C'est difficile de se dire que nous avons passé autant de temps sans se parler. Je faisais tout pour ne pas le croiser, que ce soit en ville ou dans les couloirs d'Harvard. Ne pas revoir ses yeux bleus se poser sur moi, avec cet air inquisiteur, un peu colérique peut-être. J'en avais peur. Pas vraiment dans le sens premier. J'avais surtout peur de ce que je pouvais faire, de la façon dont j'allais réagir en voyant ton expression. J'aurais été déçue si je n'y avais rien vu. J'aurais craqué si j'y avais senti une excuse. Je t'en aurais voulu de continuer dans ta lancée. En fait, rien ne m'aurait pleinement satisfaite. Alors, dans ma bêtise, j'ai préféré fuir. C'était puéril et beaucoup trop facile de ne pas t'affronter... mais ce fut mon choix du moment. Et pendant longtemps. Je lève les yeux sur ta silhouette se déploie avant de laver les tasses. Tu avoues. Tu ne me laisses pas tout les tords. J'apprécie oui, intérieurement. Et je crois que j'ai laissé apparaître un léger sourire, très fin, en guise d'une certaine victoire. Mais tu as raison, le plus important, c'est que nous ayons réussi à briser la glace. Je m'enroule dans ce pull qui ne m'appartient pas et le suis du regard discrètement. Encore un peu sur la défensive lorsqu'il s'approche de moi, je sens les muscles de mes épaules se contracter malgré moi lorsqu'il pose sa main au creux de ma nuque. Le regard fuyant, le teint blême ne change pas de couleur quand il pose ses lèvres sur ma joue. Il aurait pu, encore plus à ses paroles, mais ce n'est pas le genre de mon corps de me trahir dans mes ressentis. Imperceptiblement, j'ai frotté l'ongle de mon annulaire avec la pulpe de mon pouce de la même main. Un peu stressée, un peu mal à l'aise, prête à fuir le danger qu'il représente pour moi. Et pourtant, ses actes évoquent la paix pour mon cerveau glacé, lui, il le voit bien. Je déglutis. Mais ne dis rien, coupée par son humour qui brise mon malaise. Partir oui, ça vaut mieux. J'ai peur de ce qu'il pourrait se passer entre nous. Je me lève et le devance pour remonter sur le pont. Il faut rentrer. Il a accepté. Mission accomplie. Sans remettre mes chaussures, je me remets derrière la barre et allume le moteur, lève l'ancre. Un virage un peu serré pour reprendre le bon cap et je m'écarte un peu pour le laisser naviguer. « Ramène nous entiers » Et ce léger sourire qui veut tout dire. Surtout merci. Merci de me faire confiance, merci de réaliser ma demande folle, merci d'avoir fait le premier pas pour arrêter la guerre froide. Et je ne voulais pas le dire, mais les mots sortent quand même. « Toi aussi tu m'as manqué Jasp'. »