Alors oui, chaque jour était ponctué de crainte, de surprise et de pur hasard. Est-ce que le facteur déposerait un nouveau visa ou un avis d'expulsion ? Est-ce que le coup frappé à la porte n'était qu'un ami d'Enzo l'invitant au parc ou bien était-ce les forces de l'ordre venu les arracher à tout ce qui leur était familier ? Personne ne le savait et cette frayeur ne se retrouvait que décuplé lors d'une naissance. Aller déclarer un enfant né sur le sol américain, tout en étant étrangers n'étaient pas le plus simple, ni même le plus confortable.
Enzo, rappelle-toi, s'il arrive quelque chose, il faut que tu t'occupes de tes sœurs. Le numéro de Mme Miller est dans la table de nuit de notre chambre. Il faudra que tu l'appelles pour qu'elle vienne s'occuper de vous, d'accord ? Elle est au courant de notre situation, elle fera le nécessaire. Sous la latte du parquet dans ta chambre, tu trouveras tous les documents administratifs dont t'auras besoin, ne cessait de lui répéter son géniteur. Encore jeune, Enzo n'était pas sûr de comprendre la dimension de ses propos, bien que la pression présente sur ses épaules ne semblait que s'alourdir. Sa mère ne manquait jamais d'entrer dans la conversation, lançant un discret : C'est juste une précaution mon chéri, tout va bien. Mais si jamais le pire arrivait, on sait que l'on pourra compter sur toi.
Les fesses au milieu des brindilles et la tête dans les nuages, Enzo observait sa meilleure amie. Celle-ci venait de lui raconter la façon dont Julian, le garçon qu'elle appréciait particulièrement, l'avait embrassé pas moins d'une heure plus tôt. Un sourire s'étira sur les lèvres de l'adolescent et il tenta de se convaincre que la jalousie qui lui remuait les entrailles n'était dû qu'au fait que lui-même n'avait jamais embrassé une fille. N'importe quelle fille. Ce qui incluait
cette
fille. Sa meilleure amie. Si Enzo avait l'impression d'être aussi rouge que son t-shirt, elle ne sembla rien remarquer et poursuivit la discussion avec enthousiasme. Il m'a dit qu'il voulait devenir chanteur, ce qui, soyons honnête, est super sexy ! Il joue de la guitare en plus, c'est incroyable. Apparemment c'est son père qui lui a appris, c'est cool, non ? demanda-t-elle, profitant de l'occasion pour lui donner un léger coup dans l'épaule. Il aurait aimé lui dire que vouloir être chanteur, c'était plus ringard et presque impossible que cool. Il aurait aimé lui dire que lui aussi, il savait jouer de la guitare et même de la batterie ! Mais il se contenta de hausser les épaules, une mine incertaine sur le visage. C'est cool, conclut-il.
Et toi ? reprit-elle et la confusion était visible sur le visage du garçon. Elle précisa donc : Et toi, qu'est-ce que tu veux faire plus tard ? L'idée qu'elle ait compris que parler de son concurrent n'était pas passionnant lui traversa l'esprit, mais il oublia tout aussi vite cette théorie stupide. Elle ne pouvait pas s'en être rendu compte. Elle s'en rendait jamais compte, de toute façon. Enzo fronça les sourcils, en pleine réflexion. Le lycée n'était plus si loin que ça, de même que l'université. Il devrait savoir ce qu'il voulait faire, mais il n'avait guère le temps d'y penser. La situation de ses parents était tellement instable et imprévisible qu'il ne pouvait s'imaginer un futur. A chaque nouvelle année, il s'étonnait d'avoir un toit lui appartenant et habité par sa famille. Il était mentalement prêt à les voir partir un jour et, sans aucun doute, à les suivre par la suite.
Donc, les études supérieurs n'étaient pas vraiment dans son esprit. Il n'avait pas de talents particuliers, si ce n'est pour le football. Mais avoir l'espoir de devenir footballeur professionnel était aussi aussi puéril que rêver d'être chanteur. Je sais pas trop. Quelque chose d'important, certainement. Un métier qui puisse aider mes parents et les rendre fier, tu vois ?
Le pire arriva lorsqu'il ne s'y attendait pas. A la fin d'une journée éprouvante, pourtant égayée par l'arrivée d'un courrier d'Harvard qu'il attendait depuis plusieurs mois. Il savait que ses parents seraient fier et il y avait de quoi ! Leur premier fils allait rejoindre l'une des universités les plus prestigieuses qui soit, c'était pas rien. C'était donc le cœur bondissant et le sourire au lèvre qu'il était rentré ce soir-là. Son père était habituellement dans l'allée devant la maison à cette heure-ci, en train de travailler sur sa voiture mais la journée ayant été particulièrement chaude, Enzo ne s'attarda pas sur son absence. Au contraire. Il ne fit qu'accélérer le pas, entrant plus rapidement qu'il ne l'avait jamais fait auparavant.
Sa joie se dissipa aussitôt.
Le silence l'aspira et bourdonnait dans ses oreilles alors qu'il regardait la pièce avec étonnement. Dire qu'elle était dévastée serait un mensonge, mais certaines choses attrapèrent son attention. La tasse de café encore pleine sur la table, quelques classeurs étalés sur le sol, mais surtout, et c'est ce qui força son cœur à rater un battement : la collection de pièces d'or de son père était dehors. Jamais n'avait-il vu celle-ci sans que son père ne soit à moins d'un mètre.
Il savait ce que tout cela voulait dire. Difficilement, il déglutit et fit ce qu'il avait à faire.
« Oui, maman, tout va bien » « Vraiment ? On s'inquiétait ton père et moi, ça fait presque deux mois qu'on a pas eu de nouvelles... » « Je sais, j'aurais dû appeler plus tôt mais avec les cours de droit, j'ai pas trop le temps. Je vais essayer d'être plus régulier, promis. » « C'est ce que t'as dis la dernière fois... Quand est-ce que tu vas venir nous voir ? Tout le monde t'attend ici. » « Je sais pas... Bientôt, promis... Il faut que je te laisse, je prends mon service dans pas longtemps. » « D'accord, on s'appelle alors ? Je t'aime. » « Moi aussi maman et oui, on s'appelle. »