circulaient. Les élèves parlaient. Les drames étaient le premier sujet des messes basses et les secrets ne le restaient jamais longtemps. Pas quand la personne n'est plus là pour se défendre ou démentir les rumeurs ; elle n'est plus là. Adrian savait qu'Aria avait récupéré son téléphone et il savait qu'elle ne pourrait pas le débloquer, mais cela l'emmerdait. Il l'avait cherchée pendant plusieurs jours mais elle s'était visiblement bien cachée, ou bien son travail à chaque fois l'empêchait de pouvoir se rendre sur place.

Mais maintenant qu'il savait, maintenant qu'il avait entendu la rumeur, il voulait récupérer son téléphone quitte à faire sauter une journée de travail. Il attendit une partie de la journée, guettant l'apparition de la jeune femme et finit par l'apercevoir ; elle le vit également mais s'esquiva, rebroussant chemin pour éviter un affrontement. Chose qu'Adrian n'allait pas laisser se produire alors qu'il s'élançait en trottinant pour la rattraper. Il la vit s'éclipser dans les sanitaires et Adrian, ne voulant pas entrer dedans, s'adossa juste à l'extérieur. Il attendit, encore, autant que nécessaire. Il était sur le côté, plus calme qu'on aurait pu l'imaginer. Il fixait le sol, les mains dans les poches, très silencieux, parce qu'il réfléchissait beaucoup ─trop en ce moment. Il avait été odieux envers elle, agressif, avait nié ses problèmes, ne l'avait pas écoutée alors qu'elle avait tendu la main vers lui ; maintenant qu'elle était partie, le regret et la déception l'envahissaient. Il n'explosait pas, ne rageait pas ; cette rare fois, il souffrait en silence. Parce qu'il n'était pas certain de comment gérer la nouvelle.

Il finit par lever la tête, regarder le ciel et soupirer, ses épaules s'affaissant. Récupérer son téléphone puis partir, c'était juste ce qu'il voulait. Alors autant que nécessaire, il patienterait devant les sanitaires, guetterait la sortie d'Aria, la suivrait, la forcerait à lui rendre. Il n'avait pas envie d'en venir aux menaces mais si c'était la seule chose qui pouvait la convaincre, alors il le faisait ; et sans qu'il n'y fasse vraiment attention, ses sourcils se froncèrent et ses poings se serrèrent légèrement. Move on.

Comment ça va se finir ? Après tout, Adrian n’est jamais bien gentil avec moi à chaque fois que je le croise. Une part de moi doit admettre que je mérite sa colère. J’ai été horrible avec lui. Mais d’une autre part, est-ce que ça justifie la violence qu’il a eue envers moi ? Non, certainement pas.

C’est d’ailleurs à ce que je m’attends de sa part présentement, cachée dans les toilettes. Je me prépare mentalement à l’entendre ouvrir la porte des toilettes avec fracas en me traitant de tous les noms d’oiseaux. C’est quand un groupe de filles sortent que je me rends compte qu’il n’est toujours pas entré…

Pourtant, il m’a suivi non ?
Ou alors, aurait-il perdu de vue où je suis allée ?

Je décide de sortir des cabinets et me dirige vers la porte. Discrètement, j’entrouvre la porte et je tombe nez à nez avec Adrian. Mes yeux forment des soucoupes, mon regard rencontre le sien. Je ne m’attendais pas à ce qu’il soit là… à m’attendre… patiemment ?

Lui, patient ?
Dans notre relation depuis notre « séparation », si on peut appeler ça comme ça, je n’ai jamais vu Adrian ainsi…

Mon visage reprend une expression neutre, plutôt rassurée par son attitude. J’ai du mal à y croire mais plus mon cerveau travaille, plus je me rends compte que ce n’est pas normal.

C’est différent…

« Tu es différent… » dis-je, me tenant dans l’embrasure de la porte.

Pourquoi tu ne viens pas m’insulter ?
Pourquoi tu ne te montres pas violent ?

Une partie de moi est heureuse de cette idée mais j’ai encore peur… Peur d’être naïve quant à la suite des choses. Alors je reste sur mes gardes.

