Enfance dans la banlieue de Madison, Wisconsin, un vieux pâté de maisons à côté du quartier black dans lequel les parents disent de pas traîner. Le papa est dans la production laitière, maman coiffeuse, la vache est l'emblème de la région ; enfant de la toute petite middle class des USA loin de l'opulence, de la culture, des autres. L'école lui réussit pas vraiment, le sport non plus, Marlon grandit sans passion, sans moteur ; en grandissant il s'amuse comme il peut dans ce trou paumé : boire des bières dans la nuit, sur les trottoirs avec quelques gars, coucher avec des filles sur la banquette arrière, tourner en rond.

Dix-huit ans, il finit le lycée et la famille prend un prêt, il ira à la fac. Les parents y tiennent, apparemment "la vache c'est pas l'avenir, putain de chinois et les mexicos qui nous volent notre gagne-pain", on veut le meilleur pour lui : dans un bureau avec une cravate et se dire qu'il aura réussi sa vie, faire des photocopies et lécher son patron. Filière management.

Deux années à suivre de loin des études peu intéressantes, toujours chez les darons, toujours Madison, ce bon vieux Wisconsin, il étouffe. Et c'est l'envol. Un pote a un plan sur Boston, quel plan, quoi ? On sait pas. Un plan très loin, du vieux trou et du canapé des parents. La ville, une grande ville. C'est d'accord. Marlon atterrit chez un gars, le pote d'un pote du pote. Pom'pote. L'appart est tout petit mais affreusement cher, on se marche dessus. Marlon dort dans ce qui devait être le placard à balais, pas de fenêtre, pas d'aération : il s'éclaire au néon et les lattes du parquet dégagent une vieille odeur de beuh. C'est le plongeon dans la vie active, dans la vie d'homme, ses parents avaient pas signé pour ça, ils cracheront plus un centime : Marlon trouve un job comme serveur, des horaires de merde. Mais chaque soir où il rentre crevé à la fin de son service, il s'écrase de tout son long sur le matelas au sol et contemple, les yeux écarquillés, les petites étoiles phosphorescentes qu'il a collées au plafond. La vie commence, le rêve est à ses pieds.

Le rêve, quel rêve ? Marlon enchaîne les petits boulots, galère avant de se trouver un appartement à lui, où a à peine la place de respirer, mais c'est déjà mieux pour ramener des filles, pour se toucher discrétos, pour traîner en calbut dans la cuisine, autant d'arguments solides en faveur de l'indépendance. Dix ans à Boston déjà. Qu'est-ce qu'il s'est passé en dix ans ? Il a pris des rides, à 28 ans elles creusent déjà son visage, un mal à imputer au tabac plutôt qu'au soleil. Il a été coach sportif aussi, pendant deux années, une grosse blague. Il a l'air solidement charpenté, les quelques muscles c'est rien que de la génétique, les hommes du Midwest sont bien bâtis mais à quarante ans finissent avec le bide qui touche le sol. Enfin, les aléas de la vie, il a bien fini par se faire jeter quand on s'est aperçu de la supercherie. Aujourd'hui hissé tout en haut de la hiérarchie il est gérant de magasin, une boutique de cafetières, Nespresso quoi. Des engins qui coûtent cher, la journée en cravate, il poursuit presque les vieux rêves de ses parents finalement.


Jusqu'au méga boom. L'amour qui donne un sens à tout. Cette fille, qui l'a eu, ému, passionné comme aucune n'a jamais pu le faire. Une fille d'Harvard, déjà c'est pas commun. Les gens d'Harvad on les croise rarement, ils débarquent en meute en boîte, le regarde haut comme si le monde leur appartenait. Et on se sent petit à côté. Imprévue, donc la fille. Une folle dingue, pourtant brillante, une grosse étoile, y avait rien qu'à voir ses yeux. Qu'est-ce qu'elle a pu lui trouver à lui ? Personne saura jamais. Qu'est-ce qu'il pouvait bien lui apporter à cette fille qui était née pour mener des guerres et faire des grands discours alors que lui passait dans la vie comme dans un ascenseur ? Mystère. Deux ans d'amour, pas les grandes aventures qu'on s'imagine, en fait c'est assez calme et l'ivresse et les coups durs ne sont en fait que des petites vagues ressenties à l'intérieur comme des torrents. C'est juste chaud, et doux, ça prend toute la tête et tout le corps, il y a beaucoup de caresses et de baisers et de mots cons murmurés près de l'oreille. C'est être toujours nu pour l'autre. Et la rupture. Un non-dit, on s'emporte, on veut pas parler parce qu'une fois le coup porté, on retrouve sa pudeur, on veut plus se dévêtir de son orgueil et de son entêtement. Quelques mois que la relation s'est terminée, mais que l'amour s'étouffe, c'est autre chose.

Mais depuis il a rejoint les rangs secrets de l'élite de cette nation. Il a désormais le passe-droit pour les soirées des enfants d'Harvard, même s'ils ont parfois dix ans de moins, on l'a adopté le Marlon. Il incarne un peu "les vrais gens", ces curiosités qu'on regarde depuis les petites fenêtres, à se demander ce qui peut bien les animer dans la vie si ce n'est un doctorat dans une école de l'Ivy League. Ouais, ils se sont pris d'une forme d'attachement pour ce gars. On lui file même des filons parfois. On voudrait le faire passer en taupe, dans ce monde dans lequel il n'a rien à faire. Qu'est-ce que ça serait drôle de l'incruster aux tables des plus grands. L'amour fût le grand boom, le nouveau réseau pourrait être le virage. L'avènement du rêve américain, enfin ?