« Pourquoi ? » je demande, un peu perturbée…

La porte s'ouvrait sur le visage surpris d'Aria alors qu'Adrian, lui, la regardait avec une certaine indifférence. Il n'était pas amusé ni surprise qu'elle soit déconcertée et c'était même normal qu'elle le soit, car c'était probablement la réaction la plus calme qu'il avait eue la concernant depuis des mois. La méfiance qu'elle affichait donc était légitime, cohérente et Adrian ne lui en tint pas rigueur. Il se contenta de soupirer et regarder ailleurs, à moitié distrait. Lui dire qu'il avait une morte sur la conscience ? Non, certainement pas. Ca ne la regardait pas de toute manière, c'étaient pas ses affaires et elles ne se connaissaient pas non plus.

Adrian finit par reposer les yeux sur elle et se décolla du mure pour lui faire face et sortir une main de sa poche, la tendant vers elle.

─ Je veux juste mon téléphone. Je suis pas d'humeur à autre chose aujourd'hui.

Il n'était jamais d'humeur avec elle de toute manière, mais qu'il ne soit pas d'humeur à être comme il l'était toujours avec elle était certainement étrange. Adrian déglutit, n'attendant rien de plus que le petit appareil posé dans sa main. Espérant qu'elle l'avait sur elle, bien évidemment. Et qu'il était en sécurité quelque part. Car clairement si l'engin manquait, il ne répondait plus de rien, il le savait.

Toute son attitude transpirait le problème mais pas un problème de colère. Autre chose. Il n'avait pas le regard vif, pas de sourire moqueur, pas d'agressivité dans sa gestuelle. Il semblait fatigué et usé plus qu'autre chose en vrai et c'était en cela que l'on pouvait voir qu'aujourd'hui, à priori, il n'était pas dangereux. Restait à savoir si Aria allait réussir à le faire sortir de sa léthargie pour le rendre à nouveau agressif ou si elle coopérerait et que, peut-être, un semblant de discussion s'installerait.

Je suis incapable de comprendre… Est-ce Adrian ? Son regard n’est pas celui de l’homme en colère mais clairement, une autre personne. Plus sombre. Plus triste. Je parviens malgré tout à cacher à quel point je me sens vacillée face à l’homme auquel je fais face.

Que s’est-il passé ?
Pourquoi est-il ainsi ?

Une seule chose possible : un événement grave dans sa vie.
Encore un.
Mais quoi ?

Malheureusement, je me sais détester par Adrian et de ce fait, peu légitime à recueillir ces confidences. Pourtant, je veux savoir… et l’idée qu’il soit différent me tourmente.

L’inquiétude…
L’attachement ?

L’orgueil s’y refuse. Cependant, je ne fais pas l’idiote. Ce n’est pas le moment de le provoquer, de le rendre fou. J’oublie clairement les sombres desseins que j’avais avant de le revoir. Je regarde sa main, un peu gênée par sa demande…

« Je ne l’ai pas ici… Il est chez moi… dans un coffre… » dis-je calmement.

Je me décide à sortir un peu plus des sanitaires, laissant une meilleure place aux filles qui se succèdent. Je me rapproche d’Adrian et je ne sais pour quelle raison, je tends mes mains vers la sienne dans l’espoir d’y recueillir la chaleur.

Interdit.
Je n’y ai pas le droit.

Je plaque mes avant-bras contre moi, posant mon regard évasif sur le couloir.

« Tu m’emmènes ? » Chez moi. Pour te le rendre.

Honnêtement, j’ai envie de lui parler. J’ai envie de savoir. Cette partie de moi encore attachée à cet « idiot » aimerait pouvoir prendre sa main, le serrer contre elle et lui dire qu’il faut être fort. Tout cela dans l’unique but de rendre cet homme triste un peu plus « heureux ».

Comme avant.

Justement, c’était avant.
Je n’ai plus le droit.

Je pose mon regard sur Adrian, prête à le suivre. Du moins, s’il est disposé à y aller. Je peux pas faire mieux pour lui rendre son téléphone.

Il y avait de la culpabilité en lui dont il ne parvenait pas à se débarrasser. Il voyait Aria et malgré lui songeait à tout ce qu'il pourrait regretter si elle venait à disparaitre du jour au lendemain sans qu'ils ne puissent jamais réparer leurs erreurs mutuelles et se donner une chance de reparler normalement. En la voyant si calme et ne pas le provoquer, il se rappelait qu'à une époque, ils arrivaient aussi à rire ensemble.
Bien évidemment, Aria n'avait pas le téléphone avec elle. Cela n'avait rien de surprenant. Adrian retira sa main en soupirant légèrement, le regard s'en allant ailleurs une nouvelle fois encore. Il n'était pas énervé bi en colère qu'elle n'ait pas son téléphone. Pas déçu non plus. Juste embêté, un peu, parce qu'il ne pouvait pas régler son problème rapidement. Néanmoins, calmement, la voix calme, il lui répondit.
- Ok. Maintenant.
Parce qu'il ne voulait pas attendre, parce qu'il se foutait qu'elle ait un emploi du temps. Adrian tourna les talons en lui faisant signe de le suivre, mais à peine tournait il le dos que déjà ses pensées partaient dans tous les sens. Est-ce qu'elle avait été seule ? Est-ce qu'elle avait pleuré ? Est-ce qu'elle s'était sentie aimée ? Est-ce qu'elle s'était dit que c'était mieux pour tout le monde ainsi ? Ces pensées lui serrèrent le coeur alors qu'il regardait devant lui, ignorant les éléments autour de lui. Si Aria oui avait parlé, il n'avait rien entendu.
Arrivant sur le parking, il sortit ses clefs de sa poche et les phares s'allumèrent pour signaler l'ouverture des portières du pickup. Adrian se glissa à l'intérieur, refermant la porte et attachant sa ceinture, attendant qu'Aria fasse de même avant de démarrer le moteur. Le vrombissement du véhicule se fit entendre et, tranquillement, sans précipitation aucune, Adrian quittait la place de parking. Quelques secondes après, la voiture s'engageait sur la route.
S'il n'était pas souvent venu chez elle, il savait en revanche où elle habitait pour être venu quelques fois la récupérer ou la déposer. Alors il connaissait le chemin, silencieux et calme. Trop calme. Il savait que son comportement anormal hurlait les problèmes et qu'un événement était survenu mais il ne voulait pas en parler. Absolument pas. Peu importe qui lui demandait. Cela n'avait juste rien à voir avec les autres. C'était lui, le problème.

Depuis le temps… ça n’a jamais été aussi calme entre nous. A vrai dire, j’ai bien compris que ça n’allait pas. J’aimerais bien lui demander ce qui ne va pas mais je ne peux pas. Alors je me contente de rester silencieuse et de parler seulement quand c’est nécessaire.

Je me sens meurtrie par la situation.

Je ne sais pas ce qu’il se passe.
Adrian est malheureux… à nouveau, je suis inutile.

Le chemin jusqu’à la maison se passe dans un calme olympien. Ça n’a jamais été le cas entre nous, pas même quand « on s’entendait bien ». Et lorsque nous arrivons enfin, c’est presque un soulagement de poser les pieds sur terre.

Je me tourne vers Adrian.

« Tu peux entrer, il n’y a personne… » Comme toujours.

J’entre dans la maison, dépose mon sac à main sur la console de l’entrée et me dirige directement vers l’escalier. Direction : la chambre.

Je laisse Adrian me suivre s’il en a envie.

Pour ma part, je me dirige vers mes placards et m’accroupie devant un petit coffre noir fixé au sol et au mur. Je compose le code et parmi les quelques bijoux, liasses et papiers importants, il a le téléphone d’Adrian. Je le prends et referme le coffre.

Une fois le téléphone en ma possession, je me dirige vers Adrian et lui tend, le regard évasif.

« Je ne cherchais pas à te le voler, désolé… »

Puis mon regard se pose à nouveau sur lui, me demandant si c’était ça… la fin ? Je suis tellement frustrée en lui rendant ce téléphone. Il avait été ma seule possibilité… Je me rends compte qu’une partie de moi était contente de le revoir… et la « méchante Aria » était étouffée par cette triste ambiance.

Tout autant, je suis aussi frustrée d’être inutile. A vrai dire, je regrette bien des choses à cet instant précis. Car aujourd’hui, je ne peux même pas être là pour lui.

L’ai-je été réellement pour quelqu’un ?
…

Je l’observe, inquiète.

« Tu peux le recharger chez moi, si tu veux…   »

Pourquoi il le ferait, hein ? Il me déteste. Non ?

Tout était fade, inintéressant, rien n'en valait le coup ni le coût. Pour Adrian, dans l'immédiat, un seul prénom résonnait dans son esprit et toutes les choses qu'il n'avait pas pu dire. Tous ces mots effrayants qui l'avaient retenus de trop s'approcher alors qu'il en avait eu envie. Ces cents pas en bas de chez elle et tout nier en bloc par pure lâcheté. Ses multiples traumatismes liés à l'abandon et la trahison. Ses problèmes de confiance, sa peur maladive des marques d'affection. Adrian attendait en bas de l'escalier, ne souhaitant pas monter ─ ce n'était pas chez lui et il ne voulait de toute façon pas s'inviter trop chez elle, peu désireux de voir des choses qui pourraient potentiellement le blesser davantage. Des choses simples comme des photos de famille, des voyages, des amis, de la présence qu'il avait désespérément voulu avoir étant ado et qu'on lui avait sauvagement refusé. Une confrontation nouvelle à la réalité qu'il s'évitait.

Aria revenait avec le téléphone et Adrian leva les yeux pour la voir, reprenant le petit appareil en silence. Vidé de batterie bien évidemment. Il écouta son offre, l'observa un instant, puis regarda à nouveau son téléphone. Il eut une légère hésitation sur la réponse à offrir mais finit par, sans surprise, hocher la tête. Parler n'était pas une option, rester avec elle non plus. Il aurait de quoi charger tout ça ailleurs. Le dos du téléphone claqua très légèrement sur le plat de sa main alors qu'il relevait les yeux vers la jeune femme.

─ Ca ira. Merci de ne pas l'avoir jeté.

Car elle aurait pu faire ça, pour se venger. Elle aurait pu le jeter, le briser, le revendre, le hacker ou autre ; mais elle semblait s'être contentée de le garder en silence et le laisser se vider de sa batterie. Adrian tourna lentement les talons pour s'éloigner à nouveau vers l'entrée. Il posa sa main sur le bord de la porte, s'engageant à moitié vers l'extérieur lorsqu'il s'arrêta pour tourner la tête vers elle.

─ Reste en dehors de tout ça. Je paierai pour ta voiture, mais je veux que tu restes en dehors.

En dehors de quoi exactement ? Sa vie ? Ses problèmes ? Des questions ? D'aujourd'hui ? C'était vague, c'était flou. C'était un nouvel acte d'isolement lorsqu'il referma la porte pour s'éloigner vers son pick-up dans lequel il grimpa sans attendre, ne s'accordant pas un seul moment de réflexion sur sa présence ici. Le moteur démarrait et il s'enfuyait, une énième fois, s'enfermer dans ses problèmes.

Aucune guerre, aucun conflit, aucun mot de trop. Cette tension empêche tout conflit entre nous, parce que j’ai beau lui en vouloir comme il m’en veut, il y a un sujet qui brule dans l’âme d’Adrian. Un sujet qui lui fait du mal et dont je ne mérite pas la moindre information pour l’aider. Un pincement au cœur me vient à l’idée que dans ma tête, j’ai voulu l’aider.

Pourquoi l’aider ?
Pourquoi être gentille ?

C’est lui qui m’a blessée.
C’est lui qui m’a insultée.
Volontairement.

Il n’en est rien. Je secoue la tête pour répondre à son remerciement, un peu trop perturbée pour en dire davantage. Il s’en va, à nouveau. Pour la première fois depuis longtemps, cela se fait dans un calme plus que choquant. Je devrais savourer si ce n’était pas comme si j’avais l’impression que le malheur frappait chez lui en ce moment même.

Puis il m’assène une phrase, je me sens vaciller en mon fort intérieur. Adrian s’éloigne mais là, c’est le cœur qui crie : « Arrêtes de te battre tout seul, espèce d’idiot ! ». Je pose ma main sur mon front, m’assoit sur mon lit alors qu’un nouveau de bruit de moteur s’ajoute dans la rue. Il est parti…

Je respire de nouveau, mais ce n’est pas aussi agréable que ça devrait l’être…